« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
dimanche 27 mai 2018
Contre le suicide
L'hypothétique de cette existence tempère ma hâte d'y mettre fin.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Plus jamais mal aux dents
Quand il s'agit d'un remède contre les maladies, on ne saurait être trop défiant, surtout quand le remède est inusité, extraordinaire, ou peu en accord avec les principes admis. Mais de ce qu'il est inusité et extraordinaire, il ne s'ensuit pas qu'on doive le rejeter !
Or, si l'expérience démontre qu'en certains cas, des maladies graves telles que l'haeccéité ont cédé à la puissance du revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe, cela prouve que cet instrument est utile. — Ou bien ?
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Zouaverie philosophique
Lorsque le professeur Tournesol, courroucé au delà de toute expression, entraîne le capitaine Haddock à travers le centre spatial de Sbrodj et, lui désignant un groupe de philosophes occupés à extruder des concepts, s'exclame : « Et ces gens-là, ils font aussi les zouaves, sans doute ? », il ne croit pas si bien dire. Car ces « amis de la sagesse », comme tous ceux qui les ont précédés, s'escriment en vain à disséquer la réalité empirique : tout ce qu'ils parviennent à produire, c'est de la « catalepsie conceptuelle ». Autrement dit, sous couvert d'idéalisme, de nominalisme ou d'empirisme logique, ils « font les zouaves ».
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Souvenir de vacances avec le Moi
Je me souviens d'un long moment où je restai seul avec mon désastreux camarade, une certaine année, au bout du verger, face au flanc abrupt du Salève, dans l'entourage du Chaffardon. J'entends encore l'entrechoc des boules sur le rectangle de gazon qui s'étendait devant la maison, les rires, le timbre des voix.
Déjà, in petto, ma pensée était de le détruire.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
samedi 26 mai 2018
Passagers (Tobias Wolff)
Glen quitta Depoe Bay quelques heures avant le lever du soleil pour échapper aux embouteillages et il se trouva noyé dans un épais brouillard ; il devait se pencher et faire marcher les essuie-glaces pour distinguer la route. Bientôt, l'effort constant et le rythme hypnotique des essuie-glaces le plongèrent dans l'hébétude, et il sortit vers une station-service pour s'asperger la figure et se payer un café.
Il complétait son plein d'essence en écoutant le grondement des vagues sur la plage de l'autre côté de la route quand une fille sortit de la station et commença à nettoyer son pare-brise. Elle avait des mèches décolorées et portait des bottes montantes à talons hauts par-dessus son blue-jean.
Quand elle eut fini, il lui tendit sa carte de crédit, mais la fille rit et lui dit qu'elle ne travaillait pas là.
— « En fait, dit-elle, j'étais en train de me demander vers où tu allais.
— Vers le nord, dit Glen. Seattle.
— Quelle coïncidence ! fit-elle C'est là que je vais, moi aussi.
— Il n'y a pas plus de coïncidence que de beurre au prose, dit Glen. Tout est coïncidence et tout est nécessaire. Aucune explication ne dissipe le sentiment de hasard qui suit, comme son écho, l'intuition que le monde est à la fois étrange et explicable, injustifiable et impérieux, nécessaire, mais sans pourquoi. L'énigmatique absence de mystère est une invitation permanente à nous livrer en aveugles au hasard qui nous entraîne, comme on accorde à la vie le bénéfice du doute. "Le caractère général du monde, écrit Nietzsche, est de toute éternité chaos, non pas au sens de l'absence de nécessité, mais au contraire au sens de l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beauté, de sagesse, et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu'on leur donne..."
— Mon vieux, tu m'as l'air d'un drôle de zigue ! On croirait entendre cette cloche de Raphaël Enthoven. Je crois que je vais plutôt aller à pied. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Espérance marcellienne
« Plonger en pleine nuit dans la Manche, tout habillé et équipé d'un gilet pare-balles, pour sauver un homme à la dérive : c'est ce qu'a vécu un gendarme normand lundi soir, tard, sur une plage de Pirou (Manche).
