« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
dimanche 19 août 2018
Un « estom » à toute épreuve
Comme le crapaud, qui ingère sans dommage des proies toxiques, telles que des coléoptères vésicants, des araignées et des chenilles urticantes, je me goinfre de Rien sans que cela n'érode ma pachyméninge.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Brouillard et homicide de soi-même
« Les brouillards qui englobent éternellement de leur épaisse vapeur la froide Angleterre, ont de tout temps rendu les habitants de ce pays mélancoliques. On sait que les Anglais n'échappent au spleen dont ils sont atteints, qu'en se déplaçant et en voyageant sans cesse. Beaucoup d'entre eux, victimes de la maladie inhérente à leur pays, se suicident sans motif. » (Paul-Ferdinand Gachet, Étude sur la mélancolie, Paris, 1864)
En 1820, fuyant les brumes de la triste Albion, le poëte Keats — celui de la « souffrance d'être heureux » —, déjà gravement atteint de tuberculose, embarque pour l'Italie. Après un séjour à Naples, il s'installe à Rome, dernière étape de sa courte vie. Il y rend son dernier soupir le 24 février 1821. Trop occupé à écrire des lettres à sa « fiancée » (Gragerfis) Fanny Brawne, il n'aura pas même eu le temps de commettre l'homicide de soi-même !
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
L'imitation de Lucain
Se jeter, taraudé par le ressentiment d'un amour-propre blessé, dans la conspiration de Pison, avec Quinctianus, Sénécion et d'autres ; se faire ouvrir les veines, et expirer dans un bain, à l'âge de vingt-cinq ans, en récitant quatre vers où l'on décrit les derniers moments d'un soldat blessé ; encourir la réprobation du sévère et consciencieux Tacite pour avoir dénoncé sa mère dans l'espoir de sauver sa vie... Ah quel délice ! (Les trente-trois délices de Raymond Doppelchor, Traduction de Simon Leys)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Un homme (Charles Bukowski)
George était allongé dans sa caravane, sur le dos, il regardait une petite télé portative. La vaisselle du dîner n'était pas faite, la vaisselle du petit-déjeuner non plus, il avait besoin de se raser, la cendre de sa cigarette roulée tombait sur son maillot de corps. Une partie de la cendre était encore incandescente. Parfois, la cendre brûlante ratait le maillot de corps et atterrissait sur sa peau, il la balayait alors de la main, en jurant. La brûlure qu'il ressentait lui faisait réaliser, comme avant lui le philosophe Merleau-Ponty, que le « corps propre » n'est pas seulement une chose, un objet potentiel d'étude pour la science, mais qu'il est aussi « une condition permanente de l'expérience, qu'il est constituant de l'ouverture perceptive au monde et à son investissement ». Mais contrairement à Merleau-Ponty, il n'en faisait pas tout un fromage.
On frappa à la porte de la caravane. Il se leva lentement et ouvrit la porte. C'était Constance. Elle avait une pinte de whisky intacte dans son sac.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Caractère fuyant de l'étant existant
Le Dasein exerce sur les esprits une fascination que son rôle de premier plan dans la philosophie moderne ne suffit pas à expliquer. Il a inspiré des poèmes, des tableaux, des vaudevilles, il est même le héros d'un roman, qui est en fait une biographie romancée 1. Tout le monde y est allé de sa contribution : la femme qui — à l'en croire — lui donnait des leçons de russe, l'homme qui — soi-disant — le fournissait en tourbe pendant son séjour en Irlande, sans parler de son « découvreur », l'excentrique Heidegger, qui ne le connaissait pratiquement pas.
Mais aussi vaste que puisse être l'intérêt que suscite le mystérieux Dasein, il reste insaisissable. Se pourrait-il qu'il ne soit qu'une coquecigrue ?
1. La tangente de l'ipséité, de Figus Vron.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Défilé vermineux
Les idées noires fourmillent si nombreuses dans le « conscient intérieur » de l'homme du nihil, que quand elles émigrent, leur cohorte met plusieurs jours à défiler. Et l'on pense involontairement, en les voyant passer, à ces « troupes de bisons des steppes verdoyants du Missouri » qu'a observées Châteaubriand.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
samedi 18 août 2018
Rencontre avec l'assommant Char
Fin 1945, le journaliste et traducteur Frédéric de Towarnicki apporte à Heidegger une série de quatre articles de Jean Beaufret intitulée « À propos de l'existentialisme », parue dans la revue Confluences (n° 2 à 6). Heidegger voit dans ces textes une lecture pleine de finesse de Sein und Zeit.
