vendredi 27 juillet 2018

Nœud trivial


En théorie des nœuds, le théorème de Fary-Milnor dit qu'en dimension trois, une courbe fermée simple, si elle est lisse et que sa courbure totale est assez petite (inférieure ou égale à 4 π), ne peut être qu'un nœud trivial.

Ceci la différencie de l'haeccéité, ce nœud gordien que l'homme du nihil s'escrime en vain à défaire et qu'il doit finalement trancher en employant le taupicide, un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe, ou en se jetant dans un puits busé.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

          Jeune fille lisant Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Tératogène


Tant que le Moi n'est pas violemment réfrigéré par l'idée du Rien, il est flottant et incertain ; comme la nature antédiluvienne, il n'engendre que des monstres.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Résistance des matériaux


Pour éprouver sa robustesse, j'entasse sur ma gabardine conscientale des jours entiers d'inaction, de solitude et de suicide.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

La vie du corps (Tobias Wolff)


Wiley, souffrant un soir de solitude, se rendit dans un bar de North Beach tenu par un type qui avait été un de ses collègues au lycée. Il regarda un match de base-ball, après quoi il entama la conversation avec la femme assise à côté de lui. Elle était vétérinaire. Elle s'appelait Kathleen.

Elle avait des yeux très verts, « verts comme les prairies d'Érin », lui dit-il, et elle rit, renversant la tête en arrière et décidant — il le devinait, il le voyait venir — de laisser les choses suivre leur cours. Elle était un peu ivre. Elle le touchait en parlant, au poignet, à la main, une fois même à la cuisse, pour bien se faire comprendre. Wiley hochait la tête mais n'entendait pas ce qu'elle disait. Ça se bousculait dans sa tête.

Il se voyait déjà pénétrer dans l'intimité de cette bougresse et envisageait d'organiser son étude selon trois axes principaux. Tout d'abord, parce que le concept d'individuum revêt sa première signification dans l'ordre de la physique et de la physiologie, comme en témoigne l'Abrégé de Physique de la deuxième partie de l'Éthique, il examinerait les traits distinctifs et caractéristiques de l'individu au sens premier, en tant qu'il s'agit d'un individu corporel quelconque. Dans un second temps, il restreindrait l'analyse au cas du corps humain, en tant que son statut de chose corporelle extrêmement complexe, de corps hautement individué, permet de le concevoir dans les termes d'un dispositif artificiel et d'un automate. Enfin, il s'agirait de déterminer dans quelle mesure l'être individué du corps humain constitue le modèle de l'individuation de l'esprit, afin de préciser l'enjeu de la conception spinoziste de l'identité psycho-physique comme identité individuelle, ou identité d'un seul et même individu.

Mais il fallait bien commencer quelque part et il décida de lui mettre, comme on dit, « la main au pot ».


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Mélancolie de l'Esquimau


« Tout le monde sait que les Lapons et les Esquimaux, presque condamnés à une nuit éternelle, sont réduits à l'état de marmottes. Tristes et moroses, paresseux, leur vie est celle d'un végétal ; la mélancolie, chez eux, est endémique : arrivés à un certain âge, ils se laissent presque mourir de faim, si les plus jeunes d'entre eux ne pourvoient à leurs besoin. Et comme cette vie de tristesse et de léthargie éternelles est plutôt un fardeau pour eux qu'un bienfait, ils la terminent par le suicide quand ils le jugent opportun. » (Paul-Ferdinand Gachet, Étude sur la mélancolie, Paris, 1864)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

          Jeune fille lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Frustration


Jerzy Nikodem Kosinski, né Józef Lewinkopf le 18 juin 1933 à Łódź, est un écrivain américain d'origine juive polonaise, auteur entre autres de L'Oiseau bariolé (The Painted Bird, 1965) et de La Présence (Being There, 1971). Attiré par les « cougars » mais se jugeant trop vieux pour en séduire aucun, il décide de mettre fin à ses jours. Le 3 mai 1991, à New York, le littérateur ulcéré prend des barbituriques copieusement arrosés d'alcool et s'allonge dans sa baignoire avec un sac en plastique sur la tête. Le matin, sa femme, Katherina von Fraunhofer, le retrouve mort. Comme dans le cas de la femme Woolf 1, Gragerfis se refuse à qualifier ce suicide de « philosophique ».

