Tout être
vivant — à l'exception insignifiante du protiste — peut être qualifié de
« machine à vieillir ». Mais c'est chez la femme que c'est le plus
frappant.
« Je me
souviens, en sciences naturelles, avoir étudié les pétaux et les sépaux.
Il y avait aussi les étamines et le pistil. » (Georges Perec, Je me
souviens)
Quand on se
remémore les fois où on a été ridicule, on se dit qu'on paierait cher
pour rassembler les témoins de ses déconfitures et les jeter dans le
Bosphore, enfermés dans un sac de cuir plein de vipères. Mais en formant
ce projet, on est encore ridicule !
Abandonné de
Dieu et des hommes (à l'exception de Simone Boué et d'Ionesco), le
négateur Émile Cioran aurait pu clamer avec Michel Fugain : « Je suis
seul dans l'univers ! » Lui aussi avait peur du ciel, de l'hiver et du
temps qui passe. Mais quant à « faire comme l'oiseau », il s'en sentait
incapable.
Le 24 juillet
1927, l'écrivain japonais Ryūnosuke Akutagawa parvient enfin — c'est sa
deuxième tentative — à réussir son suicide par ingestion de véronal. Il
laisse derrière lui ces seuls deux mots : Bon'yaritoshita fuan, qui
signifient « vague inquiétude ». À lui aussi, la vie inspirait « un
traczir à tout casser ».
Chez
Parménide, on peut remplacer « l'Être » par « le Rien », ça marche aussi
bien et même mieux. « Il n'est que le Rien, immobile, complet,
homogène, et tout le reste n'est que variation d'éclat par la surface. »
Vous voyez ? Comme quoi... Hein ?
22 février
1969, 6 heures du soir. Émile Cioran écoute les Variations Goldberg sur
son vieux tourne-disque ; le ciel est bleu pâle, un oiseau y passe en
vitesse. Il rentre sans doute. Ou peut-être qu'il sort ? Avec ces
volucres, on ne peut jamais savoir.
Il est
difficile voire impossible d'impressionner les personnes qui nous
connaissent intimement. Ainsi, l'épouse de Ruysbroeck l'Admirable ne
trouvait pas qu'il l'était tellement. Il faut dire qu'il larguait
d'énormes « caisses » dans le lit conjugal, le salop.
La libellule
déprimée est un insecte odonate appartenant à
la famille des libellulidés. Très commune en Europe, on la rencontre
jusqu'en Asie centrale. Ce qui la distingue des libellules « normales »,
c'est le sentiment camusien qu'elle éprouve de vivre isolée dans un
univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort.
Les symptômes qui l'affectent — tristesse pathologique ; perte d'intérêt
pour les activités professionnelles, sociales et familiales ; sentiment
de culpabilité et d'échec ; diminution de l'estime de soi ; difficultés
à se concentrer sur une tâche et à prendre des décisions —, ont un
retentissement majeur sur sa vie, notamment sur le plan
socioprofessionnel. Le risque de suicide est particulièrement élevé et
concerne dix à vingt pour cent de ces insectes.
Malvine
Steinschneider, l'épouse d'Edmond Husserl, trouvait que son mari était
lui-même un phénomène. Il était en effet capable de jouer O sole mio en
soufflant dans un ocarina par l'intermédiaire d'un tuyau relié à son
fondement ! Comme Joseph Pujol !
Dans sa
chanson Gelato al limon, le chanteur Paolo Conte parle d'une femme qui
entre dans sa vie « avec une valise de perplexité » (con una valigia di
perplessita). Ému par sa détresse, il se propose de lui offrir
« l'intelligence des électriciens » (l'intelligenza degli elettricisti).
On comprend qu'il veut lui enseigner la loi d'Ohm et les lois de
Kirchhoff, mais la connaissance de ces lois suffira-t-elle à tirer la
malheureuse de l'angoisse où elle est plongée ? Et n'oubliera-t-elle pas
de « mettre à la terre » ?
Il en est
ainsi de toute chose, a dit Tchouang-Tseu : on commence au Perreux pour
au final se retrouver à Bezons ou à Livry-Gargan. Ce qui d'abord se
présentait bien se termine en catastrophe.
Quelqu'un qui
comprendrait ce qu'est le temps, il est probable qu'il comprendrait
aussi ce qu'est l'être, mais ça ne veut pas dire pour autant qu'il
« saurait y faire avec les gonzesses ».
Le poëte
Baudelaire voulait que sa « bonne amie », quand elle serait réduite à
l'état de cadavre, transmette aux insectes nécrophores qui la
dévoreraient le message suivant : qu'il avait gardé la forme et
l'essence divine de ses amours décomposés. Il avait de ces idées, un
peu, le gars...
Il faudrait
pouvoir se taire une bonne fois, rejoindre la niobite et la proustite à
l'extrême de la taciturnité... Mais c'est plus fort que soi, on cause,
on s'épanche... Le Moi, quel phraseur !
À certains
égards, la situation du Dasein rappelle celle du jeune Francinet, le
héros d'Augustine Fouillée. Comme Francinet, il est seul et sa tâche —
parcourir le chemin « de l'utérus au sépulcre » — est austère. Triste est
son cœur, lourd son effroi !
Quand on
croit que « rien n'est », on ne s'aventure dans une boulangerie qu'avec
crainte et tremblement. On y entre plein d'angoisse, et on en ressort
penaud avec une boule de pain de campagne.
De tout
l'œuvre d'un poëte, ne restent souvent que quelques vers, ou même
quelques mots. Lait noir de l'aube pour Celan, métaplaques
métalliques pour Ghérasim Luca... Toute une vie pour quelques mots,
est-on tenté de dire. Mais ça valait le coup. Ça valait le coup —
sûrement.
À la fin
des Logische Untersuchungen de Husserl, certains ont cru entendre le
phénoménologue murmurer « I buried Paul ». Il est assez tentant de
reconnaître en ce Paul le philosophe Franz Brentano, mais Husserl a
toujours affirmé qu'il marmonnait en réalité Preiselbeersoße (sauce à la
canneberge).
Quand les
autres convives proclamèrent que le négateur Émile Cioran était des
leurs parce qu'il levait son verre comme les autres, ils se trompaient
lourdement. Non, il n'était pas des leurs et ne le serait jamais.
Certes, c'était un ivrogne (ça se voyait rien qu'à sa trogne), mais il
était du Rien — et de rien d'autre.