samedi 25 août 2018

Mots


L'être est question de dire.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

Jeune fille lisant le Monocle du colonel Sponsz de Hermann von Trobben

Éternité


Tacite écrit dans la Germanie que le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants, viris meminisse. Cela vaut pour les êtres, et pour leurs œuvres. Tant qu'un suicide particulièrement réussi — exempli gratia, celui de l'écrivain dadaïste Jacques Rigaut — a le pouvoir de nous captiver, il est toujours parmi nous, ainsi que son créateur. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, un beau suicide est une victoire décisive contre la mort ; il est un fragment d'éternité.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Un dangereux rêveur


L'« ami de la sagesse » Emmanuel Levinas, profondément déçu par la philosophie occidentale qui, selon lui, n'avait jamais su penser l'Autre qu'à partir du Même (donc du Moi) et témoignait dans toutes ses œuvres de l'« insurmontable allergie » qu'inspire l'Autre en raison de ses mauvaises manières et de sa dilection pour les survêtements, décida — espérant ainsi se venger de Heidegger — de concevoir une « pensée » qui placerait l'Autre avant le Même. Il élabora un procédé assez rudimentaire qu'il baptisa l'Œuvre et qui consiste en un mouvement enveloppant du Même vers l'Autre, mouvement si généreux et gratuit qu'il va jusqu'à exiger l'ingratitude de son destinataire ! Hélas, Levinas mourut avant d'avoir vu son Œuvre se réaliser, ce qu'elle fit moins de deux décennies plus tard adornée du doux nom postmoderne de « vivre ensemble ».

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Mégère ou harpie ?


Au sujet de Peggy Alcazar, la tyrannique épouse du général, qui le réprimande publiquement lorsqu'il rentre en retard ou répand çà et là les cendres de son cigare, on ne sait si l'on doit parler de mégère ou de harpie. Voici ce que nous dit de ces deux créatures le zoologiste Coenraad Jacob Temminck 1 : « Pour la taille comme pour les dimensions, la mégère ressemble à la harpie, mais les tubes des narines sont moins proéminents que chez cette dernière ; celle-ci a une queue assez longue et libre, tandis que la mégère manque de tout vestige de queue. »

Pour en revenir à la très acariâtre Peggy, le mieux est sans doute de l'appeler simplement une virago. En tout état de cause, son mufle d'hippopotame et ses manières de gendarme sont à vous dégoûter à tout jamais du prétendu « beau sexe ». Par quelle perversion de l'esprit le général peut-il appeler un tel monstre « ma colombe » ?

On dirait que Hergé a créé Peggy Alcazar pour illustrer la thèse de Weininger : l'homme est le Tout, la femme le Néant ; l'homme incarne le spirituel, la femme le matériel dans son expression la plus mortifère et dégradante. Et pour couronner le tout, elle est « sous le joug du phallus » !


1. Dans ses Monographies de mammologie, Dufour & d'Ocagne, Paris, Leyde, 1827-41.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Un héros beckettien


Excessivement craintif, le « Suisse » tire de son inquiétude même le courage d'exister. Il s'enferme sur soi, dans la pénombre du « boyau culier », loin du bruit des villes, dans une solitude farouche peut-être un peu glacée, tout à sa tristesse, celle d'une conscience sensible, affrontée au scandale du mal, à l'incohérence, à l'absurde.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune fille lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

vendredi 24 août 2018

Chimère


Quelques personnes ont annoncé qu'une filtration forcée, de bas en haut, à travers du sable, suffirait pour dépouiller le Moi de la fange qu'il tient en suspension. Mais l'expérience à démenti les promesses pompeuses de ceux qui s'engageaient à purifier le Moi par ce moyen.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Kuboa


Ce que le poëte Claude Vigée appelle synecdoque néantisante — un signe qui renvoie à l'absence, au Rien —, l'homme du nihil, lui, l'appelle simplement kuboa, vocable auquel il fait également signifier, selon son humeur du moment, « exposition de bétail », « manufacture de tabac » ou encore « laine à tricoter ».

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Événement


Le lemme de Borel-Cantelli affirme que si la somme des probabilités d'une suite d'événements d'un espace probabilisé est finie, alors la probabilité qu'une infinité d'entre eux se réalisent simultanément est nulle.

Ce résultat apparaît tout à fait trivial dans l'« espace probabilisé » que constitue la vie de l'homme du nihil, où la survenue d'un événement est déjà chose exceptionnelle. Mais ne peut-on en dire autant de l'étant existant en général ?

D'après le Dictionnaire étymologique de la langue françoise de Ménage, un événement est « ce qui arrive et qui a quelque importance pour l'homme ». En ce sens, l'unique événement digne de ce nom n'est-il pas la mort, avec son cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria Lin.) ?


