Comme la vie même mais par d'autres moyens — ses « glossolalies », sa calvitie naissante — l'homme du nihil
réalise l'exploit d'être à la fois tragique et ridicule.
Quand
quelqu'un s'avise de qualifier une œuvre — par exemple un arrangement
de mots — de « sublime », on peut parier sans risque de se tromper qu'il
s'agit soit d'un crétin soit d'un lèche-cul (les deux ne sont pas
incompatibles). — Je t'en foutrai du « sublime », moi, tuouaouar ! Salop ! Peau de fesse ! Nerf sciatique ! Grosse vache !
Le nihiliste
russe Dmitri Pissarev, un jour qu'il était « gonflé à bloc », aurait
déclaré qu'une paire de bottes valait mieux que les œuvres de Pouchkine
et de Shakespeare réunis. L'homme du nihil n'a rien à redire à cela,
mais il considère pour sa part qu'une paire de bottes, ou même de
simples chaussons, vaut mieux que la réalité empirique en général (y
compris, bien sûr, les œuvres de ces deux ballots). Il est vrai que les
bottes — ou les chaussons — font aussi partie de la réalité
empirique, mais passons : c'est juste « histoire de dire ».
Sextus Empiricus se
trompe : suspendre son jugement n'est pas suffisant pour parvenir à la
tranquillité de l'âme. Il faut aussi suspendre tout le reste, par
exemple au moyen d'un nœud coulant qu'on a fixé au portique d'entrée du
potager. Il est notoire que l'homicide de soi-même, en annulant les
interactions avec la réalité empirique, permet d'atteindre une quiétude
semblable à celle qui, chez les stoïciens, résulte de la connaissance du
mouvement de l'univers, animé par un air chaud — le pneuma — dans
un processus infini et cyclique d'inspiration et d'expiration.
« 3 avril. — Ce soir, en
rentrant, le vocable hystricognathe, sorti spontanément de ma bouche, a
rempli l'appartement — puis l'univers tout entier. » (Stylus
Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Quand on observe
le monstre bipède, on ne peut s'empêcher de penser que Dieu l'a créé en
manière de plaisanterie, ou peut-être par ennui, en tout cas pour « déconner un bon coup ».
Un des
derniers mots de Socrate : « Tu devrais pourtant savoir, Criton, que la
vie est une indicible rémoulade. » — À l'agonie, penser à la rémoulade,
cette sauce piquante consistant en une mayonnaise fortement moutardée,
agrémentée d'ail et de fines herbes, — cela est beau.
« Promenade,
ou plutôt errance, à l'intérieur de ma pachyméninge — dire qu'on peut
si près de Paris trouver des paysages aussi mélancoliques ! » (Stylus
Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
La douleur presque
insupportable qui émane d'un panaris (ou d'une rage de dent, ou d'une
colique néphrétique, etc) témoigne contre la souveraineté du Rien.
« Chaque fois que j'entends du
Michel Fugain, je me dis qu'il est impossible que tout soit apparence.
Il faut qu'il y ait autre chose. Et puis, le doute me reprend. » (Stylus
Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
« Dans
le néant pénible où je végète, il n'y a place ni pour ceci ni pour
cela. Ni pour l'art, ni pour la science, ni pour la philosophie. Il y a
place pour peau de zob, en fait. » (Marcel Bigeard, Mon baroud dans le
réel)
Les gens qui
disent que c'est ceinture et bretelles, l'homme du nihil aimerait leur
verser du plomb fondu dans la bouche, comme on fit à saint Jovite et à
saint Prime, puis les éviscérer.
Si les bonnes femmes étaient moins
cruches, si elles arrêtaient de croire au « bonheur » (rien qu'à écrire ce
mot on est embarrassé), il y aurait sûrement moins de souffrance en ce
monde.
Un homme que taraude
incessamment l'idée du Rien, on ne l'imagine pas choisir une cuillère en
bois dans un grand magasin. Pourtant, le 8 octobre 1963, le « négateur
universel » Émile Cioran... — Mais laissons cela. Inutile
d'insister, ce serait trop cruel.
Les individus habités par une « cause »
ont quelque chose de monstrueux. Non seulement ils n'ont aucune
intuition du pachynihil, mais leur monomanie fait d'eux des agents
fanatiques du « fétide et rébarbatif réel ». C'est ça ! Sauvez la planète !