Il est presque minuit, ce soir-là, lorsque Stéphane Durieux et David Lepreux patrouillent sur la côte. Les sapeurs-pompiers leur signalent un homme à la mer, "désespéré, agressif et alcoolisé, voulant mettre fin à ses jours". Quand ils arrivent sur place, les forces de l'ordre découvrent les pompiers en train de scruter la mer avec des lampes de poche. Les sauveteurs en mer ne sont toujours pas là.
"Quand les sapeurs-pompiers m'ont dit qu'ils avaient la sensation que plus ils criaient, plus l'homme s'éloignait, je n'ai pas réfléchi", a raconté le héros d'une nuit, Stéphane Durieux, 51 ans. Il se débarrasse de son arme, de son ceinturon et de son téléphone portable et se jette à l'eau, malgré ses lourdes chaussures et son gilet pare-balles. "Ça s'est fait comme ça, à l'instinct. Je me suis dit qu'il fallait que j'y aille, je ne pouvais pas laisser un homme se noyer sous mes yeux."
Un instinct qui aura permis de sauver une vie. À environ cent mètres du bord, le gendarme attrape le désespéré bien décidé à en finir et parvient à le ramener sur la terre ferme. "Je lui ai dit mon prénom, j'ai tenté de le rassurer, de lui parler, je lui ai rappelé que l'espérance, chez Gabriel Marcel, se présente comme l'expérience d'un avenir qui n'a pas été encore vécu et qui se donne comme inobjectivable", confie-t-il.
Le jeune homme, âgé de 27 ans, sera pris en charge par les pompiers et transporté à l'hôpital de Coutances.
"Je suis fier de ce que j'ai fait, glisse Stéphane Durieux. J'espère que, comme Gabriel Marcel, l'homme que j'ai sauvé sera désormais habité par une assurance invincible : fondée sur l'amour, l'espérance doit triompher du désespoir". » (Le Parisien, 9 août 2017)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Silure phénoménal
À l'automne 1916, à sa grande joie, Heidegger devient l'assistant personnel de Husserl, qui vient d'être recruté à l'Université de Fribourg et dont il partage les réflexions et les recherches sur la phénoménologie.
Les deux hommes s'entendent bien et partent souvent à la pêche aux phénomènes sur le lac de Constance, dans un puissant canot à moteur que Husserl s'est acheté avec les droits d'auteur de sa Philosophie de l'arithmétique. Un jour, Heidegger attrape un silure de près de soixante kilos, ce qui lui vaut l'honneur de passer dans le journal.
Cependant, il se détache rapidement de l'enseignement de son maître, dont les Recherches logiques lui paraissent de plus en plus scabreuses. Progressivement, il reprochera à Husserl son tournant vers une philosophie de la subjectivité transcendantale et plus encore son cartésianisme.
Au dire de Hans Cornelius, dans les controverses philosophiques qui opposaient de plus en plus fréquemment les deux hommes, « Husserl privilégiait les armes du logos, tandis que Heidegger se servait d'un bélier suspendu, composé d'une forte poutre, armée à son extrémité d'une masse de fer : en donnant à cette poutre un mouvement oscillatoire dans un plan horizontal, il parvenait à produire des chocs violents qui ébranlaient les concepts de son adversaire ».
Mais peut-on croire un original tel que ce Cornelius, qui prétendait que « les hommes ont perdu la faculté de reconnaître le divin en eux-mêmes et dans les choses », que « leur vie s'écoule de façon insensée », et que « leur culture commune est creuse et va s'effondrer car elle ne mérite rien d'autre » ?
