Ne
nous mentons pas à nous-même en nous identifiant à Bartleby ou à
Oblomov. Ces deux « athlètes du Rien » gardent de la grandeur dans leur
déchéance. Notre véritable alter ego est le Makar Dievouchkine des
Pauvres gens, qui n'est lui-même qu'« une épreuve plus développée et plus
noire d'Akaki Akakievitch, le type grotesque d'employé créé par Gogol »
selon les mots d'Eugène-Melchior de Vogüé — en d'autres termes un ver
de terre.
Boulangerie
du Léguer, onze heures du matin. Je ramais. Tout à coup, foudroyé par
une réminiscence de vocabulaire : le mot crudités. Si j'avais été
seul, je me serais jeté instantanément à l'eau. Jamais je n'ai ressenti
avec une telle violence le besoin de mettre un terme à tout ça.
Le
monstre bipède ne peut pas s'empêcher de faire l'intéressant. Tous les
moyens lui sont bons pour se faire remarquer. S'il est du beau sexe, il
exhibe ses « biberons Robert » ; sinon, il écrit des poëmes qu'il signe
Georges Perros. C'est inconcevable.
On
peut le regretter, car il s'agit d'un moyen quand même assez brutal,
mais il n'y a que l'homicide de soi-même pour permettre à un suicidé
philosophique de devenir en réalité ce qu'il n'était jusqu'alors qu'en
puissance, à savoir un suicidé philosophique.
Rimbaud
est le béjaune archétypal. Il parle sans cesse de choses qu'il ne
connaît pas (la vie). Il fait « jore », prétend qu'il est insoucieux de
tous les équipages, et cætera. Et le pis est que les gens marchent. Bon
Dieu de béjaune !
Au
moment où vous croyez avoir atteint le dernier degré de la solitude,
quelqu'un vous parle et vous êtes obligé de répondre que non, vous ne
prenez pas les vignettes. Vous avez encore des contacts humains, malgré
tout. Vous n'êtes pas encore « seul comme Franz Kafka » — qui avait bien
une tête à prendre les vignettes, lui, soit dit en passant.
Vous
rappelez-vous « l'homme le plus laid », chez Nietzsche ? Avec cet
horrible serpent noir qui lui sort de la bouche, dont il finit par
couper la tête d'un coup de dents ? Eh bien dans ses mémoires, le
commissaire Pellegrini dit qu'il a acquis la quasi certitude que cet
homme le plus laid avait non seulement tué Dieu (comme l'en accuse
Nietzsche) mais encore volé l'orange du marchand.
Il
arrive un moment dans la vie où la beauté vous paraît presque aussi
repoussante que la laideur. Il est alors temps de quitter la Faucille et
de redescendre à Mijoux pour arriver à Saint-Claude par Septmoncel,
autrement dit de tirer sa révérence à ce « monde de néant ».
Si
Jacques Kérouac avait été un petit gros, personne ne lirait plus ses
livres aujourd'hui. Mais c'était un grand sec, qui en outre avait le
même blue jean que James Dean (il faisait sa frime). À quoi tient le
succès, dans le domaine des lettres !
Faire
une partie de bouligne avec Raymond Queneau ; puis, s'il nous reste un
peu d'oseille, boire un ouiski ou un coquetèle au bar du bouligne...
C'est ça qui serait choucard.
Paul
Rée n'aimait pas son prénom. Il s'en plaignait souvent à Nietzsche et à
Lou Andreas-Salomé. Il aurait voulu s'appeler Mifasol, comme Marisol
Touraine. Quant à sa femme, il ne l'avait pas encore trouvée mais il
voulait absolument qu'elle se prénommât Hilde, pour le calembour et
parce qu'il aimait bien les prénoms germaniques traditionnels.
Il
n'est pas besoin d'être un fin psychologue pour arriver à la conclusion
que les gens sont des salops et qu'on ne peut pas leur faire confiance.
Ils sont tout le temps à mijoter des coups fourrés. Ils fomentent ; ils
trament ; ils ourdissent. On dirait des « carbonari ».
L'être
humain peut sacrifier sa vie pour sauver son enfant (en se jetant à
l'eau ou en entrant dans une maison en feu) mais remarquez qu'il ne le
fera jamais pour sauver sa bonne femme. On peut dire beaucoup de choses
de lui mais il n'est pas con à ce point-là.
Les
concepts qu'il n'utilisait plus, le philosophe Jean Grenier les
remisait à la cave pour les plus gros, dans un cabanon de jardin pour
les autres. Il disait que « ça peut toujours servir ».
Jetez
un coup d'œil dans l'âme d'autrui, vous ne verrez que le vide. Puis
jetez un coup d'œil dans la vôtre : même chose. Le vide, toujours le
vide... Ce n'est pas avec ça qu'on va construire une « relation
romantique » avec une personne du sexe, astheûre.
C'est
Ponce Pilate qui demande à Jésus ce que c'est que la vérité, et alors
Jésus dit comme ça qu'il a dû aller à l'enterrement de sa grand-mère et
qu'il n'a pas eu le temps de réviser.
Si
nous avions un petit reste d'énergie, nous écririons une lettre à la
Kommandantur pour dénoncer la malrucienne « condition humaine ».
Connaissant les Alboches, ça barderait pour son matricule.
Untel
est un salop. Il fallait que ce soit dit. Émile Cioran assure que ça
soulage. Il recommande même de l'écrire plein de fois sur un petit bout
de papier que l'on place ensuite dans sa chaussure.
Le
monstre bipède, la seule chose qu'il sait faire, c'est vieillir. Pour
ça, moïeux, ça y va : il vieillit comme il respire. Pour être tout à
fait juste, précisons tout de même que certains écrivent aussi des
poëmes (mais ça ne casse pas trois pattes à un canard).
Même
si, fatigué de l'existence, on se retrouve un jour à nager dans le
brouillard et à rouler dans l'herbe, on n'écoutera pas Tom à la guitare
ni Phil à la quena. Ils peuvent aller se faire voir chez Plumeau, ces
cons de hippies, avec leurs « barrettes de shit ». Et le gars Phil, il
peut se la carrer dans le fiak, sa « quena ».
Il
n'y a pas plus comique que ces critiques de livres où l'on vous dit que « l'intime rejoint l'universel ». On aimerait voir ça, c'est sûrement
très émouvant. Cette réunion de l'intime et de l'universel,
c'est-à-dire.
Sans
aller jusqu'à dire que la vie est un convertisseur Bessemer, on avouera
qu'elle convertit. Elle prend un homme jeune et en bonne santé et le
transforme en un « vieux jeton » affligé de toutes sortes de maux,
simplement en utilisant l'oxygène de l'air (comme le convertisseur
Bessemer).