« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
vendredi 11 mai 2018
Ondes conceptuelles
Si l'on dispose à peu de distance l'un de l'autre deux philosophes isolés, l'un sceptique, l'autre dogmatique, armés de tiges munies de sphères, et si l'on établit entre ces deux philosophes une différence de potentiel syllogistique graduellement croissante, il arrive un moment où le condensateur formé par les deux « amis de la sagesse » se décharge sur lui-même. On en est averti par la production d'un concept qui éclate entre les deux sphères de métal.
Férillet, qui a imaginé le dispositif précédent, a montré qu'il suffit, pour entretenir d'une manière continue le condensateur dans l'état de décharge oscillante — et engendrer ainsi une grande quantité de concepts —, de relier les deux philosophes qui le constituent aux deux pôles d'une bobine de Ruhmkorff en activité.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Preuve du pudding
« Car comment pourrait-on, fût-ce même en qualité de rien, se donner en toute conscience au rien, et non seulement à un rien vide, mais à un rien bouillonnant dont la nullité consiste uniquement en ce qu'il est incompréhensible ? » — Et pourtant on le peut, cher ami. On le peut, grâce, par exemple, à un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe, ou à une simple corde de violoncelle. Mais oui !
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Extensions infinies
La théorie d'Iwasawa cherche à étendre les résultats arithmétiques classiques sur les corps de nombres à des extensions infinies du corps des rationnels, par des procédés de passage à la limite.
Atteindre la limite et la dépasser, c'est aussi ce que tente de faire le suicidé philosophique, par des moyens plus simples (il utilise par exemple le taupicide au lieu des extensions galoisiennes du groupe profini Zp où p est un nombre premier fixé).
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Conseils à un hypocondriaque
Vous êtes jeune, en relativement bonne santé, mais l'ennui vous dévore, votre intelligence s'affaiblit, vous ne digérez plus, vous ne dormez plus, et la vie est pour vous un supplice. Vous voulez, dites-vous, quitter la ville, vous soupirez après la campagne, mais vos habitudes paresseuses vous retiennent dans votre « cagibi rienesque ».
Pour dissiper cet état d'inertie, vous appelez en vain à votre secours le café, l'alcool, les romans de Georges Perec. Ces excitants vous réveillent un moment, puis vous jettent dans une stupeur léthargique.
Pitoyable mollusque ! Protiste tératogène ! c'est votre vie entière qu'il faut réformer. Certes, ce n'est ni sur les quais de la Seine, ni au jardin du Luxembourg que vous trouverez un remède à vos maux. Mais ce n'est pas non plus dans l'air raréfié des montagnes, ni dans la riante campagne où le vent fait plier les moissons, où les jolis chemins sont bordés de pommiers, et où les petits liserons montrent leur corolle d'un rose si doux. Non, aux doubles-vécés tout cela ! C'est dans l'homicide de soi-même, cher ami, que vous trouverez enfin le repos 1.
1. Dix grammes de taupicide, en une seule prise.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Pour dissiper cet état d'inertie, vous appelez en vain à votre secours le café, l'alcool, les romans de Georges Perec. Ces excitants vous réveillent un moment, puis vous jettent dans une stupeur léthargique.
Pitoyable mollusque ! Protiste tératogène ! c'est votre vie entière qu'il faut réformer. Certes, ce n'est ni sur les quais de la Seine, ni au jardin du Luxembourg que vous trouverez un remède à vos maux. Mais ce n'est pas non plus dans l'air raréfié des montagnes, ni dans la riante campagne où le vent fait plier les moissons, où les jolis chemins sont bordés de pommiers, et où les petits liserons montrent leur corolle d'un rose si doux. Non, aux doubles-vécés tout cela ! C'est dans l'homicide de soi-même, cher ami, que vous trouverez enfin le repos 1.
1. Dix grammes de taupicide, en une seule prise.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Wou-Wei
Un retraité de 72 ans s'est suicidé par arme à feu, tôt dimanche matin, dans le hall d'accès du commissariat central de Sète (Hérault). Peu après 6 h 30, cet habitant du quartier pénètre dans le hall vitré du commissariat, libre d'accès, avant de sonner à un interphone devant une seconde porte des locaux de la police, fermés à cette heure. Il prétend être le philosophe Jean Grenier.