Les deux hommes se rencontrent pour la première fois en septembre 1946. À dater de ce jour, outre son enseignement, Beaufret se consacre à faire connaître la pensée du philosophe allemand en France. À Paris, après guerre, il habite 9 passage Stendhal dans le XX e arrondissement où passent de nombreux élèves et amis 1. Un soir d'été, Beaufret reçoit René Char et Martin Heidegger, qui se rencontrent pour la première fois. Le perspicace ontologue déclarera plus tard que Char lui a fait l'effet d'un « sentencieux imbécile » et qu'il a trouvé ses poèmes « assommants ».
1. Dont le poète Paul Celan, qui se jettera dans la Seine quelques années plus tard après avoir lu le passage de Sein und Zeit disant qu'« avec la mort, le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre, indépassable ».
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Lexicologie
« Étron. Faire d'un étron un pain de sucre signifie donner une grande importance à peu de chose ; faire un grand mystère de rien ; faire plus de bruit que de besogne. Il brille comme un étron dans une lanterne. Se dit salement et par dérision de quelqu'ornement qui jette peu d'éclat, d'un homme qui a un emploi au-dessus de ses facultés, ou qui ne fait pas honneur à sa place. » (Dictionnaire du bas-langage, ou Des manières de parler usitées parmi le peuple, D'Hautel, Paris, 1808)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Tragique apollinien
Le tragique humain par excellence n'est-il pas celui de l'irréversibilité du temps, de l'irréparable ? De nombreux penseurs l'ont estimé, par exemple Edmond Jaloux. Pour ce dernier, l'expression la plus géniale de cette connaissance tragique se trouve dans l'homicide de soi-même, qui est, selon lui, « la plus haute création poétique qui existe ». Jaloux dit encore de l'homicide de soi-même que « c'est une œuvre sévère et dure, exempte de lyrisme, un pur extrait de tragique apollinien ». Et de fait, « apollinien » est bien le seul nom qui convienne à l'œuvre tragique du suicidé philosophique, dès qu'il quitte le plan dynamique du temps, et prend pour thème, comme dans l'homicide de soi-même, la tragédie statique qu'entraîne l'enfermement de l'homme dans la caque de l'haeccéité.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Prolongement intempestif
Le théorème de prolongement de Dugundji est un théorème de topologie générale dû au mathématicien américain James Dugundji. Il est directement lié au théorème de Tietze-Urysohn sur le prolongement des applications continues dans les espaces normaux, dont il est, en un certain sens 1, une généralisation.
Comme ce résultat ne concerne que les espaces normaux, il ne saurait être d'aucune utilité à l'homme du nihil, condamné depuis toujours à vivre dans un monde « d'une inquiétante étrangeté ». Et puis, prolonger... Prolonger quoi, et pour quoi faire ? Non, vraiment, sans façons.
1. C'est nous, Szczur, qui soulignons.
(Szczur Włodzisław, Mathématique du néant)
Lectures pernicieuses
Celui qui, comme le professeur Laubépin des Sept Boules de cristal, a pour livres de chevet les Vies des hommes illustres de Plutarque, les Mémoires du duc de Saint-Simon et l'Histoire de ma vie de Casanova, celui-là s'expose à exhiber pendant deux semaines un beau collier en croûte badigeonné de mercurochrome, après s'être amusé à se mettre un nœud coulant autour du cou avec une ficelle qu'il a attachée au portique d'entrée du potager.
Cela n'arrive pas, fort heureusement, au professeur Laubépin, car la léthargie dans laquelle l'a plongé la momie de Rascar Capac semble l'avoir préservé — pour quelque temps du moins — de la pensée de se détruire.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Anna Karénine
« Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon. » Cette phrase plante le décor du chef-d'œuvre de Tolstoï, Anna Karénine. Ce roman raconte le destin tragique d'une femme, Anna Karénine, qui se suicide en se jetant sous un train après avoir été abandonnée par son amant, un garagiste de La Bourboule voisin de Tolstoï.
