Tout le mal du monde — à
l'exception peut-être de celui provoqué par un panaris — prend sa
source dans la sinistre coquecigrue qu'on appelle le Moi. Arrière, le
Moi ! Du balai ! Aux doubles-vécés !
N'hésitant jamais devant les
pensées inouïes — et s'inspirant sans doute de Lichtenberg —,
l'homme du nihil définit sa vie « un gruère sans lame auquel manque le
manche, où il ne reste que les trous » !
Conscient de l'irréalité du monde,
l'homme du nihil tente, à l'aide du vocable reginglette, de produire une
œuvre qui soit plus réelle que la prétendue « réalité empirique » et qui
dénonce avec vigueur le caractère fictif de celle-ci. — Mais c'est un
terrible fiasco.
« Je porte avec orgueil la honte d'avoir un
Moi » répondit un jour l'homme du nihil à Gragerfis qui lui demandait
pourquoi il était aussi guindé en société.
Quand l'homme du nihil recherche l'oubli
de soi-même — « Car mon âme frémit de regarder dans l'urne »,
confie-t-il un jour à Gragerfis —, c'est d'un « soi » qui se confond
pour lui avec l'homme actuel, contradictoire et déchiré, avec ses
déchéances mystérieuses (il souffre alors d'un cruel panaris) et ses
amertumes — dues notamment aux vilenies d'une « bourrelle ». L'urne,
selon Gragerfis, contenait « un genre de minestrone à base de taupicide
foudroyant Moulin ».
L'homme du nihil
dédaigne les biens de la terre et « est humble dans son genre »
(Gragerfis). D'après Froissard, ce dédain et cette humilité le
distinguent du comte Robert de Genève (futur pape Clément VII), connu
pour s'entourer d'un « éclat ambitieux ».
Alors qu'il
venait de rendre ses derniers hommages à un proche inopinément « décédé »,
l'homme du nihil déclara à Gragerfis que « la vie n'est certes pas
quelque chose d'amusant, mais la mort... cela n'a pas l'air fifou non
plus ». Gragerfis dit dans son Journal qu'il en resta « comme deux ronds
de flan ». Entendre parler ainsi le chantre infatigable de l'homicide de
soi-même ? La mort, « pas fifou » ?!
« C'est
une entreprise hardie, celle où s'est lancé le nihilique, qui consiste à
aller dire aux hommes qu'ils ne sont que de grotesques "monstres
bipèdes" et que, par-dessus le marché, "rien n'est". — Mais le moyen
de réfuter ces assertions ? » (Bossuet, Sermon sur la mort. Pour le vendredi de la IVe semaine de Carême 1662)
Selon Gragerfis, le seul
moyen de supporter une relation de longue durée avec une personne du
sexe est de voir en cette dernière une « calamité naturelle » — comme
une inondation, une nuée de sauterelles, etc. — à laquelle il est
impossible d'échapper. « Mais pour ça, précise-t-il, il faut être
sacrément fataliste. »
L'oubli que procure le sommeil est la
seule consolation qui s'offre à l'homme accablé par la temporalité du
temps, la mortalité de l'être mortel, l'haeccéité — sans préjudice
d'un éventuel panaris et des bassesses d'une « mégère difforme au faciès
d'hippopotame ». Alors, quand le philosophe Blaise Pascal dit que « Jésus
sera en agonie jusqu'à la fin du monde », et qu'en conséquence, « il ne
faut pas dormir pendant ce temps-là », l'homme du nihil trouve qu'il « pousse un peu le bouchon ».
Invité
par un article de magazine à « transformer sa vision du monde grâce à la
permaculture », l'homme du nihil préféra la conserver telle quelle, « sombre et définitive comme une forêt de conifères ». Le monde, pour lui,
cela n'a jamais été autre chose que « l'élément obscur, froid, hostile
et violent où s'abîment toute pensée et tout idéal ». Et puisque le mal
est partie intégrante de la condition humaine, alors « aux chiottes la
permaculture ».
D'après Louyer-Villermay 1, « il
n'existe aucun médicament propre à guérir la misanthropie » car « les
affections de l'âme et les maladies de l'entendement sont très peu
accessibles aux puissances pharmaceutiques ». — « Je t'en foutrai des
maladies de l'entendement, moi, tuouaouar ! », réplique l'homme du nihil.
1. Dictionnaire des sciences médicales, Tome trente-troisième, Paris, Panckoucke, 1819.
Ce n'est pas pour rien que les
Anciens voyaient en la femme une créature satanique. Sa méchanceté, la
joie qu'elle éprouve à faire le mal, son attirance pour les choses
pernicieuses (les fameux « magazines féminins »), tout cela porte
indubitablement la marque du « prince des ténèbres ».