1. Virginia Woolf, que Gragerfis appelle « un bas-bleu impénitent » et qui souffrait, selon lui, d'importants troubles mentaux.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Malebranche vs. Descartes


« Une maison à l'écart de la rue, dans le quartier de Brélévenez, à Lannion. La haie est taillée, une échelle sortie dans le jardin. Et à une vingtaine de kilomètres de là, une autre maison, au jardin impeccable, dans la rue de Baloré, à Bégard. C'est dans ces deux habitations, à la porte désormais fermée par des scellés, qu'ont été retrouvés, hier, les corps de deux femmes, présentant de nombreuses plaies.

Plus tôt dans la journée, vers 9 heures, un homme âgé de 64 ans s'était présenté au commissariat de Lannion, s'accusant d'avoir porté des coups mortels à son épouse puis à sa mère. Ce retraité des télécoms venait sur les conseils d'un ami, à qui il avait confié avoir commis "une grosse bêtise". Dans le même temps, cet ami avait prévenu la gendarmerie.

"Selon ses déclarations, il s'est fâché d'abord avec sa femme pour un motif assez futile". indique Gérard Zaug. Selon le procureur de la République de Saint-Brieuc, l'homme aurait tenté de convaincre sa moitié que "le point d'appui de la philosophie est la lumière naturelle créée, la réflexion de l'esprit sur soi, autrement dit le cogito". Mais la femme, disciple de Malebranche, ne l'entendait pas de cette oreille et en tenait mordicus pour "la lumière divine elle-même".


Courroucé, le retraité a d'abord frappé son épouse avec un rouleau à pâtisserie, puis avec un marteau. "Dans la foulée, il s'est rendu chez sa mère à Bégard, poursuit le magistrat, et il l'a expédiée avec le même marteau. Il a expliqué aux enquêteurs qu'il adorait sa mère, mais qu'il la soupçonnait de souscrire aux thèses du chanoine Roscelin — or il n'a jamais pu souffrir le nominalisme". 

Le sexagénaire, assisté par son avocat, a été entendu par les policiers toute la journée d'hier. Il leur a indiqué que l'arme se trouvait à son domicile. Les enquêteurs ont retrouvé le marteau en suivant ses indications — il était caché sous des chaussettes — et découvert le corps de son épouse, âgée de 63 ans. » (Le Télégramme, 6 août 2014)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Spaltung


Otto Weininger, dans Sexe et caractère, cite une lettre de Keats à Richard Woodhouse du 27 octobre 1818 : « Lorsque je suis dans une pièce avec d'autres gens et si je ne suis pas en train de songer aux créations de mon esprit, alors mon propre Moi ne se retrouve pas avec lui-même, mais l'identité de chaque personne présente commence à faire pression sur moi, au point que je suis annihilé en très peu de temps. »

Cette labilité de l'identité n'est-elle pas le signe d'une faiblesse, d'un vide intérieur chez le poëte emblématique du romantisme anglais, par ailleurs grand amateur de vins de Bordeaux, de combats de boxe et de balades champêtres ? C'est la conclusion qui semble s'imposer, mais Gragerfis y voit plutôt « un trait primaire de l'affection hystérique, qui repose sur une faiblesse innée de la capacité de synthèse psychique ». De leur côté, Josef Breuer et Sigmund Freud considèrent que le Moi de Keats était sujet à des états de conscience particuliers qu'ils définissent comme des « états hypnoïdes », proches de l'état de rêve et caractérisés par une difficulté à associer qui provoque un « clivage de conscience » (Sur le mécanisme psychique des phénomènes hystériques, 1893). 