Selon Gragerfis, l'écrivain russe aurait personnellement assisté à cette scène et aurait gardé cette image en lui toute sa vie. L'auteur du Journal d'un cénobite mondain qualifie Anna Karénine d'« œuvre à la beauté tragique » tout en prétendant y entendre beugler « la stérile lamentation d'un esprit de plus en plus asservi par l'alcool, le végétarisme et l'haeccéité ».
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Splendeur du Rien
Sous l'œil de l'homme du nihil, tout est comme s'il n'était pas, ou plutôt tout disparaît pour ne laisser voir que le Rien dans son incompréhensible grandeur. « J'ai regardé la terre, dit le prophète Jérémie, et je n'ai trouvé que vide et néant. J'ai considéré les cieux, et ils étaient sans lumière. J'ai vu les collines, et elles étaient ébranlées. J'ai jeté les yeux de tous côtés, et les hommes avaient disparu, ainsi que tous les oiseaux du ciel. » — Tableau sublime, qui fait voir le Rien triomphant de toutes choses ! Ici, le langage humain se tait, et l'homme adore dans le silence de l'admiration.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Fumeurs (Tobias Wolff)
Je remarquai Eugène avant de faire positivement sa connaissance. Il aurait été impossible de ne pas le remarquer. Alors que notre train quittait New York, Eugène, en passant d'un autre wagon à celui où je me trouvais, s'arrangea pour rester coincé dans la porte, entre ses deux énormes valises. Je le regardai se débattre pour se dégager, fasciné par le chapeau qu'il portait, un tyrolien vert avec un toupet de plumes piqué sur le côté. Je me demandais s'il espérait réduire le ridicule de sa situation en souriant tous azimuts comme il le faisait. Finalement, quelque chose dut céder quelque part, le propulsant à l'intérieur du wagon. Je n'avais guère envie de le voir s'installer à côté de moi, ce qu'il fit.
Il s'assit donc et se mit à parler presque simultanément, pour ne plus se taire jusqu'à Wallingford. Il entreprit sur-le-champ de m'initier à la distinction du problème et du mystère, qui permet à Gabriel Marcel, tout en surmontant l'idéalisme, de s'introduire par une voie purement concrète et réaliste dans l'ontologie même de l'existence. Dans la philosophie marcellienne, me révéla Eugène, le problème appartient à la sphère du « devant moi », et révèle la scission du sujet et de l'objet qu'une technique abstraite appropriée essaie d'atténuer scientifiquement par un système d'équivalences. Dans le « je suis », au contraire, le « je » est inséparable du « suis », affirmation initiale d'un tout indécomposable qui se confond avec ce tout lui-même et se présente comme une expérience de l'engagement du « je » dans l'existence. En m'interrogeant sur moi-même, il m'est impossible, en effet, de me maintenir en dehors du problème de mon être ; il m'est par suite impossible de me traiter comme objet d'une affirmation qui m'accorderait l'existence. Il faut donc que je sois en quelque façon mon affirmation elle-même et que je participe, d'une certaine manière, à l'affirmation de l'être se posant par elle-même et en vertu de la dialectique concrète immanente à l'être. Et cetera, et cetera.
