mardi 4 septembre 2018

Menaces


Que peut faire le sujet pensant quand tout l'accable, quand le simple fait d'exister l'écrase « comme une mouche sur laquelle se serait assis un éléphant », quand l'atroce museau du monstre bipède le tyrannise continûment ? Téléphoner à la gendarmerie du Pellerin ? Pour l'instant, il se contente d'un simple avertissement : « Si ça continue, ça va mal se mettre, ça va bombarder mais dur ! » Et si cette mise en garde ne suffit pas, ce ne sont pas les moyens qui manquent : taupicide, corde de violoncelle, puits busé... — Alors, « Patience, escalier ! »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Évidence


L'invention du suicide s'est imposée de force à l'homme, comme celle du rapala.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

lundi 3 septembre 2018

Effets du transcendantalisme émersonien


Dans une lettre à sa fille écrite en 1848, Mme ** note que le suicidé philosophique, qui autrefois rudoyait un peu son prochain, se fait désormais remarquer par son urbanité. « Son conscient intérieur a été embelli, son humeur est devenue plus régulière, sa vision du monde, jadis si sombre, est ornée de peintures, de vitraux, etc. »

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Une belle brochette de psychopathes


« À côté du nom de Jutique, j'ai arraché une énorme toile d'araignée, tout épaissie par la poussière et tendue à l'angle de la muraille. Sous cette toile il y avait quatre ou cinq noms parfaitement lisibles, parmi d'autres dont il ne reste rien qu'une tache sur le mur. — Doppelchor, 1815. — Banquine, 1818. — Robert Férillet, 1821. — Zimmerschmühl, 1823. J'ai lu ces noms, et de lugubres souvenirs me sont venus : Doppelchor, celui qui a coupé l'humanité en quartiers, et qui allait la nuit dans Paris jetant la tête dans une fontaine et le tronc dans un égout ; Banquine, celui qui a assassiné l'idéalisme allemand en s'acharnant tout spécialement sur Johann Gottlieb Fichte ; Robert Férillet, celui qui a tiré un coup de pistolet au Dasein au moment où celui-ci ouvrait une fenêtre ; Zimmerschmühl, ce médecin qui a empoisonné son Moi, et qui, le soignant dans cette dernière maladie qu'il lui avait faite, au lieu de remède lui redonnait du taupicide ; et auprès de ceux-là, Jutique, l'horrible fou qui tuait les enfants à coups d'idiome imagé sur la tête ! » (Victor Hugo, Les derniers jours d'un condamné à mort, 1829)

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Chèvre


Dans sa Vie des douze Césars, Suétone rapporte une anecdote qui peint l'odieux Moi tout entier et tout nu : « Caligula avait la taille haute, le teint livide, le corps mal proportionné, le cou et les jambes tout à fait grêles, les yeux enfoncés et les tempes creuses, le front large et torve, les cheveux rares, le sommet de la tête chauve, le reste du corps velu ; aussi, lorsqu'il passait, était-ce un crime capital de regarder au loin et de haut ou simplement de prononcer le mot chèvre, pour quelque raison que ce fût. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Autoportrait


Un failli de l'existence.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

Jeune femme lisant les Scènes de la vie de Heidegger de Jean-René Vif

Une engeance diabolique


Le mathématicien Euler s'élève dans maints de ses écrits aux plus hautes vérités théologiques, comme en témoigne le passage suivant : « Les esprits forts se moquent quand ils entendent parler des diables : mais comme les hommes ne sauraient prétendre être les meilleurs de tous les êtres raisonnables, ils ne sauraient non plus se vanter d'être les plus méchants ; il y a sans doute des êtres beaucoup plus méchants que les hommes les plus méchants, et ce sont les diables. » — Gragerfis, qui cite ces mots d'Euler dans son Journal d'un cénobite mondain, ajoute que les diables excellent à prendre une apparence presque humaine, en particulier celle de dondons acariâtres.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Corymbe


Le chef bohémien, me voyant quelques dispositions à me fâcher, voulut donner un autre tour à la conversation et dit : « Si la société le trouve bon, je continuerai l'histoire que j'avais commencée hier. » Rébecca dit que rien ne pouvait lui être plus agréable, et le chef commença en ces termes :