Mais cette notion de conscience hypnoïde reste bien vague... Changeant son fusil d'épaule, Freud va, en 1924, étendre le concept de clivage au champ de la psychose, dans laquelle, à ses yeux, le Moi se laisse emporter par le ça et se détache d'un morceau de la réalité.


Pour l'homme du nihil, se détacher de la réalité empirique est un passe-temps aussi récréatif qu'indispensable, mais quant à se laisser emporter par le ça, il ferait beau voir!

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Gomukhasana


Dans les Sept Boules de cristal, le capitaine Haddock reçoit sur le « cassis » une tête de vache en carton-pâte alors qu'avec Tintin il cherche la loge de Ramon Zarate alias le général Alcazar dans le dédale des coulisses du Music-Hall Palace.

Pourquoi cette tête de vache ? Très certainement parce que Hergé a toujours été très sensible à la place centrale qu'occupe la vache dans les croyances des Hindous — on le constatera d'ailleurs à nouveau dans Tintin au Tibet.

En Inde comme dans de nombreuses civilisations, la vache est le symbole vivant de la Terre nourricière : elle représente la fertilité et l'abondance. Au plan matériel, la vache est un animal paisible, source de grands bienfaits (lait, beurre, yaourt, faisselle, et cetera) ; au plan symbolique, elle est associée à la lumière ; au plan spirituel, à l'illumination intérieure. Le texte fondamental relatif à la pratique physique du yoga, le Hatha Yoga Pradipika, contient quinze asanas, dont Gomukhasana — littéralement, la tête de vache. Le Samhita Gheranda, un texte du XVII e siècle contenant trente-deux asanas, mentionne également Gomukhasana. La position de la « tête de vache » demande souplesse, force et patience. De par la position des bras et des jambes, en fermeture croisée, elle a un grand impact d'étirement sur les muscles latéraux externes des cuisses et des bras. B.K.S. Iyengar dit fort justement que la posture « rend les muscles des jambes élastiques ».

Comme le capitaine Haddock, nous devrions donc pratiquer Gomukhasana le plus souvent possible, et c'est bien là, semble-t-il, le message qu'a voulu nous transmettre Hergé.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Interlude

        Jeune femme lisant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Actualisation impossible du « faire »


La constipation n'est pas tant, comme on l'a souvent dit, soif de l'impossible, conscience malheureuse d'un au-delà inaccessible, prolongement d'un idéalisme de la transcendance, ni même simple confrontation de la réalité et du rêve, que l'histoire d'un désir rendu fou parce que tout sol lui fait défaut, d'un désir qui ne peut s'actualiser, parce que le « Suisse » toujours se dérobe.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

jeudi 26 juillet 2018

Bains russes


C'est surtout aux hommes de lettres, aux personnes vouées au travail du cabinet, que l'homicide de soi-même est favorable. Comme les bains russes, il est en effet un moyen très efficace de provoquer des péripéties dans le siège de la pensée par les douces commotions qu'en reçoit le système nerveux.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Hommes transparents


« C'est une île de glace, située dans le grand Nord, où vécurent des hommes transparents » : ainsi parlait Hérodote de la mythique Thulé.

Qu'aurait dit le « Père de l'histoire » s'il avait pu imaginer que ces hommes transparents pulluleraient au point d'envahir tout le globe !


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

La maison du canal (Georges Simenon)


Dans le flot de voyageurs qui coulait par saccades vers la sortie, elle était la seule à ne pas se presser. Son sac de voyage à la main, la tête dressée sous le voile de deuil, elle attendit son tour de tendre son billet à l'employé, puis elle fit quelques pas.

Quand elle avait pris le train, à Bruxelles, il était six heures du matin et l'obscurité était lourde de pluie glacée. Le compartiment de troisième classe était mouillé, lui aussi, plancher mouillé sous les pieds boueux, cloisons mouillées par une buée visqueuse, vitres mouillées, dedans et dehors. Des gens aux vêtements mouillés sommeillaient.