J'arrivai à Wallingford complètement lessivé. Cette ontologie existentielle marcellienne m'avait littéralement anéanti. On ne m'y reprendrait plus à voyager en train.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Contraste déprimant
Quelle différence entre le désert de Gobi de l'existence et les solitudes de Espiritu-Santo ou de Porto-Seguro, où l'on rencontre sans cesse des fleuves bordés de forêts immenses animées par la présence d'une foule d'animaux qui les font retentir de leurs cris divers, et semblent se réjouir de leur liberté ! Dans le désert de Gobi de l'existence, il n'y a ni ruisseau ni source. Le sol paraît absolument brûlé, et il inspire au voyageur des sentiments mélancoliques et même de l'horreur.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
De la digestion du philosophe
« Un métaphysicien allemand de la grosse espèce, que M. de Réaumur avoit en sa disposition, fut destiné à ces expériences ; il lui fit d'abord avaler un tube de fer-blanc ouvert par les deux bouts, dans lequel il avoit assujetti avec un fil un concept presque aussi long que le tube, mais qui n'avoit qu'environ le tiers de son diamètre ; le philosophe fut mis aussitôt sous une grande cage à poulets, où il eut à syllogiser à son ordinaire. Environ vingt-quatre heures après, le sectateur de Leibniz rejeta ce tube par le bec ; il ne parut avoir souffert aucune pression de la part de son estomac, on n'y voyoit aucun vestige d'aplatissement, et le fil même qui attachoit dedans le concept et qui environnoit de plusieurs tours le dehors du tube, étoit parfaitement sain et entier ; un des deux bouts étoit parfaitement fermé par une sorte de bouchon formé de monades que le métaphysicien avoit précédemment mangées, et imbibé d'une espèce de bouillie qui pénétroit au-delà de la moitié du tube. Le concept qui y étoit renfermé se trouva réduit presque au quart de son premier volume, ce qui en restoit étoit demeuré attaché au fil, et paraissoit couvert d'une bouillie probablement produite par celles de ses parties qui avoient été dissoutes ; il avoit à peu près son ancienne couleur, mais il s'en falloit beaucoup qu'il eût la même consistance : en tirant doucement ce concept avec la pointe d'un canif, on le mettoit en charpie ; son odeur ne ressembloit point à celle de la viande pourrie, elle n'étoit ni aigre, ni pénétrante, mais plutôt fade. » (Mémoires de l'Académie des sciences de l'Institut de France, Paris, 1756)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
vendredi 17 août 2018
Autre commencement
Pour oublier ses « soucis de santé », Heidegger se tourne à nouveau vers son cher Hölderlin et en particulier vers ses « poésies fluviales », c'est-à-dire la Germanie et le Rhin. Selon lui, ces poèmes tendus vers l'origine font signe vers l'« autre commencement », celui qui nous projette en deçà de la métaphysique. Mais Heidegger se sent désormais trop ankylosé pour se laisser projeter où que ce soit.
Assise, quand le temps s'y prête, sur un petit banc devant leur maison de la Forêt-Noire, Elfriede lui tricote des mi-bas, ce qui suscitera plus tard la dérision du grinçant écrivain Thomas Bernhard.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Zoomorphisme
L'observateur surpris hésite à prononcer s'il n'a pas sous les yeux un organisme animal, quand il voit le « Suisse » s'agiter d'une façon spontanée, chercher avec obstination l'orifice qui doit lui livrer passage, ou se dégager avec effort des entraves qui le retiennent.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Positivisme
Selon Auguste Comte, seules l'analyse et la connaissance des faits vérifiés par l'expérience peuvent expliquer les phénomènes du monde sensible et sauver ainsi l'homme du désespoir. La certitude en est fournie exclusivement par l'expérience scientifique, comme celle qui consiste à enfermer un philosophe dans une vessie pour voir s'il va « produire du concept » — que l'on verrait alors suinter à travers la membrane.
(Raymond Doppelchor, La Suave idée du Rien)
De la réalité du monde
Malgré leur incommensurable suffisance, aucun parmi les « amis de la sagesse » tant anciens que modernes n'a pu démontrer la réalité du monde extérieur. À vrai dire, ce dernier est si instable, si incertain et fluctuant, que le « scepticisme existentiel » devrait être la norme et non l'exception. Pourtant, le vulgum pecus est prompt à taxer d'insanité celui qui dit : « ne vais-je pas voir cette pierre fondre en l'air devant moi et devenir invisible ? » ou encore : « cette bourrelle qui m'empoisonne la vie, n'est-elle pas un automate créé par l'illustre mécanicien Vaucanson ? »
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Le diabolique fakir des Cigares du pharaon
Membre de la bande des trafiquants d'opium que Tintin affronte dans Les cigares du pharaon, cet adversaire du genre humain utilise de redoutables pouvoirs paranormaux : il hypnotise, dresse des cordes dans le vide, défait ses liens... Parfois, on dirait que, dégoûté de sa propre vilenie, il n'y a rien qu'il souhaite tant que la mort, et qu'il considère cette vie comme une chose onéreuse, attendant avec impatience que son âme se sépare de son corps.
Il ressemble en cela au suicidé philosophique, mais ce dernier est plus expéditif et n'hésite pas à employer le taupicide pour mettre fin à une existence qui lui est à charge.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
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