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Conseil au philosophe
« Épluchez votre cervelle, c'est-à-dire ôtez le sang caillé, la petite peau et les fibres qui renferment la cervelle ; vous la mettrez dégorger dans de l'eau tiède pendant deux heures, pour bien en éliminer toute trace de concept, après vous la ferez cuire entre des bardes de lard, deux feuilles de laurier, des tranches d'oignons, des carottes, un bouquet de persil et ciboule, un verre de vin blanc et du bouillon ; après qu'elle a mijoté une demi-heure au feu, égouttez-la; mettez du beurre noir dessous, et du persil frit dans le milieu. — Vous êtes prêt à aller dans le monde. » (A. Viard, Le cuisinier impérial ou L'art de faire la cuisine et la pâtisserie pour toutes les fortunes, Barba, Paris, 1808)
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Sortie de l'être
L'antipathie que nourrissait Levinas à l'endroit de Heidegger ne venait pas, comme l'a prétendu Gabriel Marcel, de ce que le métaphysisien wurtembourgeois « sentait fort du Dasein », mais tenait plutôt au fait que l'ontologie heideggerienne constituait, selon Levinas, une négation de la subjectivité humaine, à laquelle le « métaphysicien d'autrui » était quant à lui viscéralement attaché.
Pour se démarquer de Heidegger, Levinas résolut donc de donner comme fil conducteur à sa pensée la « sortie de l'être », mais cela tourna vite au fiasco. Ainsi, quand Levinas, pour convaincre l'homme du nihil que la vie humaine ne se résume pas à un tragique « aller vers la mort », prétendit que « nous vivons de bonne soupe, d'air, de lumière, de spectacles » et que « les choses dont nous vivons ne sont pas des outils, ni même des ustensiles au sens heideggerien du terme » mais que « ce sont toujours, dans une certaine mesure, objets de jouissance, s'offrant au goût, déjà ornées, embellies », il ne s'attira en retour que des sourires narquois.
Le concept de « sortie de l'être » n'est certes pas pour déplaire à l'homme du nihil, mais comparer la vie à une « bonne soupe », non, tout de même !
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Théorème d'élimination des coupures
Le théorème d'élimination des coupures (ou Hauptsatz de Gentzen) a été prouvé par Gerhard Gentzen en 1934 dans son article « Investigations in Logical Deduction » pour les systèmes formalisant les logiques intuitionniste et classique. Il dit que si l'on peut prouver une déclaration dans le calcul des séquents en faisant usage de la règle de coupure, alors cette déclaration possède aussi une preuve sans coupure.
Ce théorème fut toutefois impuissant à sauver le peintre Mark Rothko — qui l'ignorait sans doute. Devenu hypochondriaque, et n'en pouvant plus d'être classé parmi les représentants de l'expressionnisme abstrait américain, catégorisation qu'il jugeait « aliénante », Rothko se suicide début 1970 à New York.
Le 25 février, son assistant trouve le peintre dans sa cuisine, allongé, mort, couvert de sang, devant l'évier. Il s'était tailladé les bras au-dessus de l'articulation des coudes avec un rasoir !
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Grands moyens
Un homme de 51 ans s'est donné la mort de manière particulièrement atroce, hier lundi.
Le drame s'est produit dans le Loir-et-Cher, à Lamotte-Beuvron, sur le chemin de Maisonfort situé au bord de l'ancien canal de la Sauldre. Il était environ 9 h 30 du matin.
Francis D., selon la lettre qu'il a laissée, ne supportait plus sa condition d'« être-vers-la-mort », ce mode d'être mis en évidence par l'illustre ontologue Heidegger dans l'analytique existentiale d'Être et Temps, qui implique un « pouvoir-mourir » vécu par le Dasein comme une attente craintive de son anéantissement.
Francis D. semble avoir préparé froidement et méticuleusement son suicide, ne laissant rien au hasard pour en assurer la réussite.
Selon l'enquête des policiers, il s'est passé autour du cou une chaîne dont il avait préalablement attaché une extrémité à un poteau situé sur le trottoir. Le désespéré est ensuite monté dans sa voiture, une Honda, avant de démarrer brutalement. Sous le choc, son cou n'a pas résisté et la décollation a été immédiate.
Les policiers, prévenus par des riverains qui trouvaient suspect le manège de l'homme, sont arrivés sur les lieux trop tard et n'ont pas pu l'empêcher de commettre son geste fatal. (La Nouvelle République, 2 septembre 2014)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
vendredi 25 mai 2018
Pessimisme encore
« Les affects particulièrement déplaisants, qui font de qui les éprouve un pessimiste, ne se font sentir d'ordinaire que dans les états morbides : la maladie, le réveil qui suit un cauchemar, la constipation, etc. ; cela dit, il y a pas mal de gens dont toute la vie n'est rien autre chose qu'un état morbide. » (Ladislav Klima, Le monde comme conscience et comme rien)
Oh ! Oh ! Comme tu y vas, mon ami !