Un fonctionnaire lui répond et l'homme annonce qu'il va monter. Les policiers à l'intérieur entendent peu après une détonation et découvrent le corps inanimé dans le sas. L'homme s'est tiré une balle de fusil de chasse. C'est alors que les policiers réalisent que l'individu n'est sûrement pas le philosophe Jean Grenier puisque celui-ci — d'ailleurs décédé depuis plus de quarante-deux ans — s'est toujours déclaré adepte d'une contemplation proche du Wou-Wei (non-agir), l'un des préceptes du Tao.
« Il n'avait jamais eu affaire à la police et n'était pas un ancien policier. La raison pour laquelle il a choisi de se rendre au commissariat pour se donner la mort nous échappe, si ce n'est qu'il habite tout près », a indiqué une source judiciaire. (Le Parisien, 28 avril 2013)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Un fonctionnaire lui répond et l'homme annonce qu'il va monter. Les policiers à l'intérieur entendent peu après une détonation et découvrent le corps inanimé dans le sas. L'homme s'est tiré une balle de fusil de chasse. C'est alors que les policiers réalisent que l'individu n'est sûrement pas le philosophe Jean Grenier puisque celui-ci — d'ailleurs décédé depuis plus de quarante-deux ans — s'est toujours déclaré adepte d'une contemplation proche du Wou-Wei (non-agir), l'un des préceptes du Tao.
« Il n'avait jamais eu affaire à la police et n'était pas un ancien policier. La raison pour laquelle il a choisi de se rendre au commissariat pour se donner la mort nous échappe, si ce n'est qu'il habite tout près », a indiqué une source judiciaire. (Le Parisien, 28 avril 2013)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Le barbecue (Stephen Dixon)
Je me trouve dans un appartement avec des gens. Nous sommes là pour un barbecue qui devait avoir lieu à neuf heures, mais la soirée a été reportée à une autre date et les hôtes n'ont pas pu prévenir tout le monde par téléphone. À un moment, quelqu'un dit : « il faut que je vous raconte une histoire. Écoutez-moi ça, c'est l'histoire la plus délirante que je connaisse, et elle est vraie de bout en bout.
— C'est ton histoire avec Heidegger, celle que tu m'as racontée hier en rentrant ? demande une femme.
— Oui, c'est celle-là.
— Raconte, ça va leur plaire », dit-elle.
Elle est assise au milieu des invités, nous sommes installés sur des chaises et sur un divan, et nous buvons le vin ou la bière que nous avons apportés pour accompagner le barbecue.
« Bon, d'accord. Ou plutôt, Dee, pourquoi tu ne la racontes pas, toi ? Tu racontes toujours les histoires bien mieux que moi.
— Non, pas sur commande, c'est pas possible. Allez, c'est toi qui l'as entendue en premier et qui voulais la raconter, vas-y, Ron.
— Allez, Ron, dit quelqu'un, racontez-la nous, vous ou votre femme, mais on veut l'entendre. Qu'est-ce qui s'est passé de si délirant avec Heidegger ?
— Bon, alors écoutez-ça. En 1922, dans la troisième partie du cours qu'il donne à l'Université de Fribourg, Heidegger associe vie facticielle et mobilité : "En tant que déterminité principielle de l'objet de notre discours (vie facticielle), nous posons en principe la mobilité". Pour cerner le phénomène de cette Bewegtheit, Heidegger propose, dans une note du cours, le terme d'inquiétude (Unruhe) en se référant à Pascal (Pensées, I-VII) : "La mobilité de la vie facticielle peut être provisoirement interprétée et décrite comme inquiétude. Le comment de cette inquiétude, en tant que phénomène entier, détermine la facticité."
— Et ? demande quelqu'un.
— C'est tout », dit Ron.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
— C'est ton histoire avec Heidegger, celle que tu m'as racontée hier en rentrant ? demande une femme.
— Oui, c'est celle-là.
— Raconte, ça va leur plaire », dit-elle.
Elle est assise au milieu des invités, nous sommes installés sur des chaises et sur un divan, et nous buvons le vin ou la bière que nous avons apportés pour accompagner le barbecue.
« Bon, d'accord. Ou plutôt, Dee, pourquoi tu ne la racontes pas, toi ? Tu racontes toujours les histoires bien mieux que moi.
