En
mai 1887, alors qu'elle a onze ans, Marie Lenérouge devient sourde et
aveugle à la suite d'une rougeole. Sa mère poursuit son éducation avec
beaucoup de patience, simplement par le toucher. Dans son journal
intime, qu'elle tient de 1886 jusqu'à sa mort en 1918, Marie confie ses
souffrances et l'appétit de beauté et de perfection intérieure qui la
tourmente. Comble de bizarrerie, elle s'y livre aussi à une exaltation
passionnée de la vie.
Le
printemps est synonyme d'ennuis. On est submergé par tout un pataquès
de feuilles et de bourgeons. Comme dirait Dostoïevski, on souffre, et
d'autant plus qu'on ne sait pas pourquoi. Il y a trop de vie, là-dedans.
Ça grouille et ça suinte. C'est peut-être ça.
« Que
l'homme n'aime rien, et il sera invulnérable (Tchouang-Tseu). Maxime
profonde autant qu'inopérante. L'apogée de l'indifférence, comment y
atteindre, quand on risque de se faire priver de tarte aux poireaux par
Simone ? Parce que mon vieux, c'est terrible : quand on ne montre pas à
Simone qu'on l'aime, ça barde. » (Émile Cioran, La Tentation d'exister)
Pour
sortir du lot, quand on n'a aucun talent particulier, on peut toujours
essayer d'être « le plus négatif ». Mais pour s'emparer du titre de « négateur universel » détenu naguère par le Grandiloque des Carpates, il
faut être négatif de façon originale. Parce que se contenter de dire que « tout pue »... — Et puis non. Aux chiottes l'originalité. Tout pue.
Les
aldéhydes, les alcools, les cétones, les acides carboxyliques sont nos
amis pour la vie. Ils sont tous d'un grand secours dans les moments
difficiles que nous réserve l'existence. Surtout les alcools, avec
lesquels on peut s'enivrer et voir « la vie en beau » (attention toutefois
à la casquette en plomb).
Équarrir
un cercle est une tâche réputée difficile, car avant de l'équarrir, il
faut déjà l'attraper, et c'est plus vite dit que fait. Une solution
proposée par Bryson d'Héraclée est de l'attirer avec des boulettes de
mie de pain trempées dans du vin.
Le
misanthrope possède certes une personnalité difficile (il est
acrimonieux et colérique, un mathématicien dirait qu'il a un caractère
de Dirichlet) mais on ne peut l'accuser d'avancer masqué, car son
acariâtreté est peinte sur son visage (un physicien dirait qu'il a une
figure de Lissajous).
Un
matin, au sortir d'un rêve agité, le philosophe Martin Heidegger
s'aperçut qu'une ajasse avait fait son nid à la cime d'un grand arbre,
là, dans son jardin. Il se dit qu'il était sur la bonne voie, qu'il
allait peut-être réussir à apprivoiser l'être, finalement, et ne put
s'empêcher de se réjouir par anticipation de la déconfiture de Husserl.
Les
soirs où l'idée du suicide menace, on aborde les passants, on leur dit
qu'on cherche monsieur de La Roche-Pichemer, on leur demande s'ils ne
l'ont pas vu, et cætera. Tout sauf rester seul.
Un
homme qui entretient un commerce fréquent avec la beauté, par exemple
en jouant chaque soir du Bach à la trompette, on peut difficilement
l'imaginer coller un « pain » à sa bonne femme. Sauf peut-être si elle le
pousse à bout en employant des mots tels que crustacé, gigot ou
melliflu, mais là, ça se comprend : on peut jouer du Bach, on n'en est
pas moins homme.
La
mort est un anneau élastique de type circlip qui étrangle le sujet
pensant par serrage axial. Cet anneau, le plus souvent en acier au
carbone, est parfois maintenu en place par deux vis. Les résurrections
(Jésus, Lazare, Jean-Pierre Chevènement, etc.) se font à l'aide d'une « pince à circlips ».
