lundi 11 juin 2018

Dynamique du « Suisse »


Une autre singularité signifiante s'attache à l'image du « Suisse » : le sens du mouvement. L'excrément, par essence, est une dynamique vivante. Ce refus de l'immobilité, qui le pousse continûment vers l'Ouvert, répond à une « psychologie de l'intensité », comme dirait Bachelard.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Absurde camusien


« "C'est une affaire exceptionnelle au vu des conclusions auxquelles on arrive aujourd'hui : il s'agit d'un double suicide !" C'est par ces mots que Gérard Zaug a entamé la conférence de presse destinée à éclaircir les circonstances entourant la disparition de deux jeunes marins.

Il était environ 19 h 15 quand Anthony Deveaux, 25 ans, et Alexandre Sébert, 27 ans, sont passés par-dessus bord, alors que le Neway, un chalutier hauturier basé à Saint-Quay-Portrieux, était à quelques milles nautiques des Îles Scilly.

Pour étayer son propos, le procureur s'est appuyé sur les témoignages des trois membres d'équipage. Au moment des faits, le patron était à la passerelle. Quant aux deux autres matelots, l'un était aux manettes et l'autre réparait un filet. Selon eux, leurs deux amis se seraient d'abord isolés pendant une vingtaine de minutes, avant de revenir sur le pont à la demande du capitaine qui jugeait qu'il y avait du travail à finir. C'est Anthony Deveaux qui se serait jeté le premier à l'eau, imité, "deux à trois minutes plus tard au maximum", par son ami Alexandre Sébert. L'un à bâbord, l'autre à tribord.

"Il ne s'agit donc ni de deux chutes accidentelles, ni d'un homme qui saute pour sauver son ami tombé à l'eau, a assuré le procureur. C'est un acte volontaire. Ils ont nagé à l'opposé du bateau malgré la bouée qui avait été jetée à la mer."

Les deux marins n'ont laissé aucune lettre expliquant leur geste, mais leur fin tragique ne semble pas avoir surpris leur entourage proche. "Les deux hommes étaient dans des situations assez semblables : ils prisaient la littérature du philosophe Albert Camus et avaient la pénible sensation de vivre isolés dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort, a souligné Gérard Zaug. Ils avaient coutume de dire que ce n'est pas le monde qui est absurde, mais la confrontation de son caractère irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme."


"Tout a été tenté pour les sauver", a expliqué Gérard Zaug, pour qui l'équipage, "au sein duquel régnait une excellente ambiance", n'a absolument rien à se reprocher. Quant à l'hypothèse d'une consommation d'alcool ou de stupéfiants susceptible d'expliquer un passage à l'acte, aucun élément matériel ne permet de l'établir. "Tout vient de cet existentialisme camusien profondément délétère" a conclu le procureur. » (Marine et Pêche, 23 avril 2013)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Un maniaque de la persévérance dans l'être


« Même ceux d'entre nous qui vivent vieux, meurent trop jeunes », aurait déclaré Élie Metchnikoff un jour qu'il se sentait « gonflé à bloc ». Gragerfis, qui assistait à la scène, confie dans son Journal qu'une telle bêtise le laissa sans voix. « Il est heureux, ajoute-t-il, que le grand zoologiste ait mieux étudié le ténia de la grenouille que l'homme ».

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Nilpotence


On sait qu'en mathématiques, une algèbre de Lie, nommée en l'honneur du mathématicien Sophus Lie, est un espace vectoriel qui est muni d'un crochet de Lie, c'est-à-dire d'une loi de composition interne bilinéaire, antisymétrique et qui vérifie la relation de Jacobi. Une algèbre de Lie est un cas particulier d'algèbre sur un corps.

C'est sur la structure des algèbres de Lie que porte le théorème de Engel. Sommairement, il affirme que les deux notions de nilpotence que l'on peut définir pour une algèbre de Lie coïncident.

La nilpotence ! Le pouvoir du Rien ! N'y a-t-il pas là de quoi émouvoir au suprême l'homme du nihil et lui faire embrasser une carrière d'algébriste, quitte plus tard, si les résultats ne sont pas au rendez-vous, à se suspendre par le cou à un crochet de Lie ?