« Le corymbe (latin corymbus, du grec korumbos, grappe) est une inflorescence dont les pédoncules naissent de différents points de la tige et s'élèvent tous à peu près à la même hauteur. — "Tandis que je me vautrais dans une inaction propice à l'annihilation du Moi, un gel tardif a rôti mes blancs corymbes." »


Ici, le chef des Bohémiens s'arrêta et, prétextant un besoin pressant, disparut derrière un buisson.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Le Grand Jeu


« Sans le savoir, l'homme du nihil était pris dans un engrenage fatal. Après le jeu dangereux et les émotions du commerce avec le Rien, on se résigne rarement à accepter la vie rangée du petit épicier de Montrouge ou celle du paisible employé. Il faut, pour en arriver à cette sagesse, le poids des années sous lequel on sent la vanité de toutes choses... Mais il n'avait alors que trente-huit ans. »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Herméneutique


L'homme déféquant, au terme de son affaire, rencontre tout naturellement, alors qu'il se reboutonne, l'instance de l'herméneutique (dont le thème directeur est, faut-il le rappeler, l'ouverture du sens par la situation). 

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme s'apprêtant à lire les œuvres complètes de Włodzisław Szczur

Des célibataires endurcis


Selon toute apparence, les policiers Dupond et Dupont sont des « vieux gars » et on les imagine bien, à l'automne de leur vie, en route vers l'hospice de Gouyette pour y couler des jours paisibles. Mais les deux virtuoses du contrepet supporteront-ils l'ambiance austère qui règne dans cet hospice dirigé par des sœurs ? Et ces dernières pourront-elles se faire à leur humour absurde et pince-sans-rire ? Rien n'est moins sûr...

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Cloporte


Dans son roman Alectone, Edmond-Henri Crisinel — le « Nerval vaudois » — se livre à une analyse impitoyable du « mode d'être » de l'humain et montre qu'il peut prendre la forme la plus paradoxale, sinon la plus irrationnelle de la tragédie : celle où l'haeccéité paraît à la fois inévitablement subie et librement voulue, comme dans le théâtre antique et dans le chant du harpiste de Wilhelm Meister (au dire de Maurice Nédoncelle).

Dégoûté du brouillamini de l'existence et de la méchanceté des hommes, son héros, qui a inspiré des générations de suicidés philosophiques, finit par « faire le mort, comme un cloporte ».


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

dimanche 2 septembre 2018

Une étendue désolée


La plaine caillouteuse qui s'étend au sud de l'Atlas passe à juste titre pour être très dangereuse, mais le plus redoutable de tous les déserts est sans conteste le désert de Gobi de l'existence.

Il n'oppose pas seulement aux voyageurs ses sables arides et ses chaleurs excessives ; mais les animaux les plus féroces le parcourent, ainsi que de hideux anthropopithèques en survêtement. La seule végétation qui s'y développe est la pensée de l'homicide de soi-même.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Ésaïe, chapitre 53


« Tel un rejeton qui sort d'une terre desséchée, l'excrément n'avait ni beauté, ni éclat pour attirer nos regards. Et son aspect n'avait rien pour nous plaire. Méprisé et abandonné des hommes, créature de douleur et habituée à la souffrance, semblable à celui dont on détourne le visage, nous l'avons dédaigné, nous n'avons fait de lui aucun cas. Cependant, ce sont nos souffrances qu'il a portées. C'est de nos douleurs qu'il s'est chargé ; et nous l'avons considéré comme puni, frappé de Dieu et humilié. On a mis son sépulcre parmi les méchants, quoiqu'il n'eût point commis de violence et qu'il n'y eût point de fraude dans sa bouche. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune fille asiatique lisant la Mélancolie bourboulienne de Léon Glapusz

Du cas


Jadis, le vocable « cas » avait, parmi d'autres, le sens de déjection, d'excrément. Il a fait son cas au pied d'un mur. Mais il pouvait aussi désigner le fondement ou les parties sexuelles. On trouve ainsi chez Huysmans, dans Là-bas : « ... il [le diable] donnait à mâcher ces dégoûtantes espèces aux fidèles qui lui avaient préalablement baisé la main gauche, le cas et le croupion. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

À cent à l'heure


Les suicidés philosophiques vieillissent rapidement et meurent avant l'époque ordinaire de la caducité.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Un radical quinquet