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Un éphémère partage pour créer du lien
« Née de l'imagination de la plasticienne française Joëlle Gonthier, la "Grande lessive" a lancé ses fils entre les arbres qui longent l'entrée de l'école maternelle Jean-de-La-Fontaine.
Cordes à linge et pinces : tout était prêt pour accueillir les peintures, les dessins, les collages et les montages réalisés par les tout-petits de l'établissement dirigé par Christine Bouznif.
Créée en 2006, cette installation artistique éphémère s'est déployée dans 106 pays sur cinq continents en réponse à l'invitation de tous ceux qui décidaient de la faire exister pour exprimer le désir de vivre, d'agir, d'apprendre, de partager le plaisir pris à construire le "vivre ensemble". Les personnes "nihiliques" sont priées de s'abstenir, pas de "pisse-vinaigre" ici, que diable !
Sur le thème "Ma vie vue d'ici", les écoliers se sont mis au travail, soutenus par leurs institutrices, les assistantes maternelles et des parents ravis de participer et d'oublier pour un instant le tragique et l'inquiétude de la vie facticielle.
À l'exception des personnes "nihiliques" déjà mentionnées, dont la négativité aurait pu gâcher l'événement, il y avait de la place pour tous dans cette pratique artistique où chacun, discernant des priorités et des espaces différents, a illustré son regard. L'occasion de montrer que le fait d'agir ensemble avec des objectifs communs permet de réaliser une œuvre partagée.
Un matin, les bambins ont repris leurs œuvres pour soigneusement les plastifier. Pas question d'exposer sans protection un travail pour lequel ils ont tant donné, sacré nom d'une pipe ! Et pas question non plus de reporter l'exposition programmée pour tous autour de la terre !
Au diable les giboulées ! Ils se sont appliqués à suspendre leurs dessins qui, ensemble, imposent la force du collectif et s'offrent à tous ceux qui déambuleront près de leur école. Selon Christine Bouznif, le thème de l'année prochaine devrait être "le suicide philosophique depuis le règne de Philippe le Bel". Encore de jolis dessins en perspective ! » (La Montagne, 30 mars 2017)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
Auto-analyse
Le suicidé philosophique envisage froidement sa déchéance (car il se tient, comme le poëte Baudelaire, pour un déshérité de la vie, un paria) et quand il en examine les causes, il le fait avec une intuition remarquable : ce qui fait de lui un paria, dit-il, c'est l'idée du Rien qui habite en permanence sa pachyméninge.
Sa tendance continuelle à voir en toute chose le Rien sous-jacent met un obstacle à son travail, à ses devoirs, et l'empêche même de concevoir aucune pensée autre que celle de se détruire.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Les sœurs Lacroix (Georges Simenon)
— ... pleine de grâce, le Seigneur est avec vous... pleine de grâce, le Seigneur est avec vous...
Les mots n'avaient plus de sens, n'étaient plus des mots. Est-ce que Geneviève remuait les lèvres ? Est-ce que sa voix allait rejoindre le sourd murmure qui s'élevait des coins les plus obscurs de l'église ?
Des syllabes semblaient revenir plus souvent que les autres, lourdes de signification cachée.
— pleine de grâce... pleine de grâce...
Puis la fin triste des ave :
— ... pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort, ainsi soit-il.
Quand elle était petite et qu'on disait le chapelet à voix haute, ces mots, qui renaissaient sans cesse, ne tardaient pas à l'envoûter et il lui arrivait d'éclater en sanglots.
— ... maintenant et à l'heure... à l'heure...
Alors elle s'écriait en regardant la Vierge à travers ses larmes :
— Faites que je meure la première !... Ou que nous mourions tous ensemble, mère, père et Jacques...
