« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mercredi 29 août 2018
Apaisement fugace
Grâce au courant établi entre sa pensée effervescente et l'inerte régolite qu'il contemple — l'infrangible et pondéreux « réel » —, le suicidé philosophique se sent devenir pierre. Il se sait traversé par les mêmes forces que le minéral en apparence dénué de vie. Il y trouve une sérénité, certes, mais nulle raison suffisante, bien au contraire, d'abandonner son grand projet : l'homicide de soi-même.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Médiumnique
Quand il n'est pas occupé à dilacérer son Moi, l'homme du nihil, qui se délecte dans le macabre, pratique à l'occasion la nécromancie. Par une condensation intense de sa volonté, par une exaltation prodigieuse de son dynamisme fluidique, il réussit parfois à évoquer le fantôme du « Nerval vaudois », Edmond-Henri Crisinel, cet athlète du Rien qui, vrillé par un térébrant sentiment d'échec, se donna la mort en se jetant dans le lac Léman. Plus d'une fois, des signes indubitables ont attesté la présence du spectre invisible qui, comme le héros de son roman Alectone, s'efforçait de « faire le mort, comme un cloporte ». Il y réussissait d'ailleurs très bien.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Limbes
Entre le Rien et le Tout, il y a ce permafrost intermédiaire, ce rien où je m'ébats.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
mardi 28 août 2018
Problème insoluble
La quadrature du cercle est, avec la trisection de l'angle et la duplication du cube, l'un des trois grands problèmes de l'Antiquité. Il vise à construire, pour un cercle donné, un carré de même aire avec la règle et le compas seuls.
Comme les deux autres, ce problème a été démontré insoluble, essentiellement grâce aux travaux de Wantzel et Lindemann.
En langage vulgaire, l'expression « chercher la quadrature du cercle » signifie tenter de résoudre un problème insoluble, et c'est bien ce que fait l'homme du nihil quand il essaie d'échapper à son Moi : il a beau traverser les steppes d'Asie centrale jusqu'au Kamtchatka, son ennemi secret ne tarde pas à retrouver sa trace, et le bourrellement recommence.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Un fortifiant sans égal
Dans la Pharmacopée universelle de Nicolas Lémery, on peut lire que l'idée du Rien « est propre pour fortifier toutes les parties vitales et principalement le cerveau, réjouit le cœur, ranime la mémoire, et préserve de la malignité en temps de peste. La dose, ajoute l'auteur, en est depuis deux dragmes jusqu'à une once, et elle a un goût fort agréable. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Déréliction
Perdu parmi des millions de « monstres bipèdes » qui voient dans l'existence un genre de parc d'attractions, l'homme du nihil fait l'expérience unique d'une déréliction totale. Sa condition est inférieure à celle des choses, condamné qu'il est à une passivité complète dans son « cagibi rienesque », et à subir en sus ce crucifiement que les ontologues nomment haeccéité. Le bourrellement que lui inflige son odieux Moi est absolu, puisqu'il paralyse toute fuite, interdit tout abandon de soi, toute apostasie au sens étymologique du terme et touche par là l'essence même du Dasein rappelé à son ultime identité : celle d'un cadavre vivant.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Adieux à l'Être
Heidegger meurt le 26 mai 1976 à Meßkirch, où il est enterré. Ses dernières paroles, fidèlement consignées par Elfriede, sont, sans surprise, une réflexion sur la mort : « Dans le Dasein, aussi longtemps qu'il est, quelque chose qu'il peut être et qu'il sera est à chaque fois encore en excédent. Or à cet excédent appartient la "fin" elle-même. La "fin" de l'être-au-monde est la mort. Cette fin appartenant au pouvoir-être, c'est-à-dire à l'existence, délimite et détermine la totalité à chaque fois possible du Dasein. Cependant, l'être-en-fin du Dasein dans la mort — et, avec lui, l'être-tout de cet étant — ne pourra être inclus de manière phénoménalement adéquate dans l'élucidation de son être-tout possible que si est conquis un concept ontologiquement suffisant, c'est-à-dire existential, de la mort ».
