mardi 28 août 2018

Déréliction


Perdu parmi des millions de « monstres bipèdes » qui voient dans l'existence un genre de parc d'attractions, l'homme du nihil fait l'expérience unique d'une déréliction totale. Sa condition est inférieure à celle des choses, condamné qu'il est à une passivité complète dans son « cagibi rienesque », et à subir en sus ce crucifiement  que les ontologues nomment haeccéité. Le bourrellement que lui inflige son odieux Moi est absolu, puisqu'il paralyse toute fuite, interdit tout abandon de soi, toute apostasie au sens étymologique du terme et touche par là l'essence même du Dasein rappelé à son ultime identité : celle d'un cadavre vivant. 

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Adieux à l'Être


Heidegger meurt le 26 mai 1976 à Meßkirch, où il est enterré. Ses dernières paroles, fidèlement consignées par Elfriede, sont, sans surprise, une réflexion sur la mort : « Dans le Dasein, aussi longtemps qu'il est, quelque chose qu'il peut être et qu'il sera est à chaque fois encore en excédent. Or à cet excédent appartient la "fin" elle-même. La "fin" de l'être-au-monde est la mort. Cette fin appartenant au pouvoir-être, c'est-à-dire à l'existence, délimite et détermine la totalité à chaque fois possible du Dasein. Cependant, l'être-en-fin du Dasein dans la mort — et, avec lui, l'être-tout de cet étant — ne pourra être inclus de manière phénoménalement adéquate dans l'élucidation de son être-tout possible que si est conquis un concept ontologiquement suffisant, c'est-à-dire existential, de la mort ».

Quand, sur ce dernier mot, s'éteint la voix de Heidegger, tous les assistants ont les larmes aux yeux.

La même année est publié le premier volume des Œuvres complètes, qui comprendront environ cent-dix tomes, la Gesamtausgabe.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Menuiserie ontologique


Selon la philosophie marcellienne, le passage de l'haeccéité de l'arbre à l'haeccéité des planches ne peut se faire qu'au moyen d'une scie à chantourner et au prix d'une refonte du schème hylémorphique laissant, entre forme et matière, une place centrale à la singularité de l'étant existant.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

De l'incroyable voracité des philosophes


« Un phénomène n'est pas plutôt apparu que les philosophes se jettent dessus et lui mangent les chairs, les artères, les membranes et les tendons, de sorte que le lendemain, il n'en reste plus que le squelette. Si le temps ne réduisoit les os en poussière, il arriveroit dans la suite qu'ils ne sçauroient plus où les mettre, tant ils sont avides de déchiqueter tout ce qui passe à leur portée. » (Joseph Gumilla, Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la philosophie, Avignon, Mossy, 1758)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme lisant Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Moindre effort


Un trou dans le sinciput pratiqué par une balle de calibre .44 russian, anéantira le sujet pensant aussi sûrement que si on l'avait concassé entièrement, os après os. C'est ce caractère d'être suffisant pour l'abrogation du Moi qui fait l'importance de l'homicide de soi-même par révolvérisation. Il  a le mérite, si précieux, d'arriver à un grand résultat par les moyens les plus simples.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Lama


Si le lama crache régulièrement à la figure du capitaine Haddock, ce n'est pas pour divertir une petite élite dont il n'a cure, ni pour amuser cette entité platonique adulée qu'on surnomme la Masse. Il ne croit pas à ces deux abstractions, chères au démagogue. Il crache pour lui, pour ses amis, et pour adoucir le cours du temps.

Autrement dit, il le fait pour les mêmes raisons qui poussent l'homme du nihil à pratiquer la dilacération du Moi.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Incipit sans suite


Je me propose de reproduire, moyennant un système complexe de signes typographiques, l'aspect inachevé, hirsute et confus de mon intérieur frit.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

lundi 27 août 2018

Théologie comparée


La « religion nihilique » — dont le seul et unique sacrement est, faut-il le rappeler, l'homicide de soi-même — a ceci de commun avec la religion chrétienne qu'elle est eschatologique — « Rien, que ton règne arrive ! » — et pleine de mépris pour le monde d'ici-bas. Mais quant au reste, les deux doctrines n'ont pas grand chose à voir. En particulier, l'homme du nihil ne se croit pas tenu de pardonner les offenses que lui ont fait subir le « monstre bipède » et la « réalité empirique ». Il est au contraire « vindicatif en diable ».

