samedi 14 juillet 2018

Le poison qui rend fou


Dans Le Lotus bleu, de nombreux amis de Tintin sont frappés d'une fléchette empoisonnée, et deviennent fous dans les secondes qui suivent.

Dans son recueil Perspective et personnages, le critique Edmond Jaloux établit un parallèle osé entre l'idée du Rien et le fameux radjaïdjah, ce « poison qui rend fou » employé par les séides du diabolique Japonais Mitsuhirato. Mais sans nous dire pourquoi le nihilique mérite à son estime l'appellation d'« agrume désaxé des champs agricoles ».


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

vendredi 13 juillet 2018

Artichaut


Si l'homme du nihil trouve la vie « aussi incongrue qu'un artichaut », c'est parce qu'il ne parvient pas à déceler dans cette séquelle de tribulations la moindre caractéristique qui pourrait la faire qualifier de « bonne légume ». Même sinapisée par l'idée du Rien, elle reste aussi fade et douceâtre que ces « suicides pour raisons sentimentales » qui tant de fois ont servi de prétexte à calomnier l'homicide de soi-même.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Espace polonais


Un espace métrisable à base dénombrable (ou séparable, cela revient au même pour un espace métrisable) est un espace polonais si sa topologie peut être définie par une distance qui en fait un espace complet. Tout espace compact métrisable, tout sous-espace fermé ou ouvert d'un espace polonais, tout produit dénombrable d'espaces polonais, tout espace de Banach séparable est un espace polonais.

Quant à l'étant existant — le fameux Dasein des existentialistes —, c'est dans l'espace polonais du Rien que s'accomplit son errance radicivore, c'est-à-dire nulle part.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

         Jeune femme lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Le passager du Polarlys (Georges Simenon)


Le Polarlys, amarré au quai 17, dans un des bassins les plus lointains et les plus sales de Hambourg, devait appareiller à trois heures de l'après-midi, comme l'annonçait un panneau accroché à la boîte aux lettres de la passerelle.
Il n'était pas deux heures que le capitaine Petersen sentait déjà confusément rôder le mauvais œil.
C'était pourtant un petit homme énergique, trapu, costaud. Depuis neuf heures du matin, il arpentait le pont en surveillant l'embarquement des marchandises.

Un brouillard exceptionnel, jaune et gris, chargé de suie, crachotant une humidité glacée, pesait sur le port et, de la ville, on ne voyait que les lanternes des tramways, les fenêtres éclairées comme en pleine nuit.

On était à la fin de février. À cause du froid, ces nuages, où l'on se débattait, vous laissaient sur le visage et les mains une sorte de verglas.

Toutes les sirènes marchaient à la fois, en une cacophonie qui couvrait le grincement des grues.

Le pont du Polarlys était à peu près désert : quatre hommes au-dessus de la cale avant, pour guider les palans, décrocher les caisses et les barriques.
Est-ce à l'arrivée de Vriens, vers dix heures, que Petersen avait commencé à flairer le mauvais œil ? Ou cela avait-il commencé bien plus tôt, quand il avait lu dans Fichte que le monde n'est que « la manière dont le néant prend figure et apparence pour lui-même en se comprenant comme tel et en s'opposant à l'être en lui-même invisible » ? En tout cas, le capitaine Petersen était persuadé, comme l'idéaliste allemand, que « le monde conserve la trace ineffaçable de son néant ». Les événements n'allaient pas tarder à lui donner raison.

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Retour au troupeau


Malheur à celui qui une fois a senti cette communion avec le Rien, a dit l'anachorète Isaac de Ninive, car sur celui-là pèsera une affreuse solitude chaque fois qu'il devra retourner au troupeau.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Effet lénitif du stoïcisme et de l'idéalisme fichtéen


Il est 19 h 35 hier dimanche, quand des automobilistes appellent la police pour signaler qu'une femme déambule de manière inquiétante sur le viaduc de l'Anguienne, à Soyaux. À l'arrivée de la patrouille, la femme, âgée de 51 ans, est assise de l'autre côté de la rambarde, les pieds dans le vide, et s'apprête à sauter.

Un agent s'est alors approché d'elle et a commencé à lui parler pour la calmer, n'hésitant pas à passer lui aussi de l'autre côté du garde-fou.