— Non, pas sur commande, c'est pas possible. Allez, c'est toi qui l'as entendue en premier et qui voulais la raconter, vas-y, Ron.
— Allez, Ron, dit quelqu'un, racontez-la nous, vous ou votre femme, mais on veut l'entendre. Qu'est-ce qui s'est passé de si délirant avec Heidegger ?
— Bon, alors écoutez-ça. En 1922, dans la troisième partie du cours qu'il donne à l'Université de Fribourg, Heidegger associe vie facticielle et mobilité : "En tant que déterminité principielle de l'objet de notre discours (vie facticielle), nous posons en principe la mobilité". Pour cerner le phénomène de cette Bewegtheit, Heidegger propose, dans une note du cours, le terme d'inquiétude (Unruhe) en se référant à Pascal (Pensées, I-VII) : "La mobilité de la vie facticielle peut être provisoirement interprétée et décrite comme inquiétude. Le comment de cette inquiétude, en tant que phénomène entier, détermine la facticité."
— Et ? demande quelqu'un.
— C'est tout », dit Ron.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Limites du positivisme
Le professeur Fan Se-Yeng, que l'on croise dans Le Lotus bleu, est un neurologue chinois connu pour ses ouvrages sur l'aliénisme, de retour à Shanghai après un long voyage aux États-Unis. Tintin décide d'aller lui demander son aide pour guérir Didi, le fils de Wang, empoisonné par le radjaïdjah.
Dans le large spectre d'écoles philosophiques que l'on rencontre au fil des aventures de Tintin, le professeur Fan Se-Yeng représente le positivisme, qui prétend libérer le sujet pensant de l'idée du Rien à l'aide de procédés purement chimiques — ou mécaniques 1, ce qui revient au même. Comme on le sait, le positivisme rejette l'introspection, l'intuition et toute approche métaphysique pour expliquer les phénomènes, et prône le seul recours à l'analyse et à l'expérience scientifique. Mais cette démarche est loin d'être toujours couronnée de succès, car certains « phénomènes » ne se laissent pas si facilement disséquer. L'un des « phénomènes » les plus connus parmi ceux qui mirent en échec la méthode d'Auguste Comte est le fantaisiste français Joseph Pujol (1857-1945), dit « le pétomane », qui pouvait jouer O sole mio en soufflant dans un ocarina par l'intermédiaire d'un tuyau relié à son fondement.
En ce qui concerne le professeur Fan Se-Yeng, il finira tout de même par découvrir un antidote au radjaïdjah, mais sans qu'on puisse en tirer la moindre conclusion générale quant à la validité de la doctrine positiviste — car les coups de chance se produisent aussi !
1. Cas notamment du fauteuil rotatoire.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Une course pour tisser des liens intergénérationnels
« Les visages sont rougis par l'effort. On reprend son souffle autour d'une collation ou en faisant quelques étirements du Dasein. Quarante-six grands-parents et petits-enfants, en jogging et baskets, ont participé ce samedi matin à la deuxième édition de la Course des grands-mères à Beauvais. Cette année, les papys étaient aussi les bienvenus. "Le but est de créer des liens intergénérationnels, à travers des moments de partage entre grands-parents et petits-enfants", résume Claudette Kempka-Isaac, présidente de l'association "Bien dans son assiette, à l'aise dans ses baskets", organisatrice de la manifestation.
En se rendant au plan d'eau du Canada, Jacques et Nicole Marek, 66 et 65 ans, n'avaient pas prévu de faire la course avec leurs petits-enfants Benoît et Julie, 12 et 10 ans. "Nous étions venus là pour nous noyer, ne pouvant plus supporter la discordance entre les points de vue de l'être substantiel et du soi fini, et quand nous avons vu les stands, nous sommes allés nous changer pour la course. C'est super pour garder la forme et pour avoir l'air d'un couillon", explique Jacques.
Les vingt-trois binômes avaient le choix entre la course, l'ingestion de taupicide ou la marche rapide sur une distance de trois kilomètres (personne n'a choisi le taupicide). Avec un départ différé, grands-parents et petits-enfants se sont retrouvés au deuxième kilomètre pour terminer ensemble le parcours, très souvent main dans la main : "Benoît m'a encouragé car je n'en pouvais plus, poursuit Jacques à l'issue de la course. À un moment donné, j'ai même été tenté d'en finir, comme Gérard de Nerval lors de son arrivée sur la place de la Concorde".