Quand, sur ce dernier mot, s'éteint la voix de Heidegger, tous les assistants ont les larmes aux yeux.
La même année est publié le premier volume des Œuvres complètes, qui comprendront environ cent-dix tomes, la Gesamtausgabe.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Menuiserie ontologique
Selon la philosophie marcellienne, le passage de l'haeccéité de l'arbre à l'haeccéité des planches ne peut se faire qu'au moyen d'une scie à chantourner et au prix d'une refonte du schème hylémorphique laissant, entre forme et matière, une place centrale à la singularité de l'étant existant.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
De l'incroyable voracité des philosophes
« Un phénomène n'est pas plutôt apparu que les philosophes se jettent dessus et lui mangent les chairs, les artères, les membranes et les tendons, de sorte que le lendemain, il n'en reste plus que le squelette. Si le temps ne réduisoit les os en poussière, il arriveroit dans la suite qu'ils ne sçauroient plus où les mettre, tant ils sont avides de déchiqueter tout ce qui passe à leur portée. » (Joseph Gumilla, Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la philosophie, Avignon, Mossy, 1758)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Moindre effort
Un trou dans le sinciput pratiqué par une balle de calibre .44 russian, anéantira le sujet pensant aussi sûrement que si on l'avait concassé entièrement, os après os. C'est ce caractère d'être suffisant pour l'abrogation du Moi qui fait l'importance de l'homicide de soi-même par révolvérisation. Il a le mérite, si précieux, d'arriver à un grand résultat par les moyens les plus simples.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Lama
Si le lama crache régulièrement à la figure du capitaine Haddock, ce n'est pas pour divertir une petite élite dont il n'a cure, ni pour amuser cette entité platonique adulée qu'on surnomme la Masse. Il ne croit pas à ces deux abstractions, chères au démagogue. Il crache pour lui, pour ses amis, et pour adoucir le cours du temps.
Autrement dit, il le fait pour les mêmes raisons qui poussent l'homme du nihil à pratiquer la dilacération du Moi.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Incipit sans suite
Je me propose de reproduire, moyennant un système complexe de signes typographiques, l'aspect inachevé, hirsute et confus de mon intérieur frit.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
lundi 27 août 2018
Théologie comparée
La « religion nihilique » — dont le seul et unique sacrement est, faut-il le rappeler, l'homicide de soi-même — a ceci de commun avec la religion chrétienne qu'elle est eschatologique — « Rien, que ton règne arrive ! » — et pleine de mépris pour le monde d'ici-bas. Mais quant au reste, les deux doctrines n'ont pas grand chose à voir. En particulier, l'homme du nihil ne se croit pas tenu de pardonner les offenses que lui ont fait subir le « monstre bipède » et la « réalité empirique ». Il est au contraire « vindicatif en diable ».
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Mort et immortalité
Lucrèce et Épicure ne voient dans le Dasein qu'un agrégat d'atomes qui se dispersent au moment de la mort « comme une fumée », pour rentrer dans la masse duveteuse de l'univers. Pour ces insouciants Latins, tout cesse avec la vie, et la façon de se débarrasser du cadavre est indifférente, on peut même en faire une garniture de cheminée ou un porte-parapluie. Dans ses Pensées sur la mort et l'immortalité (1830), Ludwig Feuerbach va jusqu'à affirmer qu'à l'instar de l'homme du nihil, les Anciens n'étaient point convaincus que la mort fût un mal !