À huit heures, juste à l'arrivée à Hasselt, on éteignit les lampes du convoi et celles de la gare. Dans les salles d'attente, les parapluies perdaient des rigoles d'eau fluide qui sentaient la soie détrempée. Autour des poêles, des gens se séchaient et ils étaient presque tous en noir, comme Edmée. Était-ce une coïncidence? « Il n'y a pas plus de coïncidence que de beurre au cul, se dit-elle. Ou plutôt, tout est coïncidence et tout est nécessaire. Aucune explication, continua-t-elle in petto, ne dissipe le sentiment de hasard qui suit, comme son écho, l'intuition que le monde est à la fois étrange et explicable, injustifiable et impérieux, nécessaire, mais sans pourquoi. L'énigmatique absence de mystère est une invitation permanente à nous livrer en aveugles au hasard qui nous entraîne, comme on accorde à la vie le bénéfice du doute ».

Edmée secoua la tête, honteuse de se livrer à des réflexions « philosophiques » dignes d'un Raphaël Enthoven.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Interlude

     Jeune femme lisant la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

De la possibilité de savoir


« Les sceptiques, dans leur attaque contre les nouveaux académiciens et les médecins dogmatiques, s'étaient proposé très prudemment de ne pas même affirmer que l'on ne peut rien savoir. » (Heinrich Ritter, Histoire de la philosophie, 1836)

Une attitude prudente, en effet, et c'est celle qu'est d'abord tenté d'adopter l'homme du nihil avant de réaliser qu'il sait au moins une chose avec certitude : qu'il en a « ras la casquette » de la temporalité du temps, de l'haeccéité, du Moi et de tout ce qui s'ensuit.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Personnalisme


L'homme de 55 ans tué d'une flèche d'arbalète dans le cœur, lundi, vers 22 h 30, dans un cabanon à côté de sa maison du quartier du Mouësse, à Nevers, s'est suicidé.

C'est la conclusion de l'enquête des policiers du commissariat. Ils ont écarté l'accident et l'homicide après l'autopsie, l'audition des proches et le passage au crible des lieux de la macabre découverte. Une conclusion confortée par les tendances suicidaires du quinquagénaire qui avait déjà attenté à ses jours en se plantant des punaises dans les tempes, qu'il avait ensuite reliées par un fil électrique à une prise de courant.

L'enquête révèle qu'il a placé l'arbalète sur ses genoux, positionné la flèche à très faible distance de son thorax et actionné le mécanisme. Cette flèche a pénétré entre les côtes et ne lui a laissé aucune chance de survie.

L'homme vivait avec sa mère, 78 ans, et son frère de 46 ans. Tous trois s'étaient disputés ce lundi soir tragique, incapables qu'ils étaient de s'accorder sur le sens du « personnalisme mouniérien ». Le quinquagénaire avait fini par quitter ses proches et se réfugier dans le cabanon au fond du jardin. Son frère, inquiet de ne plus le voir depuis de longues minutes, était allé à sa rencontre et l'avait découvert mort. Posé sur un tabouret à côté du cadavre, un papier portant ces simples mots : « La personne ne peut croître qu'en se purifiant de l'individu qui est en elle. Signé : Emmanuel Mounier » (Le Journal du Centre, 6 octobre 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Résistance passive


On a longtemps fait porter la responsabilité de la rétention fécale au « Suisse » lui-même, le soupçonnant de mettre en œuvre sournoisement le principe de l'« atermoiement illimité » qui, dans le bouddhisme tibétain, est présenté comme l'une des issues possibles, ou plutôt comme l'une des formes de condamnation qui sanctionnent les existences fourvoyées. Mais les savants modernes estiment plutôt que c'est une carence en fibres, solubles et insolubles, qui est cause de ce désordre.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Ciel vide


La vie est absence de volucre.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

           La Pulflopina lisant Prière d'incinérer. Dégoût

Espace lusinien


Un espace mesurable est dit lusinien ou standard s'il est isomorphe à une partie borélienne d'un espace polonais muni de la tribu induite par la tribu borélienne. Un théorème de Kuratowski assurerait dit-on que tous les espaces mesurables lusiniens non dénombrables sont isomorphes, mais quant au suicidé philosophique, il préfère s'en remettre à la merveilleuse précision de son colt Frontier au canon de dix centimètres pour se rendre isomorphe au Rien, une bonne fois pour toutes.