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interprétations divergentes


Certains glossateurs louent d'abord en l'excrément la « clairvoyance », la « perspicacité », la force rare d'une créature qui sait esquiver les pièges du « boyau culier » et négocier avec adresse tous ses méandres (Roger Caillois). Mais d'autres, d'accord certes avec cette admiration, la justifient par des raisons tout opposées, voient dans la défécation la revanche de l'irrationnel, l'affirmation fulgurante des forces obscures, l'explosion volcanique de nappes souterraines, incandescentes (Julien Gracq).

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Patronymes inappropriés


Certaines personnes portent bien mal leur nom. C'est le cas de l'empereur romain Commode (161-192) qui, au dire des historiens Vopisque et Jules Capitolin, ne l'était pas tellement, mais aussi celui d'Ivan Ivanovitch Sakharine, le collectionneur de maquettes du Secret de la Licorne, dont l'apparence, qui évoque celle de Raspoutine — longue barbe noire, cheveux gras plaqués et petits yeux cruels —, est tout sauf sucrée !

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Penser contre soi-même


Accablé par la conscience de son propre néant, l'homme du nihil trouve insupportable de devoir subir par-dessus le marché la tyrannie d'un Moi hâbleur et présomptueux. 

Si l'on excepte les expédients brutaux que sont l'homicide de soi-même et le muscadet, sa seule ressource, pour dompter le « sinistre polichinelle », est de retourner sa pensée contre lui-même.

Hélas ! Quand on s'engage dans cette voie, il est difficile de garder la mesure. Et c'est ainsi qu'entraîné sur la pente de l'ironie envers soi-même, l'homme du nihil va jusqu'à proclamer son affection pour les pigeons, alors qu'il a toujours trouvé ces volucres suprêmement importuns !


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Bipolarité du désespoir


Dans son essai sur Gabriel Marcel et Karl Jaspers, l'« ami de la sagesse » Paul Ricœur distingue deux types de désespoir : d'un côté « un désespoir de l'objectivité pure, qui est un désespoir de spectateur et s'étale sur le plan du problématique » — Ricœur fait sans doute ici allusion au désespoir du spectateur ulcéré de ne rien voir parce qu'une « grosse dondon » obstrue son champ visuel à la manière d'un glaucome ; de l'autre un désespoir de l'existence, « qui procède de la méditation même de l'haeccéité, étreint la mort avec sérieux et s'enfonce dans une métaproblématique du néant ».

Il y a sans doute du vrai là-dedans, mais à l'estime de l'homme du nihil, ce vaillant champion de l'enfoncement dans la « métaproblématique du néant », seule la seconde catégorie mérite le beau nom de désespoir. 


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

dimanche 10 juin 2018

Inexistence de l'espace


Comme Zénon, l'homme du nihil conteste non seulement l'existence du mouvement et celle du temps, mais encore celle de l'espace. À ceux qui soutiennent que l'être se trouve dans l'espace, il demande : Quel être ? Où avez-vous vu de l'être ? — [silence embarrassé] — Et où se trouve cet espace ? — Dans l'espace, lui répond-on. — Et cet espace ? — Dans un autre espace. Récursivité infinie de laquelle il tire logiquement que l'espace en soi n'existe pas. Il en profite pour se recoucher, et gémir.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Décider, créer, habiter puis vivre... ensemble


« Quand plusieurs familles, personnes âgées ou encore jeunes couples se regroupent pour décider de leurs futurs logements au sein desquels ils partageront des espaces communs, cela s'appelle de l'habitat coopératif. Le concept commence à faire florès. Crise oblige, potagers, ateliers, chambres d'amis ou garages deviennent des lieux mutualisés.

