Martin
Heidegger : Dis donc, Hannah, il y a une question qui me turlupine. À
quoi pense-t-on quand on ne pense à rien ? À un point mathématique ? Au
pape François ?
Ouvrez
un crâne au hasard, vous verrez qu'il ne contient qu'une boue visqueuse
faite de fragments de poëmes, de slogans publicitaires et de bribes de
chansons de Michel Fugain. Il n'y a pas de quoi être fier. Pourtant, le
monstre bipède arbore un air avantageux. Il est le roi de la Création,
le céoène !
Les
ceusses qui aiment la vie s'exclament chaque matin en s'éveillant : « Ô
joie suprême ! Ô bonheur ineffable ! Nous sommes vivants ! » Et en effet
ils sont vivants, les bredins. Mais ils ne paient rien pour attendre. Il
y a des limites à la provocation. Tuouaouar !
« 7
octobre. Je rencontre Bergson, fusil en bandoulière. “Bonne chasse ?”
Il ne répond pas mais me gratifie d'un sourire jusqu'aux oreilles, ouvre
son carnier et me montre les concepts qu'il a dégommés, parmi lesquels
se trouve... l'élan vital ! Je n'en crois pas mes yeux. » (Léon
Brunschvicg, Journal spinoziste, Paris, Alcan, 1907)
À
la fin de sa vie, atteint de démence sénile, le « négateur universel »
Émile Cioran se prenait pour un tarier pâtre. Il se posait en bout de
branche et était sans cesse inquiet du ciel. Délivré depuis longtemps de
la vindicte de Lucien Goldmann, il se croyait maintenant, à l'instar de
la mésange, la proie des crécerelles véloces.
Pour
supporter les crises d'asthme que lui donnait le réel, il arrivait que
le « négateur universel » Émile Cioran envoyât Simone à l'épicerie du coin
lui acheter une ou deux bouteilles de Tigron.
S'il
n'existait rien de plus triste, dans la « réalité empirique », qu'une
fête foraine, on pourrait dire que le monde est triste comme une fête
foraine. Mais il y a plus triste qu'une fête foraine, il y a... un bal
de mariage. Il faudra donc dire que le monde est triste comme un bal de
mariage.
On
est âgé de huit ans à peu près. Au milieu de la nuit, on entend du
bruit dans la cuisine, on se lève et on découvre son père — son propre
père ! — occupé à découper un morceau de lard rôti ! Cette terreur
qui vous envahit alors, comment ne pas penser qu'elle cache quelque
chose de gigantesque ?
On
croyait avoir regagné un semblant d'équilibre, on pensait s'être
débarrassé de cette sensation d'inquiétante étrangeté devant le réel, et
voilà que surgit... le mot baldaquin ! Ça ne finira donc jamais ?
L'homme
sait ou du moins devine que l'homicide de soi-même est un puits de
jouvence, mais au lieu de plonger, il reste prostré et mutique sur la
margelle. Pourquoi ?
Contrairement
à ce que prétend le groupe de musique Magic System dans sa chanson
Magic in the Air — où, après avoir invité l'étant existant à oublier
ses soucis et à « venir faire la folie », il affirme qu'« il n'y a pas de
raccourci » —, il existe bel et bien un raccourci et ce raccourci
s'appelle l'homicide de soi-même.
D'après
René Maheu, quand Jean-Paul Sartre apprit que Céline l'appelait « le
tænia », il en fut si courroucé qu'il ne put créer le moindre concept de
deux jours.
Le
poëte Henri Michaux était célèbre pour sa distraction. Un jour, dans un
autobus qui l'emportait vers Odéon, il s'assit par mégarde à une place « réservée aux mutilés de cul ». À l'arrêt suivant, comme il fallait s'y
attendre, un mutilé de cul monta dans l'autobus et demanda au poëte de
libérer la place. Celui-ci s'exécuta sans protester et tenta de se
justifier en disant qu'il n'était pas dans son assiette, qu'il avait
pris de la mescaline pour explorer ses « gouffres intimes », et cætera.
Le « négateur universel » Émile Cioran avait une prédilection pour
l'historien Tacite. Pour lui, Tacite était sacré et il appréciait peu
que son ami Ionesco, grand amateur de contrepets et de grivoiseries en
tout genre, lui demandât, parlant de Simone Boué : « Elle apprit Tacite
en babouches ? »
La
vie du nihilique est un roman, mais un roman presque aussi ennuyeux que
l'Ulysse de Joyce. À son grand désespoir, elle n'a pas la merveilleuse
brièveté de style qui caractérise les ouvrages de Salluste.
Sans
même parler de jouer un rôle à la surface d'un globe aussi bêtement
terraqué, on peut dire qu'il est insensé, et même ridicule, d'y posséder
un Moi.
Le « négateur universel » Émile Cioran dit quelque part qu'un livre est un
suicide différé. Quand on lit ça, on se dit que cette assertion est bien
dans la manière du Grandiloque, qui n'a jamais pu résister à la tentation
de faire un bon mot. En réalité — et en tant que « négateur universel »,
il le savait sûrement —, c'est du bidon : peu importe qu'on écrive ou
non, la vie est un suicide ininterrompu.
De
même que le saint-honoré a son centre garni de crème chiboust — ce
mélange de crème pâtissière et de meringue italienne —, l'existence
humaine est farcie de matière excrémentitielle — de « merde ».
Fidèle
à sa réputation de « penseur paradoxal », Frédéric Nietzsche n'hésite pas
à soutenir — dans Humain, trop humain — que l'humiliation est « une
petite gazette du mieux se connaître ».
Un
jour qu'il n'était pas à prendre avec des pincettes, Jésus aurait
prévenu Paul que, même en y allant « franco de port », il lui serait dur
de regimber contre les aiguillons (Actes, 9:5-6). Le « héron
mélancolique » Roland Jaccard, lui, avait trouvé une façon originale de
regimber contre les aiguillons (du réel) : c'était d'engloutir des
sushis.
Émile
Cioran aime le mot cafard. Bien qu'il soit en général sensible aux
nuances, il ne voit pas que ce vocable est assez « bébête » et qu'on
l'attendrait plus dans la bouche d'une pécore que sous la plume d'un « négateur universel ».
D'après
le professeur Munteanu, le « négateur universel » Émile Cioran voyait en
la musique de Bach le seul moyen — hors la pensée de l'homicide de
soi-même et la tarte aux poireaux de Simone Boué — de « dissiper son
spleen plombé d'antique momie ».