L'association avait aussi installé des stands de tricot et de lecture pour insister sur l'idée de partage et de transmission de savoirs. "C'est important, le partage et la transmission de savoirs, sacré bon diousse !" tonne Claudette Kempka-Isaac. » (Le Parisien, 28 mai 2016)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
En se rendant au plan d'eau du Canada, Jacques et Nicole Marek, 66 et 65 ans, n'avaient pas prévu de faire la course avec leurs petits-enfants Benoît et Julie, 12 et 10 ans. "Nous étions venus là pour nous noyer, ne pouvant plus supporter la discordance entre les points de vue de l'être substantiel et du soi fini, et quand nous avons vu les stands, nous sommes allés nous changer pour la course. C'est super pour garder la forme et pour avoir l'air d'un couillon", explique Jacques.
Les vingt-trois binômes avaient le choix entre la course, l'ingestion de taupicide ou la marche rapide sur une distance de trois kilomètres (personne n'a choisi le taupicide). Avec un départ différé, grands-parents et petits-enfants se sont retrouvés au deuxième kilomètre pour terminer ensemble le parcours, très souvent main dans la main : "Benoît m'a encouragé car je n'en pouvais plus, poursuit Jacques à l'issue de la course. À un moment donné, j'ai même été tenté d'en finir, comme Gérard de Nerval lors de son arrivée sur la place de la Concorde".
L'association avait aussi installé des stands de tricot et de lecture pour insister sur l'idée de partage et de transmission de savoirs. "C'est important, le partage et la transmission de savoirs, sacré bon diousse !" tonne Claudette Kempka-Isaac. » (Le Parisien, 28 mai 2016)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
jeudi 10 mai 2018
Divergence
Le suicidé philosophique n'a retenu de Rembrandt que sa belle intelligence du clair-obscur ; mais il s'est totalement éloigné du mode de son exécution. Si le maître flamand est libre, franc, heurté dans sa touche, le suicidé philosophique est soigné, recherché, minutieux jusqu'au scrupule. Leurs instruments aussi diffèrent : Rembrandt utilisait des pinceaux et des brosses en poils de sanglier, alors que l'ustensile de prédilection du suicidé philosophique a toujours été le Smith & Wesson chambré pour le .44 russe, outil selon lui sans égal pour « faire rejaillir le Rien sans employer les ressorts factices de la chromatique ». La comparaison que l'on a faite de leurs ouvrages — Bœuf écorché pour le premier, homicide de soi-même pour le second — n'est donc admissible que sous le rapport de l'originalité et de la bizarrerie.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Réminiscence kierkegaardienne
Il est encore tôt ce samedi matin, 7 h 30, à Dax, mais des policiers sont déjà en intervention pour une voiture mal stationnée près du marché couvert. À quelques mètres d'eux, rue Morancy, un homme sort sur son balcon. Il y attache une corde, la passe autour de son cou, puis se met à hurler : « Du possible ! du possible, sinon je saute ! ».
Les policiers sont alertés. Sous leurs yeux, l'homme saute dans le vide, à 2 mètres 50 du sol. Heureusement, la voiture des policiers est garée tout près, ils la placent sous le balcon. Un agent monte sur le toit, un riverain lui prête un couteau, il coupe la corde. Il était moins une...
Les policiers parviennent à réanimer l'homme, qui est ensuite conduit à l'hôpital. Ses jours ne sont pas en danger, mais les médecins lui ont formellement interdit tout commerce avec les existentialistes danois à partir de maintenant. (France Bleu, 30 décembre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Les policiers sont alertés. Sous leurs yeux, l'homme saute dans le vide, à 2 mètres 50 du sol. Heureusement, la voiture des policiers est garée tout près, ils la placent sous le balcon. Un agent monte sur le toit, un riverain lui prête un couteau, il coupe la corde. Il était moins une...
Les policiers parviennent à réanimer l'homme, qui est ensuite conduit à l'hôpital. Ses jours ne sont pas en danger, mais les médecins lui ont formellement interdit tout commerce avec les existentialistes danois à partir de maintenant. (France Bleu, 30 décembre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Réjouissons nos papilles
Au pied du Sancy, on déguste une salade dite bourboulienne dont Max Brod, dans sa Biographie von Heinrich Heine, prétend qu'elle est « aussi goûteuse que l'ambroisie des Grecs ». Pour la préparer, on procède comme suit.
Après s'être muni d'une salade verte, on coupe des pommes de terre en quatre et on les fait, soit cuire à la vapeur, soit revenir à la sauteuse. On découpe ensuite la croûte supérieure d'un petit saint-nectaire de façon à former une sorte d'écuelle. On place le fromage ainsi creusé dans un plat à four de taille identique, et l'on fait chauffer à 180 degrés pendant environ dix minutes en prenant bien garde de ne pas laisser roussir.
On sert la bourboulienne en garnissant le fromage fondu de salade verte, de pommes vapeur ou sautées, de quelques cornichons recrutés parmi les philosophes de l'endroit, et d'un assortiment de salaisons auvergnates : jambon sec, saucisson et autres denrées, selon ce qu'offre le marché.
Cette salade roborative passe pour être un plat complet, et même aussi complet que le désenchantement de l'homme du nihil, ce qui n'est pas peu dire.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Vengeance
Le soir du 3 mars 1902, alors que, l'école finie, le jeune Martin rentre à la maison, il tombe nez à nez avec un molosse aux babines saignantes — vraisemblablement un dogue allemand arlequin comme celui qui garde la propriété du sinistre docteur Müller dans l'Île Noire. Avant qu'il ait pu prendre ses jambes à son cou, la bête féroce se jette sur lui et lui mord le « fondement de l'historialité du Dasein ».
Heidegger rumine sa vengeance pendant de longues années, mais quand il lui donne enfin libre cours, elle est terrible. Dans Sein und Zeit, il décrète que l'animal — l'animal en général, pas seulement celui qui lui a cruellement entamé le fessier — est « pauvre en monde » parce que « ses inhibitions le cloisonnent dans une dépendance pulsionnelle panique et aliénante » !
Sa zoophobie ne fera qu'empirer avec les années, au point qu'à la fin de sa vie il lui sera insupportable d'entendre le mot « chèvre » (Ziege).
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Influence de l'atmosphère
« Macbride prit trois philosophes de l'école spinoziste : il en mit un qui pesoit 138 livres sous un petit récipient d'une machine pneumatique, dont il pompa l'air autant qu'il lui fut possible ; le second qui pesoit 151 livres, fut mis sous un verre de la même capacité du récipient, renversé sur un morceau de cuir mouillé. Le troisième fut suspendu et exposé à l'air libre au Nord ; le thermomètre de Farenheit étoit au soixante et dixième degré.
Après vingt-quatre heures le premier philosophe avoit produit 7 à 8 concepts, et avoit une odeur putride ; le second avoit produit deux concepts et demi, et étoit parfaitement doux ; le troisième n'avoit produit aucun concept et étoit sec et parfaitement doux. » (Barthélemy-Camille de Boissieu, Dissertation sur la pratique philosophique, Paris, Des Ventes, 1769)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Faux yéti
En 1994, au cours d'une expédition dans l'Himalaya, le Japonais Yoshiteru Takahashi, qui se dissimulait alors sous le pseudonyme translucide de Georges Poulot, aperçoit une créature qu'il pense être le yéti, c'est-à-dire une sorte d'homme-singe poilu, mesurant à peu près 1 mètre 80 et au tour de taille imposant. Ce n'est que quelques mois plus tard que l'impétueux explorateur s'aperçut de sa terrible méprise : il avait pris pour le yéti l'écrivain Jean Grenier 1 !
1. Pourtant mort depuis déjà vingt-trois ans !
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Dis oui (Tobias Wolff)
Ils faisaient la vaisselle. Sa femme lavait, lui essuyait. C'était lui qui avait lavé la veille. Contrairement à la plupart des hommes de sa connaissance, il participait réellement aux travaux domestiques. Quelques mois plus tôt, il avait entendu une amie de sa femme la féliciter d'avoir un mari si attentionné, et il s'était dit : je fais mon possible. Aider à la vaisselle était une manière de lui témoigner son attention.