C'est à Biarritz, au domaine de Françon, que l'association plaisamment nommée "Conférence permanente d'aménagement et d'urbanisme" va rassembler, ce lundi 25 novembre, des acteurs de cette forme de "solidarité immobilière". Au Pays basque, c'est à Bayonne que la première expérience en la matière verra le jour en 2015. Lors de cette journée baptisée "L'habitat participatif, partageons la conception et le vivre ensemble", un habitant du Séqué, projet réalisé par le COL (Comité Ouvrier du Logement), viendra raconter la phase de préparation et les objectifs de ces logements.

De plus en plus soutenus par les collectivités publiques, les projets d'habitat coopératif germent aujourd'hui dans le paysage français, après l'Allemagne et la Suisse. "Urbanistes, architectes et spécialistes de ce mode de logement participatif viendront témoigner. Ils évoqueront leurs expériences abouties, mais aussi les difficultés rencontrées", explique Jonathan Cazaentre, architecte.

Et ces difficultés existent bel et bien. Ainsi, suivant le médecin Alphonse Dupasquier, l'exposition à un autre Moi que le sien propre peut amener des désordres dans les fonctions digestives. "Sans admettre qu'autrui exerce directement une action fâcheuse sur le tube digestif, affirme le thérapeute, il est certain que sa vue provoque le dégoût, et que partout on a reconnu la nécessité de s'y dérober."

Au delà des inquiétudes que pose ce caractère répulsif du "monstre bipède", le colloque  sera l'occasion de préciser la philosophie et les enjeux de la démarche.

Réponse pragmatique à la crise du logement ? Signe d'une société qui se transforme ? Et si habiter prenait un nouveau sens ? Ou si, au contraire, l'homicide de soi-même était la vraie solution ? » (Sud Ouest, 21 novembre 2013)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

L'heure du châtiment


Dans mon rêve, le Moi était condamné à faire amende honorable devant la principale porte de la ville, où il devait être conduit dans un tombereau, nus pieds, nue tête et en chemise, tenant en ses mains une torche de cire jaune du poids de deux livres, ayant la corde au cou et un écriteau devant et derrière portant ces mots « Empoisonneur du sieur Doppelchor, son hôte et bienfaiteur », puis à être mené en place publique pour y être rompu vif et jeté subito presto dans un bûcher ardent.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Résolution devançante


Les gardiens de la paix du commissariat central de Montpellier qui sont intervenus ce dimanche matin dans une rue du quartier du Millénaire assurent que c'est la première fois de leur carrière qu'ils étaient confrontés à pareille scène macabre : un homme pendu avec sa ceinture de sécurité !

C'est un témoin qui a donné l'alerte aux sapeurs-pompiers du Sdis 34, et ces derniers sont rapidement intervenus avec un médecin, dans une impasse située entre le rond-point de Richter et le Millénaire. À leur arrivée, il ont trouvé le conducteur d'une voiture décédé par pendaison, sa ceinture de sécurité passée autour du cou. Des patrouilles de police-secours et un officier de police judiciaire de permanence à la sûreté départementale de l'Hérault, rapidement sur place, ont cru dans un premier temps que la victime s'était étranglée accidentellement avec la ceinture.

C'est le médecin légiste appelé pour faire un examen sommaire du corps qui a exclu cette hypothèse pour privilégier un geste volontaire. Un suicide qui aurait été confirmé depuis ce matin par les investigations policières.

Le trentenaire paraissait dépressif. Il avait d'ailleurs commencé il y a quelque mois une thèse de doctorat sur La mort à travers l'ouverture du Dasein où il se proposait de mettre en rapport le problème de la mort avec les thèmes qui interviennent dans la deuxième section d'Être et temps : la conscience, la temporalité et l'historialité. Plus précisément, il voulait, selon les enquêteurs, « révéler la multiplicité des liens rapprochant les deux dimensions de l'être du Dasein, afin d'éclairer la possibilité d'une unité du phénomène originaire de la résolution devançante (vorlaufende Entschlossenheit) — quoi que cela puisse vouloir dire ». (e-Métropolitain, 28 janvier 2018)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Avantage qualitatif


Les membres supérieurs de l'homme du nihil, restés libres pour la préhension, diffèrent nettement de ses membres inférieurs, qui lui servent essentiellement à la marche dans le « désert de Gobi de l'existence ». 