La
connaissance, surtout celle du Rien, émancipe l'individu. Mais une fois
émancipé, l'individu constate qu'il n'est plus capable de fraterniser.
L'autrui lévinassien lui fait horreur. Il s'enferme dans sa mansarde de
la rue de l'Odéon et ne veut voir personne. Simone Boué est obligée de
déposer un plateau devant sa porte.
Toute
cette clique, les Kérouac, les Burroughs, les Ginsberg, les Corso, ils
auraient mérité d'être enfermés dans des cages de fer suspendues au
clocher de la cathédrale de Münster. Ça leur aurait appris à vivre, à
ces couillons. Ils auraient pu faire du cut-up tout leur saoul.
Toute
personne chérissant les « choses de l'esprit » ne peut que ressentir une
violente antipathie à l'endroit de l'écrivain Henry Miller. Il croit
être « à la redresse » mais sa salacité ne recouvre qu'un vide exactement
semblable à celui engendré par la pompe à air de Robert Boyle. Est-il
besoin de préciser qu'en outre il suinte ?
L'expression « être du flan ». Dans la vie, qu'est-ce qui n'est pas du flan ? Tout est
du flan. Et si on n'aime pas le flan ? C'est d'ailleurs pareil pour le
système « avoirdupois » — dans lequel un pound vaut seize ounces.
À
part Hemingway — et encore —, les écrivains américains ne se
suicident pas beaucoup. Il y a Hunter S. Thompson et John Kennedy Toole.
Nous ne comptons pas David Foster Wallace qui est un pot de pisse (non
content d'employer de fréquentes notes de bas de page, il mêle
abréviations et mots anciens, ce qui donne à sa prose un aspect que
certains ont qualifié de labyrinthique — on voit le genre). Nous ne
comptons pas non plus le poëte hippie Richard Brautigan que sa
moustache, son chapeau et ses poëmes suffisent à disqualifier.
Spécialiste
reconnu des rhizomes et des plis, le philosophe Gilles Deleuze aurait
pu faire fortune dans la mode ou dans le topinambour, mais non. Ce qu'il
voulait, c'était créer des concepts !
Le
gars Socrate disait ne savoir qu'une chose : qu'il ne savait rien. Mais
ça ne l'empêchait pas de déblatérer sur tout un tas de sujets comme
s'il avait la science infuse. Il faisait « jore » d'être modeste mais en
fait pas du tout. Plutôt qu'un véritable philosophe, il était une sorte
de « précurseur de Michel Chevalet ».
Si
Marcel Duchamp avait rencontré Jacqueline du Pré, l'une aurait joué du
violoncelle pendant que l'autre se serait efforcé de fixer une roue de
bicyclette sur un tabouret. Ç'aurait été très beau.
Si,
au lieu d'être une canaille fieffée, l'être humain s'exprimait en
radians, on pourrait lui ajouter ou lui enlever n'importe quel multiple
de deux pi, ça ne changerait rien à son cosinus ni à son sinus (donc
rien non plus à sa tangente). Ce serait le paradis ou pas loin.
L'acteur
Jacques Nicholson est excellent dans le film Vol au-dessus d'un nid de
coucou. L'action se passe dans la forêt lointaine. Du haut de son grand
chêne, l'infirmière Ratched distribue des petites pilules aux patients
d'un hôpital psychiatrique. Randall P. McMurphy, joué par Jacques
Nicholson, s'est fait interner en simulant la folie pour échapper à la
prison. Il propose aux autres « mabouls » d'aller jouer au basket. Tout
cela se terminera très mal. Le pauvre Randall sera transformé en « légume ».
L'écrivain
américain Jean-Louis Kérouac dit Jacques Kérouac fumait lui aussi de la « beuh » et du « shit ». Contrairement à Michaux, il ne le faisait pas pour
occuper progressivement son être mais pour se libérer des conventions
sociales étouffantes (selon lui) de son époque et donner un sens à son
existence — un sens qu'hélas il ne trouva jamais. Il tâtait aussi de
la chopine et mourut d'un ulcère gastro-duodénal, la « mort des
alcooliques ».