Quelque part dans l'obscurité, pas loin, du côté de la statue de saint Antoine, résonnait une voix grave comme un bourdon. C'était celle de Maritain qui expliquait que toute forme universelle et nécessaire d'être, même comprise de façon très obscure, constitue une matière à laquelle l'esprit peut appliquer les principes de la pensée scientifique, c'est-à-dire des procédés explicatifs et causaux. Mais il prenait aussitôt soin de préciser que les idées et les principes causaux, lorsqu'ils sont appliqués dans les sciences empiriologiques, doivent être reconsidérés et remaniés. Le concept de cause efficiente, par exemple, est à l'origine un concept ontologique, c'est-à-dire un concept défini par référence à l'être : dans cet état originel il n'est pas directement applicable en dehors de l'ordre ontologique. Quand nous descendons au niveau empiriologique, l'être n'apparaît pas comme le centre lumineux dans la chose considérée mais seulement comme un principe caché d'ordre qui garantit la stabilité des phénomènes.
Geneviève tressaillit, jeta un regard autour d'elle et murmura, toute sa volonté tendue, comme si ç'eût été une question de volonté :
— Sainte Vierge jolie... Il faut que vous fassiez quelque chose pour que cela change à la maison... Il faut que tante Poldine et maman appliquent les principes de la pensée scientifique, comme l'a suggéré Maritain, et cessent de détester papa et de se détester entre elles... Il faut que mon frère Jacques et papa arrivent à s'entendre... Sainte Vierge jolie et douce, il faut que chacun, chez nous, cesse de se haïr...
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Énigme résolue
Après des recherches méticuleuses, M. Topinard a pu établir que le conscient intérieur de l'homme du nihil est bien ce « lugubre monument des plus noires horreurs » dont parle le poëte.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
La connaissance dangereuse
Dans son Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Kierkegaard non seulement développe une critique féroce de la philosophie hégélienne — il montre notamment, contre la spéculation abstraite, qu'il ne peut y avoir de système de l'existence — mais il énonce formellement que sa belle-sœur lui avait offert des aliments dont il ne voulut pas manger, et qui, donnés à un chien, l'empoisonnèrent ; que son neveu s'était prêté à ce projet ; que MM. Noé, juge de paix, Labrunie, pharmacien, et Bernard, ex-notaire, avaient plusieurs fois tenté de le détruire, en lui administrant des médicaments dangereux !
Pourquoi voulait-on le réduire au silence ? En savait-il trop long sur l'être et par là mettait-il en péril de puissants intérêts ?
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
jeudi 24 mai 2018
Finitude existentielle
« En février 2004, Christophe Sediri, 25 ans, achète une poêle à frire — en fonte — pour se débarrasser de sa belle-mère. Le jeune homme n'a pas digéré le mariage récent de son père avec Samira, une Tunisienne de 38 ans à qui il reproche de ne pas assimiler la notion de "finitude" chez Heidegger. Il a beau lui répéter que ce concept naît du constat de la "nihilité" du vivant humain, et se déploie dans toute l'analytique du Dasein à travers les thèmes fondamentaux de l'angoisse, de la déchéance et de la mort avec "l'être-vers-la-mort", ça "n'imprime pas".
Il a donc décidé de l'occire à l'aide de l'ustensile de cuisine, dont le principal avantage, selon lui, est de "faire gicler moins de sang qu'un marteau". Le 17 février, il se rend au domicile de Samira à Garons, près de Nîmes, se rue sur elle et lui assène dix coups de poêle. Puis il emballe le corps dans des sacs en plastique et l'entortille avec du fil de fer avant de le jeter, lesté d'un parpaing, dans le canal du Rhône à Sète.
Seulement voilà : le parpaing n'est pas assez lourd, le cadavre ne coule pas et il est découvert le lendemain matin par un passant. Il ne faut que quelques heures aux enquêteurs pour identifier le criminel.
