N'ayant pas
d'histoire, les gens heureux n'ont rien à dire, et nous n'avons rien à
leur dire non plus — si ce n'est ce simple mot : pots de pisse (trois
mots en fait).
Si on était
roumain, on penserait sans doute à ces journées dans les Carpates où,
dans un silence irréel, on écoute le frémissement de l'herbe sous une
brise imperceptible. Mais loin d'être roumain, on est de Bezons !
En 1910, le
philosophe Henri Bergson s'aperçoit qu'il ne peut pas en même temps se
curer les doigts de pied à Poughkeepsie et jouer au billard avec Edmond
Husserl. Il définit alors l'action « une hécatombe de possibles ». Mais
en réalité, ce n'est pas l'action, c'est l'être qu'il aurait dû dire.
Car on extermine aussi une infinité de possibles en restant allongé dans
son lit ou assis sur une chaise de jardin.
Le réel,
comment s'y sentir dans son élément ? Les choses... L'omniprésence
menaçante des « étants »... Pourtant, nous aimons les peupliers — et
plus généralement, tout ce qui vient sans soin et sans culture, et se
plaît sur le bord des rivières et des ruisseaux.
Le négateur
Émile Cioran est ce qu'on appelle un « faux dur » : il se propose sans
cesse d'étrangler, d'exterminer, de décapiter, mais au final il ne fait
rien. Il se lamente et il fulmine, mais à part ça : rien.
Il n'est rien
de plus angoissant que d'avoir la vie devant soi. À tant faire que de
l'avoir quelque part, il vaut mieux que ce soit derrière soi. On se fait
moins de mouron.
Et si le
pachynihil était une coquecigrue ? Si la pensée que « rien n'est »
résultait d'un désordre dans les synapses, les dendrites, les axones ou
le péricaryon ? La plus grande illusion est peut-être que tout est
illusion ! Oh là là ! Monsieur Pipo ! Faites que ce ne soit pas ça !
Les
convictions du négateur Émile Cioran n'étaient pas à la merci de
l'humide et du sec. Il portait une grosse casquette qui lui tenait chaud
à la tête, et cela lui permettait d'être négatif en toute saison.
Avoir, comme
le poëte polonais Czesław Miłosz, un sentiment très vif de la précarité
de l'existence, et cependant enfiler ses chaussettes chaque matin !
Comment expliquer un tel paradoxe ? Par la proverbiale force de
l'habitude ? Par la peur d'avoir froid aux « nougats » ?
Quand on est
de Bezons, il ne faut pas espérer rejoindre Grégoire de Naziance, Basile
de Césarée et Grégoire de Nysse dans le petit groupe des Pères
cappadociens. L'obstacle majeur, c'est que Bezons n'est pas en Cappadoce
mais dans le Val-d'Oise.
En Chine, un
jeune disciple demande à un vieux moine camusien : « Qu'est-ce que la
réalité empirique ? » Et le maître de répondre : « La réalité empirique
est un navet de deux livres acheté au marché de Chaozhou. » La leçon à
retenir est celle-ci : le monde est absurde, mais vous, en plus, vous
êtes con.
La prière
orthodoxe qu'on récite aux enterrements est véridique : c'est en vain
que s'agite l'homme. Il ferait mieux de se dissoudre dans « les frimas
languissants d'une routine en forme de gluon ».
Bien qu'il
soit assez odieux, on ne peut s'empêcher d'avoir pour le monstre bipède
une certaine compassion. On serait même prêt à faire le don de sa
personne pour atténuer son malheur, mais on ne sait pas à qui ou à quoi.
S'il n'est
pas réconfortant, il est en tout cas flatteur de penser que l'on mourra
sans avoir jamais, en aucune occasion, prononcé le vocable gabardine.
Quand on
demandait à Schopenhauer si ça « boumait », il répondait : « La vie
n'est qu'une sorte de moisissure apparue incongrûment sur la croûte
minérale du globe. La conscience, la douleur, le plaisir ne servent à
rien. Et d'ailleurs, tout l'univers ne sert à rien. » En général, les
questionneurs ne demandaient pas leur reste.