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Interlude

Jeune femme lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Mort et immortalité


Lucrèce et Épicure ne voient dans le Dasein qu'un agrégat d'atomes qui se dispersent au moment de la mort « comme une fumée », pour rentrer dans la masse duveteuse de l'univers. Pour ces insouciants Latins, tout cesse avec la vie, et la façon de se débarrasser du cadavre est indifférente, on peut même en faire une garniture de cheminée ou un porte-parapluie. Dans ses Pensées sur la mort et l'immortalité (1830), Ludwig Feuerbach va jusqu'à affirmer qu'à l'instar de l'homme du nihil, les Anciens n'étaient point convaincus que la mort fût un mal !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Légèreté de l'étant existant


« Un hypocondriaque, dominé par l'idée du suicide, se mit à faire des recherches très longues sur les différents genres de morts, dans l'intention de choisir celui qui serait le moins douloureux. Après plusieurs mois d'études bibliographiques, il se trouva qu'il avait totalement oublié son but. » (A. Brierre de Boismont, Du suicide et de la folie suicide, Germer Baillière, Paris, 1856)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Lemme local de Lovász


Le lemme local de Lovász est un résultat de théorie des probabilités discrètes, relativement trivial, dû à Lászlo Lovász et Paul Erdős. Il considère un ensemble de mauvais événements supposés n'être pas fortement dépendants les uns des autres et affirme qu'il est possible d'éviter tous ces événements à la fois en ingérant du taupicide.

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Extrême susceptibilité du suicidé philosophique


« La très-grande majorité des sujets qui aspirent à commettre l'homicide de soi-même, éprouvent, avant de passer à l'acte, de la céphalalgie, de l'insomnie, de la chaleur, de la tension dans la tête, des mouvements fébriles plus marqués le soir et la nuit que dans le jour, de la soif, de la constipation, etc.

Le caractère est altéré ; quelques-uns deviennent indifférents, prennent du dégoût pour leurs occupations ordinaires ; ils sont d'une susceptibilité extrême avec leurs parents et leurs amis, repoussent avec aigreur les questions les plus innocentes sur le sens de l'existence, éprouvent des accès de colère dès qu'ils entendent le vocable "reginglette", etc. » (E. Régnault, Nouvelles réflexions sur la monomanie homicide, le suicide et la liberté morale, J.-B. Baillière, Paris, 1830)


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Marilyn Monroe lisant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Lassitude existentielle


Melancholia... Hôte malséant de mon impétueux in petto...

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Épouvante bergsonienne


Au printemps 1969, Heidegger est victime d'une crise de panique au cours de laquelle il est vu éructant et gesticulant dans les rues de Meßkirch. Il hurle que, « selon Bergson, un néant opéré par l'intellect ne peut être que "plein" ». Il doit être hospitalisé durant quelques semaines dans une « clinique spécialisée ».

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Bolet de mélèze


La philosophie, ce « stérile pays hérissé de frimas », a ceci de commun avec le bolet de mélèze (Boletus laricis) qu'elle est très coriace. Mais la ressemblance ne s'arrête pas là. Le bolet de mélèze, connu dans le commerce sous le nom d'agaric, constitue un médicament à la saveur douceâtre, un peu désagréable. Comme la philosophie, il entre dans la classe des purgatifs, et on le regarde comme un bon vermifuge.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Extralucidité du suicidé philosophique


Passant leur vie loin du monde et sans rapport avec lui, livrés aux exercices d'une religion mystique et mystérieuse — celle du Rien —, s'abandonnant aux entraînements de l'ascétisme et de la contemplation, les suicidés philosophiques développent outre mesure leurs facultés de sentiment, de perception, et acquièrent ce que certains croient être le don de prophétie, mais qui n'est que la prescience et la double vue des somnambules et des magnétisés. Leur extralucidité leur permet de pronostiquer leur propre avenir, qui se présente ordinairement sous la forme non-risible d'un cylindre-ogive redoutable, d'un puits busé, ou du four béant d'une gazinière.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

Jeune fille s'apprêtant à lire la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

Une créature des ténèbres


Si Rastapopoulos est un médiocrement convaincant « génie du Mal », il n'en va pas de même du diabolique docteur Müller. Assisté de ses deux complices, l'exubérant Wronzoff à la barbe interminable et le chauffeur Ivan, ce presque sosie de Vladimir Oulianov s'applique à  démontrer que « rien de ce qui est inhumain ne lui est étranger ». Avec un sadisme consommé, il enferme ses ennemis dans l'asile d'aliénés qu'il dirige, pour leur fait subir le terrifiant « traitement B » qui les laisse à l'état de légume.