L'homme n'a de lumière que celle qu'il emprunte du Rien, affirme l'évêque Théophane le Reclus dans l'une de ses Lettres de direction spirituelle. Et il est de fait, comme peut en témoigner l'homme du nihil, que le Rien est la lumière universelle, il est le flambeau qui éclaire tout homme qui vient dans le monde. Illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Détestation exhaustive


L'homme du nihil, excédé qu'il est par les mauvaises manières du monstre bipède, appelle l'exécration sur le genre humain tout entier, se montrant en cela plus radical que le sévère et consciencieux Tacite qui ne l'appelait que sur les Néron et les Tibère, non sur le peuple romain dans son ensemble.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

Jeune femme lisant Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Une figure de carême


À tout moment, le suicidé philosophique se croit au terme de sa vie d'ici-bas, au seuil de la mort et de la vérité suprême, et l'examen de conscience qu'il fait incessamment l'affuble d'un rictus qui épouvante les foules. Charles Du Bos, qui l'a rencontré en mai 1923, à Londres, au congrès du Pen-Club, en esquisse dans son Journal ce portrait dépourvu d'aménité : « Le suicidé philosophique, dans la coupe du visage, le teint, le regard, relève du régime de pain et d'eau d'une prison qui doit être située près de Genève. » (T. I, p. 273)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Vivre


Lorsque je vis que le monde s'assemblait à la grotte, je m'y rendis aussi. L'on se pressa de déjeuner et Rébecca fut la première à demander au chef Bohémien de reprendre son histoire. Il ne se fit pas prier et commença en ces termes :

« Quand j'entends le mot "vivre", je sors mon revolver ou du poison. »

Comme le chef bohémien en était à cet endroit de son récit, un Bohémien vint lui parler d'affaires. Il se leva et nous demanda la permission de remettre au lendemain la suite de son histoire.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Vocation


Chez certains individus, la pachyméninge ne connaît jamais de calme plat et c'est en permanence que la pensée de se détruire « siffle et souffle dans la mâture ». L'écrivain italien Cesare Pavese était de ceux-là.

Dans son journal intime, découvert après sa mort et publié sous le titre Il mestiere di vivere (Le métier de vivre), il affirme avoir eu de tout temps une vocation suicidaire : « C'est seulement ainsi que s'explique mon actuelle vie de suicidé. Et je sais que je suis pour toujours condamné à penser au suicide devant n'importe quel ennui ou douleur. C'est cela qui me terrifie : mon principe est le suicide, jamais consommé, que je ne consommerai jamais, mais qui caresse ma sensibilité. » Le 27 août 1950, dans une chambre d'hôtel de Turin, Pavese met pourtant fin à ses jours en absorbant une vingtaine de cachets de somnifère. Il laisse sur sa table un dernier texte, La mort viendra et elle aura tes yeux, terminé par « Assez de mots. Un acte ! »

Selon Gragerfis, ce seraient « une sensibilité morale exacerbée » et « une capacité d'autoanalyse sans complaisance et sans concession sur le plan esthétique » qui auraient porté Pavese à son geste ultime.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Capharnaüm


Ses hontes, ses faiblesses, sa crainte clairvoyante de lui-même, l'homme du nihil les conserve dans un musée secret toujours gardé par un molosse aux babines saignantes — son Moi —, et ce musée renferme aussi « la pensée de la mort, les heures mélancoliques et le sombre jardin » 1. C'est là le lieu de toutes les ombres et de toutes les vagues certitudes que seule l'idée du Rien parvient à dissiper ou à déplacer dans l'âme du moment.

1. Il n'y manque que la chaise percée du dalaï-lama !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

Jeune fille lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Un original


« L'Inde a une multitude de santons ou fakirs, c'est-à-dire de gens qui se sont retirés du monde, et elle en a de toutes les couleurs. Le nombre des fakirs mahométans qu'on y trouve s'élève à huit cent mille, et celui des païens à douze cent mille », nous dit le médecin, botaniste et philosophe suisse Johann Georg Zimmermann dans son livre De la solitude paru en 1756.

Le fakir Cipaçalouvishni est l'un de ces excentriques « santons ». Il semble défier la douleur. Rien ne lui fait peur : ni le verre brisé sur lequel il saute avec entrain, ni les lames aiguisées qui lui percent le corps, ni même la terrifiante haeccéité dont, comme tant d'autres, il doit porter le joug.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)