Quand il s'agit de se détruire, cette asymétrie lui confère un avantage inappréciable sur l'orang-outan des îles de Sumatra et de Bornéo, le chimpanzé et le gorille de Guinée, et même sur les gibbons dont les différentes espèces vivent sur le continent de l'Inde ou dans les îles qui s'en rapprochent.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Limites du doute systématique


« Le sceptique Timon de Phlius enseignoit que quiconque aspiroit à être heureux, devoit tenir toutes choses pour incertaines et indifférentes ; que les sens et les opinions ne nous apprennent point ce qui est vrai, ni ce qui est faux ; qu'ainsi nous ne devions incliner notre esprit, ni d'un côté ni d'autre ; qu'il ne falloit rien assurer, mais que de quelque chose que l'on parlât, il ne falloit pas plutôt dire qu'elle est, que de dire qu'elle n'est pas : et que quiconque demeureroit dans cette disposition, ne seroit exposé à aucun trouble d'esprit, ni à aucune inquiétude. » (Pierre Daniel Huet, Traité philosophique de la foiblesse de l'esprit humain, Amsterdam, 1723)

Malgré ces promesses pompeuses, le suicidé philosophique préfère s'en remettre à son colt Frontier. Une arme dogmatique, certes, mais qui, selon son fabricant, élimine trouble d'esprit et inquiétude plus sûrement que le pyrrhonisme.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Pis-aller


Il existe un type de constipé auquel convient assez le nom d'« utopiste déconfit » : celui qui, rejeté de la défécation par la trop grande idée qu'il s'en fait et par ses échecs répétés, se réfugie dans ce qu'on pourrait appeler « la coquille du récit court et du feuilleton », autrement dit les « crottes de lapin », sans toutefois jamais s'en satisfaire pleinement. 

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Le fils de Satan (Charles Bukowski)


J'avais onze ans et mes deux copains, Hass et Morgan, tous les deux douze, et c'était l'été, pas d'école, et on était assis dans l'herbe au soleil derrière le garage de mon père en train de fumer des cigarettes.
Merde, dis-je.
J'étais assis sous un arbre. Morgan et Hass étaient assis par terre, adossés au garage.
— Qu'est-ce qui y a ? demanda Morgan.
— Faut qu'on coince ce salaud. C'est la honte du quartier.
— Qui ? demanda Hass.
— Simpson.
— Ouais, fit Hass. Trop de taches de rousseur. Il m'agace.
— C'est pas ça, dis-je.
— Ah, bon ? fit Morgan.
— Ouais. Ce salaud raconte partout que l'expérience ne nous livre que ce qui est relatif à nos facultés de connaître et ne nous permet pas d'accéder à la réalité en soi, de percer les secrets de l'être. C'est un foutu mensonge.
— Sûr, dit Hass.
— C'est un putain de menteur, dis-je.
— Y a pas de place pour les menteurs ici, dit Hass en soufflant un rond de fumée.
— Je supporte pas d'entendre ces conneries de la part d'un mec qu'a des taches de rousseur, dit Morgan.
— Alors on devrait peut-être le coincer, suggérai-je.
— Allons-y, dit Morgan.
On a pris l'allée de chez Simpson. Il jouait à la balle contre la porte du garage.
Sans prévenir, je lui ai expédié une droite dans l'estomac. Il s'est plié en deux en se tenant le ventre.
— Laisse tomber Kant et lis plutôt Bergson, ça vaudra mieux pour ta santé, j'ai dit.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Piano à queue


Dans Le Trésor de Rackham le Rouge, sur le pont du navire qui emporte Tintin et ses compagnons vers l'endroit où ils espèrent trouver l'épave et le trésor, Tournesol pointe son index osseux d'herméneute vers un point situé à quelque distance et demande au capitaine Haddock : « Dites, capitaine, est-ce un poisson, cet animal qui vient de sauter hors de l'eau, là-bas ? » Et le capitaine de répondre : « Non, c'est un piano à queue !... »

