Questions sur la mort

 

Alors qu'on va encore à peu près bien, on peut, à quelqu'un qui vous interroge sur la mort, répondre quelque chose du genre : « C'est ma compagne la plus fidèle ; elle ne me quitte pas depuis l'enfance, elle est à l'intérieur de moi. La mort fonctionne en moi, sans repos, comme le sable coule dans un sablier. » On combine de belles phrases, on fait le malin. Mais quand on va déjà si mal qu'on aperçoit à l'horizon la fin des haricots, on signifie au questionneur de dégager et fissa (en le traitant in petto de bien-portant de merde).

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Maladies

 

Novalis dit que la vie est une maladie de l'esprit, mais il oublie de dire que l'esprit est lui-même une maladie de la matière, celle-ci étant à son tour une maladie du Grand Indéfini d'Anaximandre, c'est-à-dire du pachynihil.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Un bilan caïman nul

 

Il faut imaginer Dieu, au soir de sa vie, accablé par l'idée d'avoir tout raté, et comme un naufragé à une planche pourrie, tenter de se raccrocher à ses rares réussites : « Tout de même. N'ai-je pas créé le crocodile ? »

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Comment ça s'écrit ?

 

Cet animal est un yak tochin-pichais.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Solitude du clameçant

 

Vous pouvez souffrir tant que vous voulez, les gens n'en ont rien à foutre. Ils n'en ont pas plus à foutre que de la philosophie de Maritain. Vous allez clamecer, bientôt vous n'existerez plus — ô ecchymose de l'âme ! — et eux, ils vaquent à leurs petites affaires. On avait bien raison de les haïr depuis le début. Salops ! Euh... Pots de pisse !

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Impuissance métaphysique de Gierek

 

« Si tu veux des bonbecs, demande donc à Gierek. Il en a des masses, il t'en donnera bien quelques-uns.

— Je sais pas qui c'est. De toute façon, c'est pas des bonbecs, que je veux, c'est comprendre ce que je fous là.

— Alors là, ça se complique. »

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

L'annonce faite à Marcel

 

« Frère, il faut mourir.

— Quoi ? Maintenant ?

— Peut-être pas maintenant mais bientôt. Dans une semaine, mettons.

— Sacré nom d'une pipe. T'as bien fait de me prévenir. »

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Malaise de l'être-en-soi

 

Si quelqu'un vous dit qu'il est quelque chose (écrivain, rempailleur de chaises, commandant de gendarmerie, existentialiste chrétien), demandez-lui simplement : « Comment que tu le sais ? » Le gars, il va se tortiller sur sa chaise.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Tristesse de Montcuq

 

Pouchkine : Dieu, comme elle est triste, notre Russie !

Gogol : Ouais. Et encore, t'as pas vu Montcuq. C'est une ville en France, tu peux pas comprendre.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Imposture poétique

Il serait intéressant de savoir si un seul poëte, à l'époque moderne, s'est senti la conscience tranquille, ou si tous se sont vus secrètement comme des imposteurs.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Gens de lettres

 

S'ils avaient eu la moindre honnêteté intellectuelle, Cioran, Ionesco et Beckett se seraient traités l'un l'autre de « fausse valeur » et de « pot de pisse ». Mais au lieu de ça, ils se congratulaient mutuellement, les salops !

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Flux de pensée

 

On entend les mots « indépendance grecque », et aussitôt viennent à l'esprit les noms de Canaris, de Miaoulis, de Mavrocordatos ; puis entre en scène l'héroïne Bobelina aux fortes cuisses, suivie de l'ours Sobakiévitch et de son créateur Nicolas Gogol. Le cerveau humain est un véritable automate de Vaucanson !

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Bobina nie ma

 

Le nihilique. Sa bibliothèque est comme la vie : rébarbative et pleine de contrastes. On y trouve et l'austère Caillois et le pédant Borges.

— T'as pas mieux, comme contraste ? Ils se ressemblent trop. T'as qu'à dire Bobin.

— Ale niestety, Bobina nie ma. 

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Frelatement universel

 

Le meilleur moyen de ne pas être une fausse valeur est de ne pas être une valeur du tout.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Vie quand les croquants

 

« Que sera votre vie quand ?... les croquantes et les croquants ?... vous savez ?

— Non, je ne sais pas. Nie mam pojęcia, o czym Pan mówi. »

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Nouvelle en trois lignes

 

Le mathématicien Carlo Bourlet accusait sa femme d'en avoir. Pour se venger, le 12 août 1913, elle le tua avec une arête de poisson au bord du lac d'Annecy.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Hadamard m'a tuer

 

Nous n'en pouvons plus de ces théorèmes des nombres premiers, de ces matrices et de ces transformées, pour ne rien dire des fonctions méromorphes. Assez de mathématiques ! Du possible ! Du possible, sinon nous étouffons !

