Il est sans doute
vrai, comme le soutenait l'écrivain antiphysique Jouhandeau, que « beaucoup de suicides ne sont dus qu'à une minute de lucidité ». Mais que
dire de ce long suicide dilué qu'est la vie de l'homme du nihil ? Quand
la minute de lucidité se prolonge, on est paralysé. — Terrible !
Le philosophe Jean-Paul Sartre
était, comme on le sait, un scélérat doublé d'un « mange-merde »
(Gragerfis), mais il a tout de même exprimé une pensée juste : « L'en soi
n'a pas à être sa propre potentialité sur le mode du pas-encore ».
Au commencement était le
verbe acerchier (qui signifie parcourir, fouiller, chercher). Puis
vinrent quelques adjectifs : gloméruleux, exophtalmique, zingibéracé...
Enfin parut le vocable reginglette : les jeux étaient faits, rien
n'allait plus.
On a trente ans, puis quarante, puis
cinquante, etc., et on se transforme insensiblement en « vieux jeton ».
C'est intolérable, il y a de quoi devenir maboul, mais personne ne dit
rien. Tout le monde fait « jore ». Oh, bon Dieu !
Pour agir, il faut une forte dose de
fatuité. Un homme sans prétention — un homme « à la bonne franquette »,
qui ne brigue pas le titre glorieux de « Dasein », un homme dans le genre
de celui dit « du nihil » — n'est bon à rien. Ou plutôt, il n'est bon à presquerien — car il peut toujours ratiociner sur l'haeccéité, la
temporalité du temps, la mortalité de l'être mortel, et cetera, et ça,
ce n'est pas exactement « rien ».
L'homme n'est pas fait
pour vivre longtemps : il est vite corrompu par la « réalité empirique »
et son hideux cortège de « phénomènes ». Le monde n'a besoin que de
jeunesse et de suicidés philosophiques.
Avez-vous
jamais essayé de convaincre une bourrelle de sa vilenie ? Impossible,
direz-vous. Et ça l'est en effet. Ce que l'on peut faire, en revanche,
c'est mettre un terme définitif à la vilenie de ladite bourrelle en
l'amenant à avaler du taupicide. Pour y parvenir, la technique consiste à
lui tirer l'oreille pour l'obliger à desserrer la mâchoire. La
bourrelle ne récrimine guère, c'est tout juste si elle maugrée
vaguement, heureuse de s'en tirer à si bon compte. Son éloquence ravalée
avec le pharmakon, elle n'émet que des borborygmes avant de se taire à
jamais.
D'après Gragerfis
(Journal d'un cénobite mondain), l'homme du nihil, de retour d'un bref
séjour à Bondy (Seine-Saint-Denis), montrait un comportement des plus
bizarres. Il accusait le réel de le « mal regarder », il lui intimait
l'ordre de « baisser les yeux », et quand le réel s'exécutait, il
s'écriait : « Voilà ! »
Jean Giono se trompe : ce n'est pas dans
la « sensualité » qu'il y a « une sorte d'allégresse cosmique » mais dans
l'homicide de soi-même. Dans la sensualité, l'allégresse — si tant est
qu'elle existe — n'est que comique.
« C'est Ouin-Ouin qui va chercher sa femme à la gare de Neuchâtel. ― Et ? ― En cours de route, il change d'avis ; il décide de mettre fin à ses jours et se jette dans le lac. ― Ça alors ! ― Oui. ― Voilà qui rappelle étrangement l'histoire d'Edmond-Henri Crisinel. ― Sauf que ce dernier n'était pas marié. ― Mais il s'est quand même suicidé, va savoir pourquoi. ― Il paraît qu'il avait une vision quasi mystique de l'être. ― Ah. Ça doit être ça. »
Les êtres nobles aiment
rarement la vie, ils lui préfèrent le pachynihil. Ceux qui se contentent
de la vie et se livrent avec délices à de coupables exsufflations sont
toujours des ignobles. Seigneur ! épargnez-nous de ressembler à
l'affreux « monstre bipède » !
La femme, avec son terrible
cortège de duplicité, d'absence d'âme et de sottise satisfaite
d'elle-même, représente non pas la vie — comme le croient certains
esprits simplets américanisés — mais « le néant du monde en proie à sa
grimace ».