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Légèreté de l'étant existant
« Un hypocondriaque, dominé par l'idée du suicide, se mit à faire des recherches très longues sur les différents genres de morts, dans l'intention de choisir celui qui serait le moins douloureux. Après plusieurs mois d'études bibliographiques, il se trouva qu'il avait totalement oublié son but. » (A. Brierre de Boismont, Du suicide et de la folie suicide, Germer Baillière, Paris, 1856)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Lemme local de Lovász
Le lemme local de Lovász est un résultat de théorie des probabilités discrètes, relativement trivial, dû à Lászlo Lovász et Paul Erdős. Il considère un ensemble de mauvais événements supposés n'être pas fortement dépendants les uns des autres et affirme qu'il est possible d'éviter tous ces événements à la fois en ingérant du taupicide.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Extrême susceptibilité du suicidé philosophique
« La très-grande majorité des sujets qui aspirent à commettre l'homicide de soi-même, éprouvent, avant de passer à l'acte, de la céphalalgie, de l'insomnie, de la chaleur, de la tension dans la tête, des mouvements fébriles plus marqués le soir et la nuit que dans le jour, de la soif, de la constipation, etc.
Le caractère est altéré ; quelques-uns deviennent indifférents, prennent du dégoût pour leurs occupations ordinaires ; ils sont d'une susceptibilité extrême avec leurs parents et leurs amis, repoussent avec aigreur les questions les plus innocentes sur le sens de l'existence, éprouvent des accès de colère dès qu'ils entendent le vocable "reginglette", etc. » (E. Régnault, Nouvelles réflexions sur la monomanie homicide, le suicide et la liberté morale, J.-B. Baillière, Paris, 1830)
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Épouvante bergsonienne
Au printemps 1969, Heidegger est victime d'une crise de panique au cours de laquelle il est vu éructant et gesticulant dans les rues de Meßkirch. Il hurle que, « selon Bergson, un néant opéré par l'intellect ne peut être que "plein" ». Il doit être hospitalisé durant quelques semaines dans une « clinique spécialisée ».
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Bolet de mélèze
La philosophie, ce « stérile pays hérissé de frimas », a ceci de commun avec le bolet de mélèze (Boletus laricis) qu'elle est très coriace. Mais la ressemblance ne s'arrête pas là. Le bolet de mélèze, connu dans le commerce sous le nom d'agaric, constitue un médicament à la saveur douceâtre, un peu désagréable. Comme la philosophie, il entre dans la classe des purgatifs, et on le regarde comme un bon vermifuge.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Extralucidité du suicidé philosophique
Passant leur vie loin du monde et sans rapport avec lui, livrés aux exercices d'une religion mystique et mystérieuse — celle du Rien —, s'abandonnant aux entraînements de l'ascétisme et de la contemplation, les suicidés philosophiques développent outre mesure leurs facultés de sentiment, de perception, et acquièrent ce que certains croient être le don de prophétie, mais qui n'est que la prescience et la double vue des somnambules et des magnétisés. Leur extralucidité leur permet de pronostiquer leur propre avenir, qui se présente ordinairement sous la forme non-risible d'un cylindre-ogive redoutable, d'un puits busé, ou du four béant d'une gazinière.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Une créature des ténèbres
Si Rastapopoulos est un médiocrement convaincant « génie du Mal », il n'en va pas de même du diabolique docteur Müller. Assisté de ses deux complices, l'exubérant Wronzoff à la barbe interminable et le chauffeur Ivan, ce presque sosie de Vladimir Oulianov s'applique à démontrer que « rien de ce qui est inhumain ne lui est étranger ». Avec un sadisme consommé, il enferme ses ennemis dans l'asile d'aliénés qu'il dirige, pour leur fait subir le terrifiant « traitement B » qui les laisse à l'état de légume.
Avec le docteur Müller, Hergé a créé l'une des figures les plus inquiétantes et antipathiques de la littérature universelle, qui surpasse dans la frénésie maléfique le Dimanche de Chesterton, l'Andrew Lumley de John Buchan, et le Percival Bartlebooth de Georges Perec.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Troisième voie
L'haeccéité favorise « le silence de l'abjection » (Chateaubriand) quand le jeu de boules, lui, encourage le bavardage des médiocres — surtout quand il s'agit de décider quelle boule est le plus proche du proverbial « cochonnet ». L'homme du nihil rêve d'une troisième voie, celle de l'homicide de soi-même, qui fait découvrir à l'étant existant les vertus du libre silence.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
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