Durant son procès devant les assises du Gard en 2006, l'accusé refuse de répondre aux questions. Son avocat, Me Philippe Expert, argue du fait que la finitude est, selon Heidegger, absolument radicale et interdit à jamais au Dasein d'être transparent à lui-même. Sans grand succès. Christophe Sediri a été condamné à quinze ans de réclusion. » (L'Express, 5 juillet 2007)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Un gymnosophiste en manchettes
Quel étrange personnage que le majordome Nestor ! Est-il un antiphysique refoulé ? Un adepte de la macération qui se complaît dans un état humiliant ? Est-il atteint de démence précoce ?
Selon les psychiatres, le principal symptôme de la démence précoce est le désintérêt. Or Nestor semble justement n'avoir aucune préoccupation d'avenir individuel ou social, il paraît complètement indifférent à sa situation. Les études l'ennuient, les jeux, le sport ne le passionnent pas, la nature à ses yeux est terne et grise, et il accueille les grands événements avec froideur, comme s'ils appartenaient à l'histoire ancienne. Quand son service le contraint à adresser la parole au capitaine Haddock ou à Tintin, on a l'impression qu'il se dit : « Nous parlons ensemble, mais cela me semble irréel, je suis en dehors de toute pensée humaine. Ma pensée est illusoire ; elle me reste étrangère, etc. ».
En un mot, il a tout l'air d'avoir été intoxiqué par l'hindouisme ou par les romans de Georges Perec. Dans tous les cas, il n'est certainement pas « franc du collier ».
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Rêve prémonitoire
J'ai rêvé qu'il n'y avait rien, et en me réveillant, je me suis aperçu que c'était vrai.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Premières investigations nihiliques
Heidegger, qui a commencé à s'interroger sur l'être, décide, pour être fair-play, d'enquêter également sur le néant. Il s'informe chez Hegel et découvre que ce dernier caractérise le néant par trois traits. Primo, le néant est la négation de la totalité de l'étant ; deuzio, cette négation est un acte d'entendement logique ; tertio, le néant est indicible et impensable.
On pourrait penser que tout est dit et que l'affaire est entendue, mais Heidegger sent pourtant qu'il y a une « couille dans le pâté » 1. Après mûre réflexion, il identifie cette « couille ». Selon Heidegger, Hegel manque le néant parce qu'il ne le considère que comme un non-étant, parce que sa négativité n'est pas le « frémissement de l'Être » mais l'activité de la subjectivité représentative et parce que l'entre-appartenance de l'être et du néant ne traduit que leur indétermination et immédiateté.
« Mais peut-on en rester là ? », se demande-t-il.
En effet, peut-on en rester là ? Ne doit-on pas mener le raisonnement à son terme et... se pendre ?
1. Dans le Bade-Wurtemberg, la couille ou touille désigne une grande cuillère en bois qui sert à cuisiner.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Mondanité canine
Le chien est-il un animal mondain au sens qu'attribue à cet adjectif le phénoménologue Eugen Fink ? Selon cet « ami de la sagesse », est mondain ce qui est dans le monde, notre monde (pas le monde des dieux), ce qui fait partie du tout qui s'appelle monde.
En ce sens, oui, on peut dire que le chien est un animal mondain. Mais aussi le ver de terre, si l'on veut aller par là. Et même l'ours, que la sagesse populaire présente pourtant comme peu mondain et même antimondain !
Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de l'existence !
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
mercredi 23 mai 2018
L'homme du ressentiment
Le constipé prend son courage à deux mains et, pour recourir à l'emphase d'un américanisme, « y va à fond ». Faut-il s'étonner de son ressentiment, tandis qu'il s'échine désespérément à extraire de lui-même la matière vivante du réveil, s'il voit dans les prairies, non loin, des personnes accroupies au frais, un mouchoir sur les oreilles et un verre à portée de la main, qui « font » comme l'on respire?
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Constructibilité
En 1837, Pierre-Laurent Wantzel énonce une condition nécessaire pour qu'un nombre réel soit constructible : le degré de son polynôme minimal sur ℚ doit être une puissance de 2.
Cette condition nécessaire permet (par sa contraposée) de démontrer que la duplication du cube et la trisection de l'angle ne sont pas réalisables à la règle et au compas.