Comment interpréter cette réponse ? Haddock raille-t-il la sententia vocum, la doctrine des mots, qui veut que les genres et les espèces soient, comme le représente Anselme dans son œuvre De Incarnatione Verbi, des flatus vocis (des émissions de voix), et non des choses (car les choses sont des individus réels) ? Nous ne pouvons ici que poser la question.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

samedi 9 juin 2018

Approches du deuil


L'événement que les savants appellent la « mort du père » peut affecter un individu de bien des façons différentes. Arthur Schnitzler achète une bicyclette et commence une série de randonnées vélocipédiques en Autriche, en Allemagne, en Suisse et en Italie du Nord. Albert Caraco, lui, se pend subito presto, laissant derrière lui « une œuvre volumineuse et radicale, souvent jugée nihiliste et pessimiste » (Gragerfis). 

Ces réactions variées confirment l'intuition décisive de l'homme du nihil, à savoir que la psychologie de l'étant existant — le fameux Dasein des existentialistes — est un terrain mou, marécageux et plein de roseaux, où il est très difficile de se retrouver.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Contraction


En analyse, une application contractante, ou contraction, est une application qui « rapproche les images » ou, plus précisément, une application k-lipschitzienne avec k < 1.

En général, l'homme du nihil ne désire pas que l'on rapproche de lui les images de la réalité empirique, surtout celles du monstre bipède — le fameux « autrui » du philosophe Levinas —, mais ces applications contractantes s'avèrent utiles au suicidé philosophique un peu « miraud », qui craint de se tromper de flacon et d'ingérer, disons, de l'acide vitriolique au lieu de taupicide. 


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Controverse de Davos


En 1929, Heidegger qui s'est rendu à Davos sur les traces de madame Chauchat, l'envoûtante héroïne de Thomas Mann, y rencontre inopinément le philosophe néo-kantien Ernst Cassirer. Après des salutations courtoises, le ton ne tarde pas à monter entre les deux hommes : c'est la fameuse « controverse de Davos ». 

Heidegger, à la recherche de nouveaux débouchés pour sa « créature infernale 
»1, veut fonder une « analytique existentielle du Dasein » et procède entre autres à une relecture radicale de Kant — en s'appuyant en particulier sur la première édition de la Critique de la Raison Pure où il voit une affirmation de la finitude de l'homme. Dans la fameuse « controverse », il prend pour cible l'interprétation néo-kantienne promue par Paul Natorp, Hermann Cohen et tutti quanti en l'accusant d'oublier la question ontologique.

Cassirer, estomaqué, fait appel en urgence à la tradition kantienne pour expliquer comment le sujet construit ses représentations, et comment ces représentations peuvent être déclarées valides. Il affirme la possibilité de vérités objectives, nécessaires et éternelles, par lesquelles le sujet rationnel échappe à la finitude. Ces vérités, prétend-il, sont accessibles à travers l'expérience morale ou la recherche mathématique.

Heidegger ne peut utiliser son bélier suspendu pour ébranler les concepts de son adversaire, car il l'a laissé à Fribourg. Finalement, les deux adversaires se réconcilient autour d'une bonne choucroute agrémentée d'un concert de glockenspiel à la taverne Hansel und Gretel. À la fin du repas, Cassirer, un peu « pompette », veut rendre compte des productions de la raison en intégrant « les avancées scientifiques les plus modernes de la physique nucléaire, de la linguistique, de l'analyse des mythes, etc ». Mais Heidegger lui rétorque : « Qu'y a-t-il de commun entre ces différentes activités ? Comment rendre compte de l'histoire de l'esprit humain ? Quelle définition de l'homme peut-on en tirer ? Aucune ! Peau de balle ! Nix ! »

Malgré leur désaccord, Cassirer et Heidegger entretiendront des relations cordiales jusqu'à la loi d'avril 1933 qui démet les professeurs non aryens de leur charge, et l'émigration de Cassirer en Suède.


1. C'est ainsi que le philosophe Heinrich Rickert appelle le Dasein, dans son opus Die Logik des Prädikats und das Problem der Ontologie.