Pauvres insensés ! Fous !
« Dans
les Cahiers de Cioran, je suis tombé hier soir avant de me coucher sur
ces paroles : “Dans un livre gnostique, L'Évangile selon Thomas, je suis
tombé hier soir avant de me coucher sur ces paroles : « Jésus dit : “Malheur à cette chair qui dépend de l'âme et malheur à cette âme qui
dépend de la chair” ». Impression extraordinaire, à en perdre le
sommeil.” Impression extraordinaire, à en perdre le sommeil. » (Stylus
Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
D'après
Gragerfis, l'homme du nihil est « l'intercesseur obligé entre le vulgum
pecus et le Vrai, c'est-à-dire le Rien ». — Mais n'est-ce pas là lui
faire trop d'honneur ? Et que peut bien importer à l'homme du nihil
d'éclairer — métaphysiquement ! — le vulgum pecus à la manière d'un
radical quinquet ? Non, il y a certainement maldonne, ce n'est pas
possible.
Il est
déjà coton de se débrouiller avec l'« être » quand on est en bonne santé,
mais quand on est mal fichu — quand on a un « pet de travers » —,
c'est quasiment mission impossible. On ne peut que maudire, éructer et
se lamenter. Aux chiottes les organes, les cellules, le cytoplasme, les
mitochondries, la membrane plasmique et les villosités ! Je t'en foutrai
du « corps », moi, tuouaouar !
Le poëte Arthur
Rimbaud a toujours mis l'homme du nihil assez mal à l'aise. D'une part,
il a écrit ses poëmes alors qu'il n'était qu'un morveux qui ne
connaissait rien à la vie, et les « enfants prodiges » ont toujours
prodigieusement horripilé l'homme du nihil (autre exemple : Mozart).
D'autre part, tout, dans ses poëmes, est « trop bien calculé ». L'homme du
nihil n'est pas vraiment capable d'exprimer le malaise qu'il ressent
mais « il sait ce qu'il sait ». Il admet cependant que Rimbaud a eu une
trouvaille géniale : le gruère.
L'homme du
nihil se refuse absolument à écrire un article sur « Tolstoï et
l'obsession de la mort ». Il n'a pas que ça à faire, sacré nom d'une pipe ! Et la temporalité du temps ? Et l'haeccéité ? Et la question de
l'homicide de soi-même ? Qui va s'en occuper ? Le pape François ?
Quand on est jeune et
qu'on ne connaît pas les personnes du sexe, elles vous fascinent et vous
intimident ; quand on est plus vieux et qu'on les connaît, elles vous
terrifient.
« Demeurer tout le jour seul,
enfermé dans un poêle, où l'on a tout loisir de s'entretenir de ses
pensées ; puis, la nuit venue, courir les campagnes en poussant des
hurlements, franchir les fossés à quatre pattes, étrangler des séries de
jeunes filles et les dévorer à belles dents... Ah, quel délice ! » (Les
trente-trois délices de René Descartes, Trad. de Simon Leys)
Après de
méticuleuses recherches et une « introspection à tout casser », l'homme du
nihil parvint à la conclusion que le « cogito » n'était qu'une « vaste
fumisterie ». « Il n'y a pas plus de cogito que de beurre au prose,
déclare-t-il à Gragerfis 1. Et il est donc tout à fait possible que
Descartes, sans qu'il s'en rende compte, n'ait pas été. »
« Dès que quelqu'un me parle de développement personnel ou de crustacés, je sais que je me trouve en
présence d'un crétin. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite
mondain)
Le
philosophe Malebranche pensait que « le néant n'est point si terrible
que cet état désolant d'être privé de salade de museau quand on aime la
salade de museau ». — Et de fait...
L'homme du nihil ne
pense pas, comme Marcion, que le démiurge était mauvais, il pense qu'il
était saoul. Quand on est pompette, on fait toutes sortes de conneries.
Tout de même, créer la « réalité empirique »... Cela passe les bornes !
« Cette nuit, j'ai rêvé que
j'introduisais un suppositoire à la nitroglycérine dans l'anu de Gabriel
Attal. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? »