Avec le docteur Müller, Hergé a créé l'une des figures les plus inquiétantes et antipathiques de la littérature universelle, qui surpasse dans la frénésie maléfique le Dimanche de Chesterton, l'Andrew Lumley de John Buchan, et le Percival Bartlebooth de Georges Perec.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Troisième voie


L'haeccéité favorise « le silence de l'abjection » (Chateaubriand) quand le jeu de boules, lui, encourage le bavardage des médiocres — surtout quand il s'agit de décider quelle boule est le plus proche du proverbial « cochonnet ». L'homme du nihil rêve d'une troisième voie, celle de l'homicide de soi-même, qui fait découvrir à l'étant existant les vertus du libre silence.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

dimanche 26 août 2018

Imperfectum de conatu


À propos de l'imparfait latin, qui exprime une action en voie de réalisation à une époque passée, Diomède dit « Imperfectum tempus nonnunquam inchoatiuum tempus appellauerunt ». Priscien va même jusqu'à dire qu'il exprime une action abandonnée avant d'être terminée. C'est une exagération, mais on sait que l'imperfectum de conatu, particulièrement fréquent dans les récits des suicidés philosophiques, exprime les efforts accomplis pour arriver à un résultat qui sera ou ne sera pas atteint : l'extermination du « sinistre polichinelle », de l'« odieux Moi ».

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Merveilles de la géologie


Dans l'estérellite à pyroxène et dans l'estérellite à biotite-amphibole, les courbes des plagioclases zonés auraient des caractères identiques à ceux qui ont été observés dans tous les autres laccolites. Comme le dit Pythagore, « la vie n'est-elle pas surprenante ? »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Jeune femme lisant Prière d'incinérer. Dégoût de Luc Pulflop

La connaissance impossible


Chez Kant, ce sont les principes a priori (c'est-à-dire antérieurs à l'expérience, conditions de l'expérience) qui fondent l'objectivité de la connaissance. Cette doctrine des catégories est ce que le « satyre de Königsberg » appelle la logique transcendantale (par opposition à la logique formelle qui se définit comme « la science des lois nécessaires de la pensée » et qui s'attache à la seule forme de la pensée vidée de tout contenu).

Kant montre que les conditions qui rendent la connaissance possible sont en même temps celles qui rendent possibles les objets de l'expérience. Parfois cependant, quand les objets sur laquelle elle est censée porter sont inconcevables, la connaissance est tout simplement impossible, et c'est ce qu'illustre le dialogue suivant, tiré du film Un Singe en hiver qui est une adaptation du roman éponyme d'Antoine Blondin : 


Suzanne Quentin

« Monsieur Fouquet ?... Vous connaissez La Bourboule ? 

Gabriel Fouquet

Ma foi, non.

Suzanne Quentin

Et bien, vous avez tort. C'est là que j'ai connu Albert. Il était en permission libérable. Il portait un blazer à rayures, et un canotier... avec ruban assorti. Bel homme, et il le savait [...] C'est drôle que vous ne connaissiez pas La Bourboule, un homme comme vous. »

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Zéro-un


La loi du zéro-un de Kolmogorov est un théorème énonçant que tout événement dont la réalisation dépend d'une suite de variables aléatoires indépendantes, tout en ne dépendant d'aucun sous-ensemble fini de ces variables, est soit presque sûrement réalisé, soit presque sûrement non réalisé, c'est-à-dire que sa probabilité vaut zéro ou un.

Instruit de ce résultat et voulant mettre toutes les chances de son côté, le suicidé philosophique ne fait dépendre la réalisation de son « grand œuvre » que d'une seule variable aléatoire : le degré de son exécration — qui doit atteindre un seuil λ fixé à l'avance. Mais quant au reste, tout est préparé « aux petits oignons ».


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Technique primitive de concassage du Moi


« Pour libérer l'étant existant du joug de l'haeccéité, il faut commencer par écraser le Moi : on le fait de diverses manières. Chez les bouddhistes thibétains, on prend une caisse carrée de quatre pieds de large, formée de liteaux de bois assez rapprochés pour empêcher le vouloir-vivre de passer ; on la place sur une cuve ; on verse dans cette caisse, qu'on nomme martyre, les granules du Moi à mesure qu'on les apporte, et un ouvrier, avec de gros sabots, les foule et les écrase. » (M. Salmon, Art de concasser le Moi et de trouver la paix de l'âme malgré le climat et l'intempérie des saisons, Huzard, Paris, 1826)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Engoncé


Engoncer se dit à propos d'un habit, par exemple une redingote, qui fait paraître le cou enfoncé dans les épaules. Engoncé dans l'idée de la mort volontaire.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)