Pour rassurer la quinquagénaire en détresse, il s'est mis en devoir de lui réciter des aphorismes de Marc Aurèle, d'Épictète et de Sénèque, ainsi que des extraits des Principes de la doctrine de la science de Fichte, ce qui a permis à deux de ses collègues de se poster derrière la désespérée. Mais celle-ci, qui commençait à trouver un peu louche tout ce stoïcisme mêlé d'idéalisme fichtéen, s'est soudain laissée glisser vers le vide. Le policier l'a alors retenue par le bras, permettant à ses collègues d'empoigner la maniaque et de la ramener de l'autre côté de la rambarde.

Saine et sauve, la quinquagénaire a été conduite au centre hospitalier de Girac. (Charente Libre, 4 mai 2015)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Force d'expansion de l'idée du Rien


« A première vue, il semble que l'idée du Rien soit moins redoutable que la peste des bestiaux. Ses manœuvres, il est vrai, ne nous sont pas encore entièrement connues ; mais, ce qui rend surtout un mal redoutable, c'est sa puissance de repullulation, d'où procède sa force d'expansion. Or cette force, dans le cas de l'idée du Rien, est de beaucoup supérieure à celle de la contagion bovine, comme le montre l'épidémie de suicides philosophiques qui, partie du département du Gard, a, par une sorte de reptation, gagné successivement le Vaucluse, les Bouches-du-Rhône, la Drôme, etc., "en moins de temps qu'il n'en faut pour cuire des asperges", comme dirait Rabelais. » (Rapport sur les mesures administratives à prendre pour préserver les territoires menacés par l'idée du Rien, fait à l'Académie des sciences le 29 juin 1875, au nom de la Commission du Rien composée de MM. Dumas, Milne Edwards, Duchartre, Blanchard, Pasteur, Thenard, Bouley rapporteur)

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

      Jeune fille lisant les Scènes de la vie de Heidegger de Jean-René Vif

Contingence leibnizienne


« Vers 8 heures hier, les gendarmes de la communauté de brigades de Sarrebourg ont reçu un appel leur signalant que le toit d'une voiture émergeait de quelques centimètres de la surface gelée du canal de la Marne au Rhin. Une patrouille s'est rendue sur place, bientôt rejointe par un véhicule des sapeurs-pompiers de Gondrexange.

Visiblement, la voiture se trouvait là depuis plusieurs heures : l'eau avait déjà gelé sur plusieurs centimètres autour d'elle, dans le trou qu'elle avait formé dans la glace.

À un moment, l'inclinaison du soleil a permis de mieux voir ce qu'il y avait à l'intérieur du véhicule. Un gendarme a alors remarqué qu'un homme se trouvait à la place du conducteur. Des renforts ont été appelés, mais quand les plongeurs de Sarreguemines sont arrivés, il n'y avait rien à faire pour sauver le malheureux, depuis longtemps asphyxié et frigorifié.


En milieu de matinée, les gendarmes ont pu se faire une idée de l'identité du défunt, ayant reçu l'appel d'un employeur de Nancy. En arrivant à son bureau, ce dernier avait trouvé un message d'un de ses salariés l'avertissant de sa décision de mettre fin à ses jours. Il disait se sentir "écrasé par la monstrueuse puissance des concepts" et vouloir échapper, par l'homicide de soi-même, à "la loi maudite de la contingence leibnizienne". 

La voiture au fond du canal semblait correspondre à la sienne, ce qui fut confirmé lorsqu'elle fut tirée de l'eau. Et quand les enquêteurs eurent enfin accès à l'intérieur de la voiture, l'homme de 64 ans put être formellement identifié.