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Définition


Le suicide, ou l'art de rendre possible ce qui est nécessaire.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Palingénésie


« L'âme humaine, selon de certains cycles de temps, passe dans des animaux, de celui-ci en celui-là ; tantôt elle devient un cheval, tantôt un mouton, tantôt un oiseau terrible à voir... ou bien elle rampe sur la terre divine, rejeton des froids serpents. » (Orphée, fragment 224 édi. Kern, tiré de Proclus, Commentaire de La République de Platon)

Répéter l'épouvantable comédie de l'haeccéité sous la forme d'un « oiseau terrible à voir » ou d'un « froid serpent » ? Non merci, dit l'homme du nihil. Aux doubles-vécés, la palingénésie ! Avec le Rien, au moins, on est tranquille : ni retour, ni consigne.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Intentionnalité anticipatrice


« Les faits sont tristement banals. Comme toujours dans un couple, les petits détails domestiques mettent le feu aux poudres. Le 15 novembre 2004 au soir, la dispute éclate pour un four à micro-ondes et une cafetière. Karine Hoffmann, 28 ans, vient de rentrer du travail et d'un rendez-vous chez le gynécologue. Elle a été "engrossée", supposément par Marc Caubisens, et tous les deux ont décidé qu'elle avortera. L'accusé décrit "une ambiance à couper au couteau".

Ensemble depuis dix ans, parents d'une fillette de neuf ans, l'homme et la femme se renvoient griefs et amabilités. Elle lui avoue avoir "rencontré quelqu'un", un garagiste de La Bourboule engoué de l'œuvre d'Edmond Husserl.

"Je me doutais de quelque chose. Il y avait anguille sous roche dans son comportement. Elle prônait soudain le « retour aux choses mêmes » et faisait des allusions à une mystérieuse « intentionnalité anticipatrice ». Tout ça était très louche."

L'énervement progressif, l'alcool, un petit coup de tête "humiliant" de Karine Hoffmann. "Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'ai l'impression que ce n'est pas moi qui ai piloté." Marc Caubisens parle d'un trait, avec un calme impressionnant. Il poursuit : "Mes mains se sont serrées autour de son cou. J'ai entendu le craquement. J'ai senti son poids dans mes bras. J'ai cru qu'elle faisait une blague, j'ai eu du mal à réaliser. J'étais en panique totale."

La cour entend ce matin légiste et experts. Quant au garagiste puydômois féru de phénoménologie, il est demeuré introuvable jusqu'à ce jour. N'a-t-il jamais existé que dans l'imagination de la fille Hoffmann ? S'est-il fondu dans la luxuriante "réalité empirique" qu'il se plaisait tant à disséquer ? Nous ne pouvons ici que poser la question. » (Le Dauphiné, 2 décembre 2009)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Boîte noire


Le « boyau culier » est la fameuse boîte noire des cybernéticiens : un élément relié à d'autres, dont on ne se soucie pas de savoir ce qu'il contient, mais dont on déduit la fonction apparente à partir de l'étude de ses entrées et de ses sorties.

(Raymond Doppelchor, La Suave idée du Rien)

La saison de l'homme sage


Voici l'automne ; adieu les oronges. La corneille, cette sibylle des bois, fait entendre son cri sinistre sur la cime de l'ormeau, et annonce le prochain retour de l'hiver. Pour le suicidé philosophique, il est temps de « quitter la Faucille et de redescendre à Mijoux, pour arriver à Saint-Claude par Septmoncel », autrement dit de tirer sa révérence. 

C'est sans faiblesse et sans inquiétude qu'il attend que le souffle de la mort exhalé de son colt Frontier le renverse et le réduise en poussière ; lecteur assidu des romans de Georges Perec, il a appris à mourir.


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

vendredi 8 juin 2018

Mœurs du philosophe


« Quoique leur naturel soit essentiellement misanthrope, les philosophes sont cependant susceptibles d'être apprivoisés. Lorsqu'on les prend jeunes, on peut adoucir leur caractère, mais jamais au point de faire que la soif du sang ne s'éveille en eux lorsqu'on leur présente un phénomène. Leur vivacité est très grande : ils courent, sautent, furètent partout, s'introduisent dans les plus petits trous de la "réalité empirique". 