« Être à l'eau d'angoisse et au
pain de tribulation » est une locution ancienne qui évoque la situation
des moines que leurs supérieurs punissaient en les jetant dans un cachot
et en les mettant au pain et à l'eau. Aujourd'hui, s'il faut en croire
Gragerfis, elle décrit assez bien la condition de l'homme du nihil.
Il y a dans l'homicide de soi-même
quelque chose de radical qui peut effrayer le commençant. Heureusement,
il existe une solution alternative qui est de « faire le mort, comme un
cloporte ».
Dans son Journal d'un
cénobite mondain, Gragerfis, après avoir évoqué les brimades qu'il subit
d'un certain « Valéry Réel », lance ce cri poignant : « L'idée du Rien
nous protégera-t-elle de nos ennemis électriciens, magistes noirs et
théosophes ? Nous préservera-t-elle des angoisses, des serrements de
poitrine, des battements de cœur et, tant qu'à faire, des panaris ? » —
Mais il se répond aussitôt à soi-même : « Tu rêves ! »
« Depuis la treizième année de Josias,
fils d'Amon, roi de Juda, il y a vingt-trois ans que la parole de
l'Éternel m'a été adressée ; je vous ai parlé, je vous ai parlé dès le
matin, et vous n'avez pas écouté. J'ai prononcé devant vous le vocable
reginglette et vous avez fait comme si de rien n'était. Puisque c'est
ainsi, tout ce pays deviendra une ruine, un désert, et ces nations
seront asservies au roi de Babylone pendant soixante-dix ans. »
Dans sa Lettre ouverte à une
bourrelle, l'homme du nihil interroge les conditions de possibilité de
l'action moralement mauvaise. Il ne s'agit plus pour lui d'établir le
principe objectif de la moralité — il a dépassé ce stade ! —, mais
de mettre au jour les principes subjectifs pouvant conduire une « mégère
difforme au faciès d'hippopotame » à adopter des maximes particulières et
non universalisables c'est-à-dire non conformes à la loi morale.
Il n'est que de se promener dans les rues
ou de prendre les « transports en commun » pour constater — par
contraposition ! — que chaque individu se fait sa propre notion du
ridicule. Mais personne, à l'exception de l'homme du nihil — et
peut-être de quelques bouddhistes : Talé-Lama, Guison-Tamba,
Pandchan-Remboutchi, etc — ne semble ressentir le ridicule pourtant le
plus cuisant : celui d'avoir un Moi. Voilà qui est tout de même « un peu
fort de café » !
La femme est-elle susceptible
de se poser des « questions existentielles » ? A-t-elle seulement
conscience de son existence ou n'est-elle qu'un protozoaire de grande
taille pourvu de cils vibratiles (un peu à la manière de la paramécie),
autrement dit une « machine anatomique » ?
Certains auteurs (Lautréamont, Antonin
Artaud « le Mômo », Robert Férillet) semblent n'avoir pris la plume que
pour « conchier le réel ». Mais ce dernier se vengea cruellement en leur
envoyant, au moment où ils s'y attendaient le moins, une légion
d'entrepreneurs charcutiers — mouches bleues de la viande (Calliphora
vomitoria Lin.), mouches grises (Sarcophaga carnaria Lin.) —, qui « fit
rentrer dans les trésors de la vie leur matière animale défunte ».
Lautréamont, Artaud, Férillet « ne connaissaient pas Raoul » !
Le mathématicien Henri Poincaré plongé dans la
Mathématique du néant de Włodzisław Szczur et se disant qu'il n'a jamais
lu « un tel ramassis de conneries ».
Il suffit d'observer le « monstre bipède »
dans la rue ou dans un coquetèle pour s'apercevoir qu'il possède toutes
les caractéristiques d'un automate. Ses actes, ses paroles même sont
désespérément prévisibles — ce qui fit dire à Gragerfis qu'« il diffère
peu d'un cochon d'inde ». Et contrairement à celui de Spinoza, cet
automate n'est pas même spirituel !!!
Tout le malheur des hommes
vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans
une chambre palléale de mollusque (en compagnie des branchies et du
tube digestif).
« Si la prétendue
réalité empirique n'est en fait que la projection de mon conscient
intérieur, alors je devrais d'urgence consulter un psychiatre pour
masochisme exacerbé », déclare Gragerfis dans son Journal d'un cénobite
mondain. — Mais ce psychiatre ne serait-il pas, lui aussi, une
projection du « conscient intérieur » gragerfissien ? On n'en sort pas.
C'est à se taper la tête contre les murs !