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Connaissance de Montcuq (et alentours)

Apprendre plein de choses (les coefficients stœchiométriques, la philosophie d'Alain Badiou) diminue d'abord l'angoisse (car on a l'impression de mieux comprendre le monde) puis l'augmente (car on réalise qu'on ne comprend rien, et peut-être pis encore, qu'il n'y a rien à comprendre).

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Vie en beau

 

Que Baudelaire engueule le vitrier qui n'avait pas de verres de couleur, passe encore, mais il aurait pu se dispenser d'écrabouiller ses carreaux avec un pot de fleur. À quoi ça rime ? Ce n'était peut-être pas de sa faute, au gars.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Figure de style

 

En Anjou, les gens disent qu'ils vont à une sépulture quand ils vont en réalité à un enterrement. Ce n'est pas une métonymie. Ce n'est pas une synecdoque. On ne sait pas très bien ce que c'est. Peut-être une hypallage ?

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Ubiquité de la douleur (d'exister)

 

Quand on est jeune, on croit que la douleur d'exister est quelque chose de métaphysique, mais en vieillissant, on constate qu'elle ne se manifeste pas seulement dans l'âme mais aussi dans les genoux, les côtelettes, le péritoine, et cætera.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Adieu aux forêts

 

Lorsqu'un quidam vous annonce qu'il va falloir être très courageux — et d'autant plus lorsque ce quidam est un médecin —, vous savez que vous allez bientôt pouvoir dire adieu à toutes les choses, au monde, à la mer, aux forêts ; dire adieu à toutes les roses que l'hiver prépare en secret. Et aussi, il faudrait voir à ne pas l'oublier, adieu à la philosophie marcellienne.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Éternel retour (sur soi-même)

 

Qu'eût été notre existence si nous n'avions pas été sans cesse déprimé ? Eussions-nous vu « la vie en beau » ? Eussions-nous été « heureux » ? Eussions-nous trouvé quelque agrément aux sonates, aux romans et aux tableaux de peinture ? Ce sont de ces questions que l'on se pose au coin de l'âtre, à la vêprée, les plis de sa robe pourprée — et son teint au vôtre pareil.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Jusqu'à la mort

 

Voltaire : Je ne suis pas d'accord avec ce que tu dis, en particulier avec cette idée que « rien n'est », mais je me battrai jusqu'à la mort pour que tu aies le droit de le dire.

Le nihilique : D'accord, vas-y. Mais jusqu'à la mort, hein ? Pas de chiqué ! On est pas au catch !

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Manifestation pascalienne

 

S'il faut en croire Louis Lafuma (Recherches pascaliennes, Paris, Delmas, 1949), le philosophe Blaise Pascal aurait, en 1658, déposé à la Préfecture de police une demande d'autorisation pour un rassemblement en soutien à une « sphère infinie » qu'il disait être la nature. Le slogan qu'il se proposait de faire scander aux participants était « Centre partout, circonférence nulle part ». L'autorisation, dit Lafuma, lui fut accordée, mais personne ne vint.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Eau, feu, rien, gaz

 

Qu'est-ce que l'être ? À l'embrouillamini des développements heideggériens, il est permis — mais non obligatoire — de préférer les réponses monosyllabiques du palotin Merdanpot.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Pissages polonais

 

Witold Gombrowicz était un véritable pissage polonais. On peut en dire autant de Stanisław Witkiewicz, mais à la différence de l'auteur de Ferdydurke, ce dernier était aussi un malage.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Tiercé gagnant

 

Les bonnes femmes ont toujours des bêtises à raconter, des choses sans intérêt, désespérément terre à terre. Elles ne vous laissent pas la possibilité de vous concentrer pour penser comme il faut à la mort. Ce doit être pour ça qu'il y a tant de gens qui vivent avec des bonnes femmes. Ça, plus la « mijole » et les « biberons Robert ». — Mijole, biberons Robert, impossibilité de se concentrer pour penser comme il faut à la mort : le tiercé gagnant.

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)

Panique

 

En proie à une douleur thoracique d'origine inconnue, le nihilique, oui, le nihilique, celui qui a passé sa vie à conchier l'être, la réalité empirique, le monstre bipède, et cætera, et à faire l'éloge de l'homicide de soi-même, le nihilique, donc, s'écrie : « Je ne veux pas mourir, moi ! Je ne veux pas monter là-haut, moi ! Ni descendre en bas, ni passer au laminoir, ni qu'on me jette dans le feu, moi ! Je ne veux pas qu'on me martyrise avec des couteaux empoisonnés, moi ! Mais surtout, surtout, je ne veux pas que le Rien me regarde avec ses yeux. »

 

(Marcel Rocabois, Le Néant et l'être)