Leur marche est silencieuse et leur position ordinaire consiste à relever leur dos en arc. Ils n'attendent pas leur proie, mais au contraire ils mettent la plus grande activité à la chercher ; la destruction qu'ils font des beautés de la nature et de celles de l'esprit humain est très grande. 

On trouve des philosophes dans tous les pays froids ou tempérés de l'Europe, de l'Amérique et de l'Asie. L'Afrique et la Nouvelle-Hollande sont les seules contrées qui n'en aient point encore fourni. » (Dictionnaire pittoresque d'histoire naturelle et des phénomènes de la nature, Tome cinquième, Paris, 1837)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Chemin sans issue (Georges Simenon)


Ce n'est qu'après coup, bien sûr, que les heures prenaient leur importance. Cette heure-là, sur le moment, avait la couleur du ciel, un ciel gris partout, en bas, où couraient des nuages poussés par le vent d'est, en haut où l'on devinait des réserves de pluie pour des jours et des jours encore.
On n'avait même plus le courage de geindre et de remarquer que c'était le dimanche avant Pâques. À quoi bon ? Il y avait des mois que cela durait ! Des mois que les journaux parlaient d'inondations, de glissements de terrains et d'éboulements !
Mieux valait hausser les épaules et se taire, comme Pastore, l'adjoint, qui, campé devant la poste, les mains dans les poches, le dos rond, regardait droit devant lui.
Il n'était que dix heures du matin. À cette heure-là, l'adjoint au maire n'était pas habillé. Il venait en voisin, un vieux complet passé sur sa chemise de nuit, les pieds nus dans des pantoufles de chevreau jaune.
Lili, au comptoir, lavait les verres qu'elle rangeait sur l'étagère. Tony, le pêcheur, à demi couché sur la banquette de faux cuir, suivait ses gestes du regard sans seulement s'en rendre compte.
À chaque rafale, l'enseigne de zinc découpé se balançait en grinçant et l'eau délavait la bouillabaisse qui y était peinte en couleurs vives, soulignée des mots : Chez Polyte.
Et naturellement, Polyte rageait ! Il n'était pas habillé non plus, ni débarbouillé. Avec des gestes violents, il rechargeait le gros poêle qui aurait dû être éteint depuis deux mois. Puis il gagnait la cuisine
on descendait une marche et il y remuait des seaux et des casseroles.
— Ce n'est pas aujourd'hui qu'on bénit le buis ? demanda l'adjoint au moment où les cloches sonnaient à l'église de Golfe-Juan.
— Non, répondit Polyte. Aujourd'hui, on cherche à établir si Hegel a raison quand il prétend que l'être n'est pas le contraire du néant, que l'être passe dans le néant, le néant dans l'être, et que le devenir en est le résultat.
— Ah, c'est vrai, fit l'adjoint. J'avais oublié.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Théorème de Wedderburn


Le théorème de Wedderburn, dans son laconisme véridique, affirme que tout corps fini est commutatif, donc muni de deux opérations binaires rendant possibles, entre autres, les soustractions.

Comme, à son grand désespoir, le corps de l'homme du nihil est fini, rien ne l'empêche donc de se soustraire à lui-même, en utilisant par exemple un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Atroce réalité


L'alerte a été donnée dimanche vers 18 h 30. Sur l'aire de repos Les Pavillons, à 5 km au sud de Perpignan, un homme gisait inanimé dans sa voiture.

À leur arrivée, les pompiers, épaulés par une équipe du Samu, ont tenté de réanimer le malheureux. En vain. Selon les premiers éléments, il aurait mis fin à ses jours en se tirant une balle dans le cœur.

Âgé de 73 ans et domicilié à Amélie-les-Bains, il aurait, selon les enquêteurs,
« senti au plus profond de lui que la réalité n'est pas verbale, qu'elle peut être incommunicable et atroce, et il s'en serait allé, taciturne et seul, chercher la mort, dans le crépuscule d'une aire d'autoroute ». (L'Indépendant, 27 novembre 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)