Pour l'instant, la thèse du suicide est privilégiée. Mais l'enquête de la brigade de recherches de Sarrebourg n'est pas finie, et aucune piste n'est définitivement écartée. » (L'Est Républicain, 1sup>er mars 2018)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Arithmomanie


Afin de dénombrer les occasions de déconvenue auxquelles l'homme est confronté durant sa vie, Archimède tint compte des données de son temps sur le diamètre de la Terre et sur la distance de celle-ci au soleil. Des estimations par défaut et des calculs habiles l'amenèrent à conclure que le nombre cherché était supérieur à dix millions d'unités de la dernière octade soit à 1063 selon notre écriture.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

jeudi 12 juillet 2018

Mathématiques solidaires


« Des mathématiques drôles et solidaires, cela peut paraître étonnant pour certains, mais pas pour Mostafa El Massoud, professeur de mathématiques au collège Sainte-Catherine. "Depuis onze ans, il existe au niveau national un grand concours de maths qui a deux objectifs : le premier est de plonger les élèves dans l'univers ludique des mathématiques. Ils comprennent ainsi qu'en se tuant, le suicidé philosophique annule son propre polynôme caractéristique, comme fait tout endomorphisme d'un espace vectoriel de dimension finie sur un corps commutatif quelconque, selon le théorème de Cayley-Hamilton. Le second objectif, non moins important, est de participer à une action humanitaire."

Ce concours concerne les élèves des classes de la 6e à la terminale. "Dans mes quatre classes, continue l'intarissable matheux, au moins soixante-dix élèves se sont inscrits. Chacun des participants sera récompensé en fin d'année. L'inscription est payante, et l'argent est dédié à des actions humanitaires. Cette année, les fonds donneront un accès à l'eau potable à des enfants haïtiens ainsi qu'à leurs familles." 

Alors oui, faire des maths en s'amusant, et de plus en faisant œuvre utile, cela est possible. Kierkegaard avait tort de désespérer : le possible existe ! » (La Dépêche du Midi, 24 janvier 2012)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Pilchard fatidique


Le 21 avril 1934, Heidegger, le cœur gros et le Dasein en berne, démissionne de ses fonctions administratives. Il a été contraint à cette démission pour avoir fait une plaisanterie sur Joseph Goebbels, où il comparait ce dernier à un pilchard. Après cette date, il n'est donc plus membre actif de l'administration nationale-socialiste. 

Il poursuit son enseignement jusqu'en 1944, année où il est réquisitionné dans la milice en tant que « professeur non indispensable ». Durant cette période, il traite notamment de la poésie de Hölderlin, de la philosophie de Nietzsche, des réflexions de Parménide sur l'être et le néant, tout en écoutant en boucle les chansons de Demis Roussos (Rain and Tears) et de Mort Schuman (Le Lac Majeur) qui s'harmonisent à merveille avec son humeur mélancolique.

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Interlude

       Jeune femme lisant la Mathématique du néant de Włodzisław Szczur

Amertume


« Si de l'amertume d'une substance nous étions assez insensés pour vouloir conclure qu'elle a la propriété de fortifier l'estomac, une foule d'absurdités et de non-sens découleraient de cette proposition. Pourquoi en effet ne regarderait-on point comme des toniques et des stomachiques, le cérumen des oreilles, la bile des animaux, la scille, l'agaric de chêne, la staphysaigre, la noix vomique, la fève Saint-Ignace, la coloquinte, l'élaterium, et autres drogues fort amères, dont plusieurs sont, à des doses très-modérées, capables d'anéantir la vie des hommes ? » (Samuel Hahnemann, Traité de matière médicale ou de l'action pure des médicaments homœopathiques, J.-B. Baillière, Paris, 1834)

Voilà qui est bien dit, mais la vie elle-même n'est-elle pas très-amère, mon cher Samuel ?


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Comme Tchitchikov


Je rêvais de parcourir le monde en dilettante de l'anéantissement, dans une petite britchka à l'usage des célibataires.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Révélation gênante


Affirmer l'identité de l'être et de la temporalité d'une part, la détermination de l'être de l'homme comme « être-pour-la-mort » d'autre part, n'est-ce pas révéler l'identité de l'être et du néant ?

C'est du moins le reproche que fait, dans Was ist Existenzphilosophie (1946), la pénible Hannah Arendt au pauvre Heidegger dont le Dasein déjà déclinant (il allait sur ses cinquante-sept ans) n'avait sûrement pas besoin de ça.

Au dire de Karl Jaspers, l'ontologue de la Forêt-Noire ne put d'ailleurs retenir un mouvement d'impatience en parcourant le brûlot du bas-bleu « expert ès totalitarisme ». « En quoi cela peut-il la déranger, cette bourrelle, que l'on révèle l'identité de l'être et du néant ? C'est tout de même un monde ! » aurait déclaré le philosophe qui pourtant sortait rarement de ses gonds existentiaux.