Ils parlèrent de divers sujets et en vinrent à débattre de la notion de finitude chez Heidegger. Il lui dit que ce concept naît du constat de la « nihilité » du vivant humain, et se déploie dans toute l'analytique du Dasein à travers les thèmes fondamentaux de l'angoisse, de la déchéance et de la mort avec « l'être-vers-la-mort ».
— « Pourquoi ? » demanda-t-elle.
Sa femme prenait parfois cet air : elle fronçait les sourcils, se mordait la lèvre inférieure et baissait le regard pour fixer le sol. Quand il la voyait ainsi, il savait qu'il ferait mieux de ne rien dire, mais il était incapable de se retenir. Elle avait cet air à présent.
« Pourquoi ? » répéta-t-elle, et elle resta immobile, la main dans un saladier qu'elle avait cessé de laver, mais maintenait simplement au-dessus de l'eau.
« Écoute, dit-il. Ce n'est tout de même pas ma faute si le courant humaniste — et notamment son plus illustre représentant Kant, qui met au premier plan de ses préoccupations le développement des qualités essentielles de l'être humain et sa capacité d'autodétermination — est confronté à l'aporie que lui impose la prise en compte de la finitude concrète des capacités humaines ! Je dis ça histoire de discuter, ce n'est pas la peine d'insinuer que je serais devenu existentialiste.
— Je n'ai rien insinué du tout » dit-elle, et elle recommença à laver le saladier en le tournant entre ses mains comme si elle le façonnait. « Il y a simplement que je ne vois pas où est le problème à ce que l'homme soit un être fini.
— Oh, va te faire foutre », dit-il.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Ils parlèrent de divers sujets et en vinrent à débattre de la notion de finitude chez Heidegger. Il lui dit que ce concept naît du constat de la « nihilité » du vivant humain, et se déploie dans toute l'analytique du Dasein à travers les thèmes fondamentaux de l'angoisse, de la déchéance et de la mort avec « l'être-vers-la-mort ».
— « Pourquoi ? » demanda-t-elle.
Sa femme prenait parfois cet air : elle fronçait les sourcils, se mordait la lèvre inférieure et baissait le regard pour fixer le sol. Quand il la voyait ainsi, il savait qu'il ferait mieux de ne rien dire, mais il était incapable de se retenir. Elle avait cet air à présent.
« Pourquoi ? » répéta-t-elle, et elle resta immobile, la main dans un saladier qu'elle avait cessé de laver, mais maintenait simplement au-dessus de l'eau.
« Écoute, dit-il. Ce n'est tout de même pas ma faute si le courant humaniste — et notamment son plus illustre représentant Kant, qui met au premier plan de ses préoccupations le développement des qualités essentielles de l'être humain et sa capacité d'autodétermination — est confronté à l'aporie que lui impose la prise en compte de la finitude concrète des capacités humaines ! Je dis ça histoire de discuter, ce n'est pas la peine d'insinuer que je serais devenu existentialiste.
— Je n'ai rien insinué du tout » dit-elle, et elle recommença à laver le saladier en le tournant entre ses mains comme si elle le façonnait. « Il y a simplement que je ne vois pas où est le problème à ce que l'homme soit un être fini.
— Oh, va te faire foutre », dit-il.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Transcendance jaspersienne
« Baptisé "la maison du deuil", le magasin Roc-Éclerc situé boulevard Constantin Descats à Tourcoing, n'a certainement jamais aussi bien porté son nom. Lundi, vers 15 h 30, les services de police de la ville ont été appelés après la découverte d'un homme pendu dans les locaux de cette boutique de pompes funèbres.
Plusieurs patrouilles se rendent sur place. Une ambulance des sapeurs-pompiers est également mobilisée, mais il n'y a plus rien à faire. Le pendu est déjà, comme on dit, "décédé". Selon les premiers éléments des investigations, le défunt est un homme âgé de 63 ans. Ce serait un ancien employé ou un retraité de l'entreprise.
L'hypothèse du suicide est "hautement privilégiée", indique une source judiciaire qui explique que l'arrivée du sexagénaire a été filmée par des caméras de vidéosurveillance. On le verrait d'ailleurs arriver devant le commerce avec une corde à la main. Malgré l'absence de son, on devine qu'il marmonne que "selon Karl Jaspers, seule l'expérience authentique de l'échec « éteint le temps » (tilgt die Zeit) et permet de découvrir la mystérieuse transcendance de l'être".
Une enquête a été ouverte. Il reviendra aux enquêteurs de déterminer pourquoi cet homme a choisi d'expérimenter la transcendance jaspersienne dans les locaux de son ancienne entreprise. Nous avons contacté le gérant de Roc-Éclerc mais ce dernier — sans doute un disciple du philosophe Ludwig Wittgenstein — nous a affirmé qu'il n'avait "rien à dire". » (La Voix du Nord, 22 novembre 2017)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Avis de décès
« Madame Prascovie Réel a la douleur d'annoncer à ses parents et amis la mort de son époux bien-aimé, Edmond Réel, conseiller à la Cour d'appel, décédé le 4 février 1882. La levée du corps aura lieu vendredi, à une heure de l'après-midi. » — Nietzsche et sa « mort de Dieu » sont dépassés.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Hygiène intellectuelle
Rien de plus nécessaire à une bonne hygiène intellectuelle que la pratique régulière de l'homicide de soi-même. Il est vrai qu'il y faut un appareil perforant d'une rare précision — par exemple, un colt Frontier au canon de dix centimètres — et une patience positivement infinie.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
mercredi 9 mai 2018
Connaissance mystique
Hier vers 16 heures, une intervention pour assistance à personne a entraîné la fermeture de la rue Brives à Cahors, pendant plus d'une heure. Les pompiers et la police sont intervenus pour raisonner un habitant qui menaçait de se jeter par la fenêtre. Aux alentours de 17 h 30, la personne a pu être prise en charge et conduite au centre hospitalier. Au domicile du désespéré, les policiers ont découvert, caché sous des chaussettes, un exemplaire du remarquable ouvrage de Jean Baruzzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique (2e édition : Paris, Félix Alcan, 1931) où il est question, page 525, de « l'anéantissement absolu » qui est la condition de la connaissance mystique. (La Dépêche, 26 mars 2013)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Mort de Boèce
« Le philosophe eut le crâne serré si violemment avec des cordes, que les concepts lui sortirent littéralement de la tête ; les bourreaux l'assommèrent à coups de bâton et décapitèrent son beau-père Symmaque. » (Jean-Bernard Mary-Lafon, Rome ancienne et moderne depuis sa fondation jusqu'à nos jours, Paris, Furne, 1854)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Une terrible méprise
Pourquoi, dans Crime et châtiment, Raskolnikov décide-t-il d'assassiner la « vieille bique », si ce n'est pour se prouver à soi-même que « rien n'est » ? Il échoue lamentablement, mais cela n'entame aucunement sa détermination à « mettre à bas les structures empaillées de la raison pure ». Les années passent, et en 1898, alors qu'il termine sa période de relégation en Sibérie, il se sent défaillir. L'issue fatale est proche, mais le « transgresseur arrogant de l'ordre moral » fait des manières et demande à mourir « face à la mer ». On le transporte à Deauville où il décède le 8 août au matin dans la villa Breloque, au numéro 8, rue Oliffe.
Ce n'est qu'après avoir livré la dernière partie de son roman à Katkov que Dostoïewski s'aperçut de sa terrible méprise : il avait pris pour Raskolnikov le peintre Eugène Boudin ! Il supprima donc subito presto cette fin par trop rocambolesque.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Au restaurant syldave
« Monsieur voudrait ?...
— Heu... donnez-moi... heu... un "szlaszeck" aux champignons... et un verre de "szprädj"...
— Et avec ceci ?
— Heu... eh bien... je prendrai... une grosse tranche de non-être.
— C'est que... je suis désolé, Monsieur. Nous ne faisons pas cet article. »
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Sphères de Dandelin
Le théorème de Dandelin énonce que, si une ellipse ou une hyperbole est obtenue comme section conique d'un cône de révolution par un plan, alors : primo, il existe deux sphères à la fois tangentes au cône et au plan de la conique ; deuzio, les points de tangence des deux sphères au plan sont les foyers de la conique ; tertio, les directrices de la conique sont les intersections du plan de la conique avec les plans contenant les cercles de tangence des sphères avec le cône.
