Ce
qu'il y a de bien avec la vie, c'est qu'elle se laisse décrire d'un
nombre infini de façons. On peut la définir un margouillis
exophtalmique, un cognassier-plateforme, une grosse tourte de m..., tout
ce que vous voulez. Tant qu'il ne s'agit pas de quelque chose de
positif, on est sûr de ne pas se tromper.
Quand
Husserl publia ses Logische Untersuchungen, le réel faillit se
retrouver « cul nu ». Son falzar ne tenait plus qu'avec des ficelles et
des épingles de nourrice. Puis vint Heidegger et la réalité empirique
retrouva une certaine superbe. « L'être ». Tu parles !
L'écrivain
et trompettiste Boris Vian avait promis que l'on tuerait tous les
affreux — et c'était assurément une excellente nouvelle. Mais ça
tarde. Ça tarde trop.
Quelqu'un
d'un peu fragile de la tête tombe facilement dans l'illusion qu'il
arrivera, à l'aide de simples vocables (strapontin, etc.), à régler son
compte au Grand Tout. Erreur ! Vous pouvez le traiter de batracien ou de
margouillis exophtalmique, à la fin, c'est toujours lui qui vous cloue
le bec.
Pendant
que vous souffrez, des dents ou d'un autre viscère — quoique les
dents ne soient pas à proprement parler un viscère —, vous ne pensez
pas au reste. Mais c'est le seul avantage.
C'est
tout de même quelque chose, de n'aimer personne. Et de trouver que « tout
pue ». Il y aurait presque de quoi se demander si le problème ne réside
pas en soi-même. — Presque.
L'existence,
parlez d'un voyage. Ce ne sont que jungles épaisses et monts pelés.
Décidément, Heidegger a raison : la vie facticielle se caractérise par
une négativité spécifique qui n'a rien à voir avec le problème logique
de la négation et qui est réfractaire à toute interprétation
dialectique. Sans parler des scories mortifères qui vous tombent sans
cesse sur le cassis !
C'est
effrayant, quand on y pense, toutes les choses que le nihilique a en
commun avec le pauvre Grégoire Samsa : lorsqu'il s'exprime, personne ne
le comprend et il semble avoir « une voix d'animal » ; ses pattes
produisent un liquide semblable à de la colle ; on lui lance des pommes ;
la « réalité empirique » l'attaque et le ronge de l'intérieur, le
laissant « tout plat et sec ». Et cætera, et cætera.
La
mécanique quantique permet de comprendre comment un individu « nihilique » persécuté par une mégère difforme au faciès d'hippopotame
peut être à la fois mort et vivant. Il se trouve simplement dans un « état de superposition » où il cumule plusieurs états classiques
incompatibles. Oui, comme le chat de Schrödinger !
Le
secret d'une existence réussie est « con comme la lune » : ne pas rire,
ne pas pleurer, ne s'enthousiasmer pour rien ; être aussi semblable à un
cadavre qu'il est possible sans perdre la vie au sens biologique (car
il ne faut quand même pas pousser). C'est à peu près tout.
Selon
Rudolf Carnap, « reconnaître la réalité d'une chose ou d'un événement
veut dire réussir à l'incorporer dans le système des choses, à telle ou
telle position d'espace-temps, de sorte qu'il s'ajuste aux autres choses
reconnues comme réelles, selon les règles du cadre ». Si l'on adopte ce
point de vue, alors le nihilique n'est pas réel. Car pour ce qui est de
s'ajuster...
D'après
Gilles Gaston Granger, le problème du fondement selon Tarski ne
concerne ni la fistule ni les hémorroïdes mais consiste plutôt à fixer
les limites de l'usage adéquat et correct de la notion de vérité.
Le
nihilique est un sacré phénomène. On dirait qu'il n'appartient pas à ce
monde-ci, mais à un autre qu'il aurait perdu pour toujours. Peut-être
le Grand Indéfini d'Anaximandre ? En tout cas, il est souvent
mélancolique et rien ne peut l'égayer. En bref, c'est un vrai bonnet de
nuit.
Un
jour, Louis Leprince-Ringuet décida de rendre visite à Paul Dirac. Il
voulait « lui serrer la pince » et en profiter pour discuter de photons.
Mais quand il arriva chez Dirac, celui-ci était parti faire ses courses.
Alors Leprince-Ringuet dit que puisque c'était ainsi il repasserait le
lendemain. Mais il n'en eut pas l'occasion car il dut ensuite garder le
chat de Schrödinger et... mais c'est trop compliqué à expliquer.
Quand
on est persuadé que « rien n'est », on n'a d'autre choix que de se taire :
que pourrait-on dire et à qui ? Le nihilique se tait donc — à moins
d'être des Carpates ou — cas plus épineux nécessitant l'emploi de
fractions continues — de Bezons.
Les
gens font ceci et cela, on dirait que c'est leur raison d'être. Mais
toi tu ne fais rien, tu es assis à ta fenêtre et tu penses à la mort (ou
à un point mathématique) quand vient le soir.
Recenser
les diverses significations possibles de la phrase : « L'avocat de Paul
est véreux », une existence ordinaire n'y suffirait pas, de bien loin.
Une
fois pris dans la spirale de l'inaction, on ne peut plus en sortir,
sauf survenue d'un événement exceptionnel qui vous force à agir « et plus
vite que ça ». Cela peut être par exemple un cabiai — un « capybara » — entré par effraction dans votre intérieur frit.
La
physique moderne ayant démontré le caractère illusoire du « monde réel »,
le nihilique ne voit pas pourquoi il devrait sortir de son lit. S'il le
fait, c'est uniquement pour nourrir ses bêtes, un peu à la manière d'un
valet de ferme gombrowiczien.
Placez
le sens de la vie dans le vocable zingibéracé, et vous n'avez plus de
place dans la société des hommes normaux. Vous êtes un homme singulier, « tombé du général » comme le dit Kierkegaard à propos du chevalier de la
foi, ou comme le dit Dostoïevski à propos de Raskolnikov, un homme « qui a
tranché d'un coup de ciseaux les liens qui le rattachaient aux autres
hommes ».