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Fin de partie


Comme les trilobites de la période silurienne, comme les grands reptiles du lias, les mastodontes et les mégathériums de l'époque tertiaire, l'homme est-il condamné à disparaître un jour de la surface de la terre ? Cette question, qui semble surpasser la compétence du raisonnement humain, le suicidé philosophique, ce penseur intrépide doublé d'un solipsiste renforcé, y répond positivement en mettant la dernière touche à son chef-d'œuvre : l'homicide de soi-même.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

       Jeune femme lisant la Mélancolie bourboulienne de Léon Glapusz

Sondage périlleux


Au cours de l'automne 1954, les Suédois apprennent avec stupéfaction que Stig Dagerman, l'écrivain le plus emblématique de sa génération, a été retrouvé mort dans sa voiture dont il avait fermé les portières et laissé le moteur tourner. Gragerfis remarque que maints de ses écrits annonçaient sa volonté de se détruire. Ainsi, dans Notre besoin de consolation : « La dépression possède sept tiroirs et au fond du septième se trouvent un couteau, un rasoir, un poison, une eau profonde et une chute vertigineuse. Je finis par être l'esclave de tous ces instruments de mort. Ils me suivent comme des chiens, ou c'est moi qui les suis comme un chien. Et il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté de l'homme ».

Selon Gragerfis, Dagerman aurait « trop sondé la douloureuse réalité de l'existence » et disséqué des émotions telles que la peur, la culpabilité et la solitude, « ce qui n'est jamais bon ».


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Mal-être existentiel du capitaine Haddock


Quand Tintin fait sa rencontre sur le navire Karaboudjan, le capitaine Haddock est engagé dans un effroyable processus d'autodestruction : il boit, consciencieusement, systématiquement, jusqu'à être « saoul comme une bourrique ». Il boit pour oublier son Moi, sans doute, mais surtout pour noyer le désespoir qu'il ressent à vivre isolé dans un univers de menace et de désolation, sans autre perspective que la mort. En cela, il est un véritable héros existentialiste, un cousin de Meursault et de Roquentin.

Tintin qui, en « homme de la Nature et de la Vérité », ignore le sens tragique de l'existence, tente de le culpabiliser : « Songez à votre dignité, capitaine !... Que dirait votre vieille mère si elle vous voyait dans cet état ? »

Et ça marche ! Le capitaine s'effondre : « M-m-ma vieille m-m-mère ?... Bou-ou-ouh... Maman ! M'man-an !... Bou-ouh ! » Il prend alors de « bonnes résolutions » et sous l'influence de son puritain camarade, qui a fait de lui une sorte de born again, il ira même jusqu'à devenir le président de la ligue des marins anti-alcooliques dans L'Étoile mystérieuse.

Mais cela ne durera qu'un temps et le Loch Lomond, efficace antidote à l'atrocité du quotidien, finira par reprendre ses droits.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

mercredi 11 juillet 2018

Théorème de Jung


Le théorème de Jung exprime une inégalité entre le diamètre d'un ensemble de points dans un espace euclidien et le rayon de la boule englobante minimale de cet ensemble. Jung nomme cette boule le Soi et la définit comme étant « la donnée existant a priori dont naît le Moi, et qui préforme en quelque sorte le Moi ».

Comme le Soi intervient dans le processus d'individuation, qu'il en est le moteur et l'organisateur, il est en butte à l'exécration de l'homme du nihil et ce dernier s'est plus d'une fois juré de le détruire.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Priorité au boyau


« Tiraillé entre l'envie de me détruire et les douleurs causées par une constipation tenace, entre le Smith & Wesson et le purgatif, je donnai finalement la préférence à l'huile de ricin, à la dose de trente grammes, avec une goutte d'huile de croton et édulcorée par du sirop de mûres. Deux heures après son administration, l'effet désiré fut obtenu, et je rendis une selle compacte, noire. Curieusement, le fardeau de l'haeccéité me parut aussitôt plus léger et je décidai de remettre à plus tard mon anéantissement. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

        Jouvencelle lisant Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Et ça, qu'est-ce que tu en dis ? (Raymond Carver)