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Bullion (surintendant)


« L'originalité de ce ministre, qui fut estimé et considéré, était une singulière saleté. Elle consistait à se délecter du parfum d'une boîte pleine de m ... e. Étant au conseil avec la reine régente, il vint une odeur de charbon et d'ordures, qui infecta le lieu, et dont la reine se plaignit fort. Bullion tira une petite boîte d'ivoire de sa poche et la présenta à la reine, pour la sentir. La reine l'ouvrit avec impatience, mais en la portant à son nez : "Ah ! Bullion, s'écria-t-elle, en la lui rendant, vous m'empoisonnerez. C'est de la m ... e !" C'en était en effet. La boîte se renouvelait tous les matins de la plus fraîche et le surintendant qui n'aimait rien tant que cette odeur, avait oublié que ce goût lui était tout-à-fait particulier. » (Adolphe Biquet, Histoire des fous célèbres, extravagans et originaux, Roy Terry, Paris, 1830)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Célébrité planétaire


En 1958, Heidegger prend sa retraite de l'Université, mais il continue d'animer des séminaires et de participer à des colloques jusqu'en 1973, et notamment le séminaire tenu à Fribourg avec Eugen Fink sur Héraclite en 1966-1967, et trois séminaires au Thor — une commune du Vaucluse — avec Jean Beaufret. Il est désormais considéré comme une star et pose en couverture de Life avec Jane Fonda dont la proximité, confiera-t-il à Hans-Georg Gadamer, lui a procuré de piquantes sensations « au niveau du Dasein » et lui a même donné « des frissons presque partout ».

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Pensée inouïe


J'ai comparé le monde aux génitoires d'un âne.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Pour comprendre le monde


À la question de savoir quelle est la voie d'accès à l'intelligence métaphysique du monde, Raymond Doppelchor répond « l'idée du Rien ». Certes, en tant que représentation, le Rien est un simple phénomène — qui prend la forme, par exemple, du fameux « autrui » du philosophe Levinas, autrement dit d'un « monstre bipède » — mais, en tant qu'il est vécu intérieurement, il s'éprouve, il se ressent pour ainsi dire viscéralement. Il s'ensuit que le Rien ne s'enracine pas dans le phénomène et que seule l'expérience intuitive du Rien rend possible l'intelligence de la signification de ce qui est. « L'idée du Rien, dit encore Doppelchor, est la seule parmi toutes les idées possibles qui n'ait pas son origine dans le phénomène, dans une simple représentation intuitive, mais qui vienne du fond même de la conscience immédiate de l'individu, dans laquelle il se reconnaisse lui-même, dans son essence immédiate, sans aucune forme, même celle du sujet et de l'objet, attendu qu'ici le connaissant et le connu coïncident. » — On ne saurait mieux dire, vraiment !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Un ethnologue aux cabinets


L'homme déféquant n'a rien d'un physicien ou d'un philosophe kantien ; il sait s'adapter aux rigueurs de la matière et à l'encombrement des corps, amortissant d'un mouvement du poignet l'élan d'une porte que lui renvoie sans ménagement un édicule déjeté, exerçant des abdominaux une insistante pression sur la masse inerte d'un virtuel « cigare japonais » qui prend à la corde son dernier virage, maniant sans trembler le feuillet lustral après s'être extirpé d'un coup de rein de l'incommode trône porcelainé.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme lisant les Scènes de la vie de Heidegger de Jean-René Vif

Remords


L'homme du nihil est, par excellence, l'homme de la nostalgie, de la mémoire. Et il n'y a pas de nostalgie sans un zeste de remords, ce terreau privilégié de l'homicide de soi-même. Ce n'est pas avec notre bonne conscience que nous combinons un suicide réussi, mais avec nos hontes, nos regrets, nos gâchis irréparables, nos blessures béantes qu'aucun épulotique, hormis le taupicide, ne saurait cicatriser.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Yoko-geri


Dans un épisode mouvementé de L'Île Noire, Wronzoff, le complice du satanique docteur Müller, applique une clé de jambe à Tintin en lui disant, manière de le faire bisquer : « Ça, c'est du jiu-jitsu, mon petit ami ! » Tintin réplique alors par un yoko-geri : « Et ça, c'est de la savate ! »

Rappelons que le yoko-geri est l'un des coups les plus puissants des arts martiaux. Le témoignage du champion de karaté Joe Lewis le confirme : « Le side-kick est un coup mortel ! » Le principe est de s'efforcer de traverser la cible comme si l'on voulait que la jambe entre dans le corps de l'adversaire.


Le sinistre Wronzoff échappe à l'anéantissement, mais cette rencontre aura sur Tintin un impact considérable. Chez lui, la mort, qui jusque là n'était que le ferment d'un trouble nihilisme destructeur et d'un attrait morbide pour la souffrance, se voit rehaussée au rang d'idéal, de suprême geste de domination, de puissance et de liberté. Chaque épisode de ses aventures sera dorénavant un pas supplémentaire dans son approche définitive du néant.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

jeudi 23 août 2018

Haeccéité


Tout ce qui est, est d'une certaine façon. Le ridicule de cela.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Axiome lacanien


Il est notoire que « ce qui est forclos du symbolique resurgit dans le réel ». Et quelle meilleure illustration de cet axiome que le déboulé du « Suisse » hors du proverbial « boyau culier » ?

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Femme lisant la Mathématique du néant de Włodzisław Szczur (éd. illustrée)

Visqueux froid


L'esprit méthodique et clair des Grecs n'a jamais pu exercer la plus légère influence sur l'imagination débordante et sans méthode de l'homme du nihil d'où surgissent incessamment des poulpes, des béryx, des poissons-vipères, des baudroies, « tout un bestiaire enfin qu'on jurerait sorti de la cervelle d'un noyé ».

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Robustesse psychique de l'habile physicien


« En compulsant les registres de l'hospice des aliénés de Bicêtre, on trouve inscrits beaucoup de prêtres et de moines, ainsi que des gens de la campagne égarés par un tableau effrayant de l'avenir ; plusieurs artistes, peintres, sculpteurs ou musiciens ; quelques versificateurs extasiés de leurs productions, un assez grand nombre d'avocats et de procureurs ; mais on n'y remarque aucun des hommes qui exercent habituellement leurs facultés intellectuelles ; point de naturaliste, point de physicien habile, point de chimiste, à plus forte raison point de géomètre. » (Ph. Pinel, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, Brosson, Paris, 1809)

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Rencontre avec Lacan


En 1955, Heidegger est invité en France par Maurice de Gandillac et Jean Beaufret, pour donner une conférence à Cerisy. Il séjourne chez Jacques Lacan qui s'attache à l'ontologue comme une sangsue, espérant par là obtenir un certain crédit intellectuel auprès du vulgum pecus. Mais quand Lacan, pour faire l'intéressant, lui dit que « ce qui est forclos du symbolique resurgit dans le réel », Heidegger ne peut rétorquer que « Was ? »

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Idéalisme allemand


On prétend — mais cela est-il vrai ? — que le philosophe Johann Gottlieb Fichte, pour donner plus de force à sa voix, allait sur le bord de la mer, dans les temps que les flots étaient le plus violemment agités, et y prononçait des harangues. Il fit plus, il s'enfermait des mois entiers dans un cabinet souterrain situé dans les environs d'Iéna, se faisant raser la moitié de la tête pour se mettre hors d'état de sortir. Ayant ainsi perfectionné sa voix, il étudia les règles du geste, et s'exerça devant un miroir, jusqu'à ce qu'il eût acquis l'air et les manières d'un parfait malotru. Il était prêt à rédiger les Principes de la doctrine de la science.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune fille lisant la Mélancolie bourboulienne de Léon Glapusz

Limite monotone


Le théorème de la limite monotone est un théorème d'analyse selon lequel les suites monotones possèdent une limite. Ce résultat permet de comprendre pourquoi certaines personnes, plutôt que d'abréger la suite monotone de leurs jours en ingérant du taupicide, préfèrent « attendre que ça passe ».

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Hommage à Alphonse Despines


Il y a bien des façons d'occuper sa vie. On peut, comme l'homme du nihil, « ronger par la racine l'ancolie du doute » et réfléchir incessamment à la meilleure façon de se détruire. On peut aussi collecter des chansons et des noëls en patois savoyard. Tout n'est-il pas louable, en un sens ?

Quoi qu'il en soit, un des plus beaux éloges funèbres de la langue française est, dans son laconisme véridique, celui qu'écrivit en 1877 le philologue Aimé Constantin pour rendre hommage à son collègue Alphonse Despines. Le mal — l'obsession des noëls en patois savoyards —, sa nature, son intensité, tout y est resserré avec une force et un bonheur d'expression suprêmes : « Je considère comme un devoir, avant d'entrer en matière, de rendre hommage au talent et au patriotisme de cet infatigable travailleur qui a consacré de longues années à recueillir tout ce qu'il a pu découvrir en fait de chansons et de noëls en patois savoyard, et qui dans une série d'articles insérés dans la Revue Savoisienne (1864-1870), n'a cessé de faire l'appel le plus chaleureux à tous les amateurs et détenteurs de poésies patoises. [...] La Société Florimontane, dont M. Despines fut un des membres les plus actifs et les plus distingués, a déjà à plusieurs reprises exprimé le désir de reprendre en sous-œuvre et de compléter le travail interrompu. Espérons qu'elle pourra bientôt mettre à exécution sa louable et patriotique intention. En attendant, honneur à ce vaillant champion, mort victime de son zèle pour la science et le bien public, honneur à M. Alphonse Despines ! » (Aimé Constantin, Études sur le patois savoyard, Burnod, Annecy, 1877)


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)