L'homicide de soi-même, lui, l'est — le compas seul suffit — mais ce n'est certes pas le moyen le plus simple ni le plus indolore de se détruire.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Chaises solidaires
« Voilà un an et demi que l'association Créa-solidaire a quitté son ancien site de Bessines pour prendre place dans ses locaux actuels, rue de Goise. Fondée en 2011, elle a pour cœur d'activité la recyclerie artistique et créative, comme l'illustrent les dernières créations de ses bénévoles, ces chaises confectionnées à partir... de cordes usagées fournies par le collectif de suicidés philosophiques de L'Acclameur.
"Nous sommes toujours à la recherche de matériaux et d'objets divers, en bois ou en métal, de cordage", indique la présidente Corinne Douville. Tout ce qui sera cédé passera ensuite entre les mains expertes des membres de Créa-solidaire pour retrouver une seconde et belle vie.
Créa-solidaire est aussi un lieu de projection. Un documentaire sur "Heidegger et le Dasein" a été diffusé il y a quelques jours. Ce soir, à 18 heures, ce sera au tour du film "La négation de l'intentionnalité anticipatrice chez Edmond Husserl", avec un repas partagé et un débat à suivre. Dans le même état d'esprit, les locaux de Créa-solidaire sont également disponibles pour accueillir des résidences artistiques, comme ce fut le cas avec le collectif Gonzo.
L'association souhaiterait également multiplier ses interventions auprès des suicidés philosophiques. Avec du matériel recyclé, elle a notamment confectionné une valise pédagogique à destination des personnes "nihiliques" pour que ces dernières construisent une ville imaginaire où elles pourront s'évader une heure ou deux de la fastidieuse réalité empirique. » (La Nouvelle République, 3 juin 2017)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
Reu
Selon Diogène Laërce, le philosophe Euboulidès aurait appris à Démosthène à corriger sa prononciation défectueuse de la lettre « R », ce qui lui aurait permis d'élocuter correctement — mais le fit-il en vérité ? nous ne pouvons ici que poser la question — le vocable reginglette.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Le gros chauve à col roulé (Charles Bukowski)
Barney se réveilla à 6 heures du matin et commença à lui donner des petits coups de bite dans le cul. Shirley fit semblant de dormir. Barney continua, de plus en plus insistant. Elle se leva, alla pisser dans la salle de bain. Quand elle revint, il avait repoussé la couverture et tendait le drap avec sa queue.
— T'as vu ça ? Le mont Everest !
— Je prépare le petit déjeuner ?
— Pas question ! Je t'attends !
Shirley revint se coucher. Il lui saisit la tête et l'embrassa. Il avait mauvaise haleine et sa barbe piquait. Il lui prit la main et la posa sur sa bite.
— Pense à toutes les femmes qui aimeraient profiter de ça.
— Barney, je ne me sens pas d'humeur à ça.
— Comment, tu ne te sens pas d'humeur à ça ?
— Je ne me sens pas désirable, c'est tout.
— Mais si, tu vas voir !
L'été, ils dormaient sans pyjama. Il grimpa sur elle.
— Écarte les jambes, nom de dieu ! T'es malade ou quoi ?
— Barney, s'il te plaît...
— S'il me plaît quoi ? J'ai envie de baiser et je baiserai ! Emmanuel Mounier n'a-t-il pas dit que « l'individu, c'est la dissolution de la personne dans la matière » ? Et que par conséquent, « la personne ne peut croître qu'en se purifiant de l'individu qui est en elle » ?
Il la pénétra brutalement.
— Salope, je vais t'éventrer !
Barney baisait comme une machine. Elle n'éprouvait pas le moindre sentiment à son égard. Comment une femme pouvait-elle épouser un type pareil ? se demandait-elle. Comment une femme pouvait-elle vivre trois ans avec un type pareil ? Quand ils s'étaient connus, il n'avait pas paru si... si féru de personnalisme mouniérien.
— Alors, t'aimes ça le gros chauve à col roulé, hein ?
Il pesait sur elle de tout son poids. Il transpirait. Il ne lui laissait aucun répit.
— Ça y est, je vais venir ! Je vais venir ! je viens !
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
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