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Sommeil noir


Boue, bourbe, barbon, boule, bouboule, bubon, Darie Boutboul, barbaque, borborygme... Bourboule ! — Un grand sommeil noir tombe sur ma vie, dormez tout espoir, dormez toute envie. — Paul Verlaine.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Toute-puissance de l'idée du Rien


« La pensée de l'homicide de soi-même s'impose à l'esprit du sujet pensant, non par un défaut de raisonnement, une paresse d'esprit, par une ignorance, par l'influence d'une passion, mais par la force tyrannique, invincible de l'idée du Rien, devant laquelle la générosité de la nature, les traditions de la religion, les enseignements de la morale, les conseils, les exemples expirent impuissants ou ne conservent tout au plus qu'une autorité dérisoire. » (Albert Lemoine, Le suicidé philosophique devant la morale et la société, Paris, 1862)

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Un parallèle osé


Le chien de garde du docteur J.W. Müller dans l'Île Noire est un féroce dogue allemand arlequin. Quand Milou se fait voler son os par ce molosse, il pleure à chaudes larmes : « wouhou ! houhou ! hou ! » Son affliction nous rappelle celle du constipé dont la vie incertaine et chancelante paraît devoir finir à chaque instant et qui, incapable d'extraire de lui-même la « matière vivante du réveil » possède à peine la force nécessaire pour exister, et pour annoncer par des gémissements dignes du prophète Jérémie les souffrances qu'il éprouve.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Interlude

   Femme avec conversation lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Plaisanterie de mauvais goût


« En présence de la réalité, je n'ai que des opinions, plus ou moins vraisemblables, plus ou moins probables. Cet objet fuselé que j'entrevois dans le corridor d'un hôtel, je le prends pour un serpent dans l'obscurité ; mais si j'affine mon expérience perceptive, je vois qu'il ne bouge pas, qu'il n'a pas la couleur d'un serpent, je l'examine dans tous ses détails et je parviens à une représentation plus probable, celle d'un "cigare japonais" qu'un malotru a déposé sur un plateau d'argenterie plein de tartines beurrées et de croissants. » (Ligaturo Mazop der Saj, Scepticisme et mondanité, J.-B. Baillière, Paris, 1844)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

mercredi 25 juillet 2018

Du divin et du sacré


Il est notoire que Heidegger a été élevé dans un milieu « authentiquement catholique ». Son père est certes tonnelier, mais il est aussi sacristain, et il ne « plaisante pas avec ces choses-là ». À onze ans, le jeune Martin est donc requis pour servir la messe à Meßkirch (son passage préféré est celui où il tend au prêtre les burettes, cependant que celui-ci dépose l'hostie sur le corporal).

Au début, tout se passe comme sur des roulettes, mais des tensions ne tardent pas à apparaître entre le garçon et le curé de Meßkirch, l'abbé Prellen, au sujet du sacré et du divin.

Pour Heidegger, le sacré n'est pas sacré parce que divin ; c'est plutôt parce que selon son ordre il est sacré, que le divin est divin — das Gôttliche ist göttlich, weil es in seiner Weise "heilig" ist —, idée qui exaspère le curé, car il y voit un sophisme. Mais ce qui met le comble au courroux du prêtre, c'est que Heidegger soutient que le divin ne peut être pensé qu'à partir de l'essence du sacré, elle-même saisie à partir de la vérité de l'être.

L'abbé Prellen informa le père de Heidegger des « mauvaises pensées » de son fils, et celui-ci se prit de sévères « roustes », mais rien ne put le faire changer d'avis. Heureusement pour lui, l'abbé Prellen fut remplacé peu de temps après par l'abbé Bühlhof, beaucoup plus « coulant » que son prédécesseur en matière de théologie.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)