Considérez un homme
taraudé incessamment par l'idée du Rien. Pouvez-vous l'imaginer un seul
instant se livrer au canotage ? Non. Bien sûr que non. Pourtant, le
satiriste roumain Emil Cioran, qui passe pour le champion toutes
catégories de la désespérance nihilique, écrit (dans ses Aveux et
anathèmes) : « Étang de Soustons, deux heures de l'après-midi. Je
ramais. » Je RAMAIS ! — Conclusion ?
« Le
réel est un salop et je le crèverai » aurait déclaré le « penseur privé »
Robert Férillet au phénoménologue Edmond Husserl au cours d'une
réception pour les soixante-dix ans de ce dernier. Avant d'ajouter : « Aux chiottes, les phénomènes ! » — D'après Karl Jaspers qui assistait à
la scène, le philosophe en resta « comme deux ronds de frite ».
Pour qui sait lire entre les lignes, tout
ouvrage de littérature peut se résumer en une phrase : « Untel est un
salop et je le crèverai. » Shakespeare, Cervantes, Dostoïevski, Flaubert,
et avec eux tous les écrivains depuis l'Antiquité, n'ont finalement
écrit que cela : « Untel est un salop et je le crèverai. »
Comme si
l'haeccéité, la temporalité du temps, la mortalité de l'être mortel ne
suffisaient pas à son malheur, l'homme du nihil habite encore dans des « territoires » situés dans la « France périphérique » et est un « perdant de
la mondialisation » (comme l'écrivain portugais Fernando Pessoa, for
that matter).
Vauvenargues — qui était,
comme on le sait, un « homme au jugement ferme, lucide et pondéré, non
dénué de finesse » — dit que les bonnes femmes sont complètement
siphonnées. Alors ?
« Croyant ma dernière heure venue,
j'ai fait venir un prêtre et il m'a oint. Mais c'était une fausse
alerte, hélas ! » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Guillaume
le Taciturne avait raison : il n'est pas nécessaire d'espérer pour
entreprendre. Cela est particulièrement vrai de l'entreprise consistant à
ingérer du taupicide. Dans ce genre d'affaire, il serait même plutôt
recommandé d'être désespéré.
Confronté à la vilenie, à
la bassesse, à la méchanceté pharamineuse d'une bourrelle qui l'a trahi
après l'avoir tourmenté jusqu'à le faire tourner en bourrique, l'homme
du nihil ne peut que s'exclamer, comme le rêveur de la fiction de
Jean-Paul (la Nuit du nouvel an) : « Vieille bique ! Va te faire voir
chez Plumeau ! » Et encore (un ajout de son cru) : « Carogne ! »
« En début de soirée, j'ai le choix
entre 1) regarder le journal télévisé ; 2) lire un livre ; 3)
contempler, devant la maison, l'étang tout brillant de la lumière
flavescente du pachynihil et, environné d'arbres aux mille verts des
jeunes feuilles de printemps, caresser pour la millionième fois la
pensée de me détruire. — Je choisis la troisième solution. » (Stylus
Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Quand on lui demande pourquoi il pense
que le réel lui en veut personnellement, l'homme du nihil mentionne
ordinairement « les emballages à ouverture dite facile ». Mais il dispose
de pléthore d'autres preuves !
Quand il pense aux multiples
fois où il a été ridicule, l'homme du nihil aurait envie de rassembler
tous les témoins de ses déconfitures et de les jeter dans le Bosphore,
enfermés dans un sac de cuir plein de vipères, comme on faisait jadis
aux parricides. Mais en formant ce projet, il est encore ridicule !
Pas plus que la
métonymie, la vie n'est à proprement parler une « figure ». Il s'agit
plutôt d'un ensemble de problèmes hétérogènes — Bukowski dirait : « une
suite d'emmerdes ». On a subordonné à la métonymie des tropes
antithétiques comme la synecdoque et l'hypallage. Mais quant à la vie,
impossible d'en extraire le moindre trope : c'est un phénomène trop
absurde pour qu'on puisse en tirer autre chose qu'un sentiment d'intense
dégoût.