Au
début du film d'Ingmar Bergman, on voit l'écrivain et trompettiste
Boris Vian se promener sur une plage où il rencontre un inconnu au teint
blafard vêtu d'une longue cape noire : c'est la Mort. Il lui propose
une partie d'échecs dont le perdant devra tuer tous les affreux. La Mort
accepte. Comme c'était à prévoir, elle perd.
Faire
comme Descartes ; douter de tout ; ne se laisser séduire par rien —
et surtout pas par des « biberons Robert » qui plus encore qu'une science
sans conscience ne sont que « ruine de l'âme ».
L'être
humain est ainsi fait qu'il choisira de ne pas se soigner plutôt que
d'aller voir un médecin qui risque de lui dire qu'il va falloir être
très courageux.
La
sensation que « rien n'est », qui peut vous poigner à n'importe quel
moment et en tout lieu, dans la rue ou au supermarché, cette sensation
n'a rien d'abstrait. Elle est présente dans les muscles,
les articulations, les ligaments, les tendons, la peau et les fascias.
Elle est proprioceptive.
— Les fascias ?
— Un fascia est une membrane fibro-élastique qui recouvre ou enveloppe une structure anatomique.
Comment
s'en sortir dans l'existence quand on n'a pas de numéro de Pesel ?
Comment faire pour vivre ? Sans numéro de Pesel, on ne peut ni obtenir
de numéro NIP (ce qui nous permettrait, sinon de trouver un sens à « l'être », du moins d'être identifié fiscalement), ni faire partie du
directoire d'une société. On est tout à fait cuit, po prostu !
Il
y a des moments où on a envie de s'asseoir là et de ne plus bouger « jusqu'à la consommation des mondes ». On ne le fait pas mais...
attention, hein : on pourrait le faire.
Quelle
sorte de démiurge faut-il être pour imaginer de soumettre l'homme au
vieillissement, c'est-à-dire de le faire se transformer insensiblement
en « vieux jeton », tout en lui permettant de se souvenir de ses vertes
années ? La réponse est évidente : un sadiste ; un détraqué.
Après
avoir bien médité sur la mortalité de l'être mortel (et sur la sienne
propre), on se sent devant les « petits plaisirs de la vie » comme Charles
Duchemin face à Tricatel : frappé d'agueusie.
Non,
cher monsieur de chez Gallimard qui rédigez les « quatrièmes de
couverture » : Émile Cioran n'était pas « un Job assagi à l'école des
moralistes ». Pour la simple raison que Simone Boué ne l'eût jamais
toléré. Elle sortait déjà de ses gonds quand il faisait des miettes ou
qu'il ne mettait pas les patins, alors...
Attendre
pendant des années, avec angoisse, que le médecin vous dise qu'il va
falloir être très courageux, ce n'est pas une vie. C'est pourtant celle
de l'hypocondriaque. À force de s'attendre au pire, ne va-t-il pas le
provoquer ? Ce serait encore bien la meilleure, celle-là.
Quand
on possède une gueule de con, on ne la montre pas. Or il se trouve que
tout le monde — tout le monde sans exception — a une gueule de con.
Tirez-en les conclusions que vous voulez.
La
vie, on s'y sent seul. On se croirait dans un tableau d'Edward Hopper.
S'y trouve toutefois quelque chose qu'il n'y a pas chez Hopper : des
grosses dondons qui vous font vous sentir encore plus seul.
Émile
Cioran était complètement revenu de ses semblables. Il disait à Simone
Boué : « Personne ne vaut le coup. Il n'y a que des cons. » Elle n'y
faisait même plus attention.
Parmi
les choses auxquelles on se raccroche pour ne pas se noyer, la moins
efficace est la bonne femme. Elle serait même plutôt un facteur
aggravant. Mais comme à Leopardi, il nous est doux de nous abîmer dans
cette mer, alors ça va.
Pour
ses recherches sur le cerveau, Henri Michaux devait fumer de nombreux « tarpés » et il était souvent à court de « pilon ». Chaque fois qu'il
rencontrait son ami Émile Cioran, il lui demandait s'il avait du « pilon », mais celui-ci n'en avait jamais. Ce n'est pas qu'il était trop
fier pour ça, mais il oubliait tout le temps d'en acheter.
Emmanuel
Kant jouait les durs, il critiquait la raison pure, la raison pratique,
la faculté de juger, mais il y a fort à parier que devant une belle
paire de « biberons Robert », il se serait senti comme Antonin Artaud à
son retour du Mexique : envoûté.
Il
ne faut pas avoir honte, pour dire à une bonne femme qu'on va lui
offrir des perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas. En tout
cas, si on le fait, il faut espérer qu'elle ne s'y connaisse pas trop en
poésie — par exemple qu'elle ne lise pas du Mallarmé ou du Saint-John
Perse —, parce que sinon... la gênance.
Le
suicidé philosophique ne se résume pas à son geste fatal. L'homicide de
soi-même n'est que l'apothéose lugubre de toute son œuvre (pourrait-on
dire).
Le
monstre bipède est tellement nourri de films hollywoodiens qu'il réagit
en toute circonstance de la même manière que le « Françoué » faisait sa
tournée : à l'américaine. Il a perdu tout naturel, the darn rascal,
goddammit.
Pour
être accepté dans le monde de l'art ou de la littérature, il faut
prétendre aimer ce que les autres font, alors même qu'on est convaincu
que c'est de la m... Les artistes et les littérateurs sont de grands
hypocrites et — après tout pourquoi ne pas le dire — des céoènes.
Tous
les écrivains russes sont sortis du Manteau de Gogol. Il faut dire
qu'il y faisait une chaleur à crever (il est garni de fourrure et doublé
en molleton).
La
vie n'est pas succulente. On dirait du singe. Sommes-nous des biffins,
pour bouffer de cette cochonnerie ? Si vous nous piquez, est-ce que nous
ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions
pas ? Et cætera, et cætera.
Ne
nous mentons pas à nous-même en nous identifiant à Bartleby ou à
Oblomov. Ces deux « athlètes du Rien » gardent de la grandeur dans leur
déchéance. Notre véritable alter ego est le Makar Dievouchkine des
Pauvres gens, qui n'est lui-même qu'« une épreuve plus développée et plus
noire d'Akaki Akakievitch, le type grotesque d'employé créé par Gogol »
selon les mots d'Eugène-Melchior de Vogüé — en d'autres termes un ver
de terre.
Boulangerie
du Léguer, onze heures du matin. Je ramais. Tout à coup, foudroyé par
une réminiscence de vocabulaire : le mot crudités. Si j'avais été
seul, je me serais jeté instantanément à l'eau. Jamais je n'ai ressenti
avec une telle violence le besoin de mettre un terme à tout ça.
Le
monstre bipède ne peut pas s'empêcher de faire l'intéressant. Tous les
moyens lui sont bons pour se faire remarquer. S'il est du beau sexe, il
exhibe ses « biberons Robert » ; sinon, il écrit des poëmes qu'il signe
Georges Perros. C'est inconcevable.