Ce théorème fut mis à profit d'une manière tragique par le le mathématicien italien Renato Caccioppoli. Le 8 mai 1959, après de longs mois de dépression et d'alcoolisme, il se suicide à son domicile de Naples, en sectionnant d'abord un cône — selon le rapport de police, il obtint une hyperbole —, en s'allongeant sur le plan de coupe, et en se laissant écrabouiller par les deux sphères de Dandelin qu'il avait mises en branle à l'aide d'un levier.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Conceptualisme frénétique
« Lundi soir, vers 21 h 30, un homme est décédé après une chute depuis le balcon de son logement situé au 7e étage d'un immeuble rue François-Hennebique, dans le quartier de la Halvêque, au nord de Nantes.
Âgé de 31 ans, cet homme présentait des troubles psychologiques qui lui faisaient tenir les concepts pour de simples "fluctuations de voix" (flatus vocis) et affirmer que "seuls les individus existent". Il rejetait ainsi la "chevalinité", la circularité, ou la "parentité" et exigeait que l'on ne parlât que de tel cheval, de tel cercle ou de tel parent.
Aucune trace de lutte n'a été retrouvée à l'intérieur de son domicile, ni aucune autre trace de violences sur le corps de la victime. L'hypothèse privilégiée par les enquêteurs est celle d'un suicide philosophique. » (Presse Océan, 20 février 2018)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Quiproquo comique
Dès ses premières rencontres avec le Rien, le suicidé philosophique, qui se dissimulait alors sous le pseudonyme translucide de Georges Poulot, avait noté : « S'il me fallait donner une impression valable sur mes premiers rapports avec le Rien, que je vois tous les jours, longuement, je serais bien embarrassé. Créature secrète, difficilement approchable, qui semble avoir accepté de vivre comme tout le monde, sans pour autant laisser mourir la partie précieuse de son individu. » Ce n'est que quelques mois plus tard que le suicidé philosophique s'aperçut de sa terrible méprise : il avait pris pour le Rien l'écrivain Jean Grenier !
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Lipogramme fatal
Ce lundi matin vers 5 heures, une dame âgée de 80 ans est morte après être passée sous les roues d'un poids lourd, rue des Tulipes, à Hautmont. Comme la procédure le veut, le chauffeur a été placé en garde à vue. Il en est ressorti en milieu d'après-midi, sans faire l'objet de poursuites.
Le scénario commence à se dessiner. La victime, qui habite le quartier, a voulu mettre fin à ses jours. « Il n'y a pas de doute là-dessus, elle nous a laissé un mot où elle demande pardon. Elle était en dépression suite à la lecture d'un roman de Georges Perec », racontent ses proches. Le lit médicalisé sur lequel se trouvait la dame était situé en face d'une fenêtre d'où l'on pouvait voir le camion. Avec sa couverture, la victime est sortie pour se placer elle-même sous les roues du poids lourd. (La Voix du Nord, 19 septembre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Tous les trous du cul de la terre et le mien (Bukowski)
Dans la salle d'attente de l'hôpital, une petite fille regardait nos visages gris, nos visages blancs, nos visages jaunes... « Y sont tous en train de mourir ! » elle a proclamé. Personne lui a répondu. J'ai tourné la page d'un vieux numéro du Time. Et puis ç'a été plus fort que moi. « Sale petite pisseuse, j'ai dit. Tu ne sais donc pas que la fin de l'être-au-monde est la mort ? Cette fin appartenant au pouvoir-être, c'est-à-dire à l'existence, délimite et détermine la totalité à chaque fois possible du Dasein. Cependant, l'être-en-fin du Dasein dans la mort — et, avec lui, l'être-tout de cet étant — ne pourra être inclus de manière phénoménalement adéquate dans l'élucidation de son être-tout possible que si est conquis un concept ontologiquement suffisant, c'est-à-dire existential, de la mort. Tu piges ? » Elle s'est mise à chialer.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Tribulations du Dasein
La vie fournit à l'homme des occasions de déconvenue dont je passerai sous silence le nombre car il correspond à une évidente exagération hindoue. (Mais après tout, pourquoi ne pas le dire : elles seraient quatre-vingt-quatre mille.)
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Inscription à :
Articles (Atom)