Il ne restait plus trace en lui de l'optimisme qui avait teinté sa fuite de la ville. Il s'était évaporé au soir du premier jour, tandis qu'ils roulaient vers le nord entre deux rangées ténébreuses de séquoias géants. Désormais, les pâturages de l'ouest du Washington, leurs vaches, leurs corps de ferme épars, ne semblaient plus rien promettre, rien en tout cas de ce qu'il désirait vraiment. Et à mesure qu'il avançait, un sentiment de révolte et de désespoir grandissait en lui. Une citation du philosophe Albert Camus lui revint en mémoire : « Dans l'épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le "cogito" dans l'ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l'individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur : Je me révolte donc nous sommes. » Oui, décidément, Camus avait raison : la révolte métaphysique est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création toute entière. Il eut un haussement d'épaule et il sortit une cigarette. Ensuite il se lécha les lèvres, se tourna vers Emily et se força à sourire.
— Eh bien nous y voilà, dit-il. Chez Camus, l'homme a une nature humaine, et c'est un point de fracture avec l'ontologie de Sartre.
— Tu ne veux pas te taire un peu, dis ?


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Mieux vaut mourir


Une femme âgée de 59 ans s'est immolée par le feu à son domicile, lundi 3 avril, chemin de Saint-Hippolyte à Castres. Les faits se sont produits vers 19 heures. Pompiers de Castres, Smur et police se sont rendus sur les lieux. La victime, qui a été évacuée vers le centre hospitalier universitaire de Rangueil à Toulouse et plongée dans un coma artificiel, est dans un état critique.

Selon les premières informations, cette dame rencontrait des « difficultés existentielles », sans qu'un lien formel ait pu être établi par les enquêteurs avec l'ontologue allemand Martin Heidegger. Pas plus tard que le 31 mars, elle était sortie de l'hôpital après une tentative de suicide.

La police aurait retrouvé sur place une lettre se terminant par cette phrase : « Mieux vaut mourir ».

La malheureuse se serait versée de l'essence sur la tête avant de mettre le feu. C'est semble-t-il son époux, âgé de 72 ans et qu'elle avait rencontré dans un établissement psychiatrique, qui a donné l'alerte. Il est également brûlé aux mains et aux cuisses et a été transporté à l'hôpital de Castres.

L'enquête de police se poursuit, notamment auprès du voisinage, pour faire toute la lumière sur ce terrible fait divers. (Le Tarn Libre, 4 avril 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

De dicto et de re


À l'évidence, la phrase « Kierkegaard croit que quelqu'un va tenter de le détruire en lui administrant des médicaments dangereux » peut être comprise de deux façons. Dans la première interprétation, ce « quelqu'un » est inconnu et Kierkegaard souffre de paranoïa 1 ; dans ce cas, son affirmation est peut-être vraie, mais elle ne concerne personne en particulier. L'assertion du penseur privé, « quelqu'un veut me détruire en m'administrant des médicaments dangereux », est alors vue comme une proposition de dicto. En revanche, dans la modalité de re, « quelqu'un » désigne une personne particulière que Kierkegaard connaît — exempli gratia, le pharmacien Labrunie ou l'ex-notaire Bernard — et qui est prête à l'empoisonner.

La distinction entre de dicto et de re permet de comprendre comment le Dasein peut soutenir des croyances en apparence contradictoires. Posons par exemple : « Kierkegaard croit que le Rien est plus bénin que le nihil ». Comme le Rien et le nihil sont une seule et même chose, la croyance de Kierkegaard est fausse de re. Cependant, de dicto, cette affirmation est acceptable, dans la mesure où Kierkegaard ne sait pas que le Rien ne fait qu'un avec le nihil (rappelons qu'en danois néant se dit intetheden).


1. Ce qui est tout de même difficilement croyable de la part de l'auteur du Post-scriptum aux miettes philosophiques !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Style


Sans doute le caractère principal du suicidé philosophique n'est pas cette mélodie pure qu'on admire avec tant de raison dans Pétrarque ; sans doute la dureté, l'âpreté de sa manière choque souvent les oreilles sensibles à l'harmonie ; mais c'est qu'il ne se pique pas de beau style — pour lui, seul le résultat compte : l'écrasement du « sinistre polichinelle », de l'« odieux Moi ».

(Marcel banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

         Jeune femme lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson