« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
vendredi 6 juillet 2018
Un terrible aveu d'impuissance
Émotion et incompréhension. Ces deux mots résonnaient, hier encore, dans les escaliers des immeubles de la résidence HLM Montviguier, à Figeac. C'est là que, dimanche, les pompiers ont découvert les corps sans vie de Céline et de Stéphane, un jeune couple qui semble s'être ôté la vie par absorption pléthorique de médicaments.
« Une enquête est en cours, aucune autopsie n'a été pratiquée, indiquait le parquet hier soir. La thèse privilégiée est celle du suicide. » Un suicide, donc, et une lettre laissée en évidence, comme chez Edgar Poe. Explique-t-elle les raisons de leur acte ? Elle évoquerait un mal être, des idées noires, la pénible sensation « de vivre isolé dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort ».
Le docteur Michel Grinfeder, psychiatre et psychanalyste qui a exercé durant plus de quinze ans à l'hôpital de Cahors, parle d'un suicide singulier. « Il semblerait qu'elle soit morte avant lui. Il l'a donc rejointe. Cet appartement bien rangé, avec des photos du couple, du linge qui sèche, etc., c'est comme une mise en scène du suicide. Elle donne une image d'ordre et d'organisation. Un intérieur qui respire la tranquillité. »
Les pompiers eux-mêmes ont été surpris. Car, s'ils interviennent environ deux fois par an pour des suicides, l'acte est toujours individuel. À Figeac, c'était la première fois que les secours étaient confrontés à un double suicide.
Ce couple aurait-il pu être aidé ? Pour le docteur Grinfeder : « on peut aider quelqu'un qui ne va pas bien, il existe même des hospitalisations à la demande d'un tiers, mais dans les cas d'allergie aiguë à l'existence, il n'y a pour ainsi dire rien à faire : même l'existentialisme chrétien d'un Gabriel Marcel ou d'un Karl Jaspers n'est d'aucun secours. » — Voilà qui est rassurant, vraiment ! (La Dépêche, 25 mars 2009)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
jeudi 5 juillet 2018
Tournant
En 1933, Heidegger retrouve l'inspiration et se met à écrire plus frénétiquement que jamais. Certains de ses biographes, amateurs de mélodrame, discernent dans ce moment un « tournant » (Kehre), à l'occasion duquel ils voient apparaître, disent-ils, un second Heidegger.
Quoi qu'il en soit, on sait maintenant que Sein und Zeit n'était que la première partie d'un projet mégalomanique visant à révolutionner le sens de l'« être ». À la lecture de Sein und Zeit, il est déjà clair que l'étant existant, le fameux Dasein, se définit comme une possibilité, et non comme une essence invariable et universelle. Mais l'intention initiale de Heidegger était de faire subir un sort analogue à l'« être ». De son aveu même, il fit chou blanc.
Heidegger en retira la conviction que la métaphysique est définitivement dans l'incapacité d'atteindre sa propre vérité, à savoir la différence de l'être et de l'étant.
Après son « tournant », l'ontologue, qui en a « par-dessus la tête du Dasein », s'intéresse au langage, à la poésie et aux œuvres des présocratiques. Pour son quarante-quatrième anniversaire, Elfriede, qui veut lui changer un peu les idées, lui offre des quarante-cinq tours de Demis Roussos (Rain and Tears) et de Mort Schuman (Le Lac Majeur).
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
En costaud
Lentement façonné à des conditions d'existence exceptionnelle — la fameuse « existence ironique » dépeinte par l'écrivain russe Dostoïevski —, l'homme du nihil les supporte néanmoins, et résiste à leur action délétère mieux que les vigoureux montagnards du Jura et du Bugey !
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Sparadrap
Que peut bien symboliser le trop fameux « sparadrap du capitaine Haddock », si ce n'est le Moi, ce collant compagnon dont certains esprits superficiels ont cru pouvoir se débarrasser par la fuite, en allant en Suisse, en Italie, aux eaux ou aux bains de mer ? Durant un temps variable, ils sont tranquilles ; mais ce calme n'est que passager : leur ennemi secret ne tarde pas à retrouver leur trace, et le bourrellement recommence.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Phantasme
Être un Krakatoa et lâcher sur les foules assemblées une sphère ardente de fumée, de cendre, de suie et, révérence parler, de matière excrémentitielle ; engendrer un raz de marée coûtant la vie à cinquante mille personnes... Ah quel délice ! (Les trente-trois délices de Raymond Doppelchor, Traduction de Simon Leys)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Noir, blanc, rien
Jean-Philippe Steinbach, dit Salabreuil, est un poète français né à Neuilly-sur-Seine le 25 mai 1940. Il se suicide le 27 février 1970 à Paris, pour des raisons plus ou moins énigmatiques, même si certains accents funèbres de sa poésie résonnent comme des prémonitions : « Tout est blanc nié noir nous vénérons le rien » — ce à quoi Gragerfis aurait rétorqué : « Oh ! Oh ! Comme tu y vas, mon ami ! »
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Des livres en boîte pour s'évader
« Quelques planches, et voilà des pages qui dansent en plein air, sous le regard extasié de quelques assoiffés d'histoires.
La belle initiative de cette année : de petites cabanes de bois, qui fleurissent par-ci par-là, des boîtes à livres perchées sur des piquets, pour amener les esprits à s'évader.
Dans le quartier de Ker-Uhel à Lannion, sous une gloriette en bois, aux côtés de pots à crayons et autres bouts de gomme, les ouvrages se font la malle : "Tout le monde peut apporter un livre, en choisir un et le ramener quand il le souhaite", explique Françoise Squerren, membre du conseil citoyen. Tous les styles de littérature sont représentés : romans, biographies, essais, livres d'histoire, et jusqu'à des ouvrages de philosophie "nihilique" puisque l'on aperçoit dans la pile les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine.
Sur le boulevard d'Armor, cet espace de culture, ouvert à tous, a créé une véritable osmose entre les acteurs du territoire et les habitants du quartier. "On a observé une forte appropriation de ce projet par les habitants, explique Anaïs Alasseur, chef de projet de développement social et urbain à Lannion. Les livres de l'ontologue allemand Martin Heidegger rencontrent un franc succès, ajoute-t-elle, et de nombreuses personnes se plaignent maintenant de douleurs « au niveau du Dasein »."
Cet espace de lecture est une véritable bulle qui incite à l'interaction : "Les gens ramènent leur livre et peuvent échanger des réflexions, développe Françoise Squirren. Le but est vraiment de créer du lien social. Mais les misanthropes et les personnes tentées par l'homicide de soi-même sont aussi les bienvenus, comme le prouve notre assortiment de littérature « lugubre » : Albert Caraco, Emil-Michel Cioran, Raymond Doppelchor, etc".
Inaugurée le 7 septembre et déjà victime de son succès, la boîte à livres de Ker-Uhel doit pousser ses murs. Six autres cahutes ont été installées. D'autres encore font l'objet de discussions, et la réutilisation d'anciennes cabines téléphoniques est envisagée. Un exemple à suivre pour écrire le nouveau chapitre des solutions de demain — quoi que cela puisse vouloir dire. » (Ouest France, 9 octobre 2016)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
Un beau roman
Le roman remarquable que constitue la vie de l'homme du nihil rappelle l'univers de Sadegh Hedayat : la folie, la déchéance physique et morale ainsi que l'horreur de l'haeccéité sont en effet des thèmes clefs de l'existence nihilique.
Par ailleurs, la solitude du héros et son travail répétitif dans une banque font de lui une sorte de cousin du Joseph K. de Kafka. Mais dans son cas à lui, ce sont des crises de panique existentielle consécutives à la lecture de Heidegger qui précipitent sa descente aux enfers.
Comment ne pas recommander, et très chaudement, ce roman injustement méconnu, à l'atmosphère intensément bourboulienne — au sens que donnait à ce mot le philosophe Max Scheler (Le phénomène du tragique, 1915) ?
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Compactifié d'Alexandrov
En topologie générale, ce que l'on nomme le compactifié d'Alexandrov (parfois écrit compactifié d'Alexandroff) est un objet quelque peu baroque introduit par le mathématicien soviétique Pavel Aleksandrov. Sa construction, appelée compactification d'Alexandrov, généralise celle de la sphère de Riemann à des espaces localement compacts quelconques auxquels elle revient à ajouter un « point à l'infini ».
Ce « point à l'infini », où les notions d'être et de non-être se fondent et s'abolissent mutuellement, est celui que cherche à rejoindre le suicidé philosophique en faisant usage de son revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe (en hommage à Alexandrov ou Alexandroff).
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Risque cardinal
Le principal danger qui guette le métaphysicien dans sa quête des ressorts de l'Être est celui-là même qui menace le chasseur au pédalo 1 traquant le canard ou la bernache sur la baie d'Arcachon : s'échouer sur des vasières.
1. Le pédalo est un petit canot ponté, lesté de façon à dépasser à peine la surface de l'eau pour passer inaperçu lors de l'approche. Le chasseur s'y tient allongé. Le pédalier est relié à une hélice située à l'arrière.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
mercredi 4 juillet 2018
Le testament Donadieu (Georges Simenon)
Une ouvreuse traversa le hall, ouvrit à deux battants les portes vitrées, tendit la main pour s'assurer qu'il ne pleuvait plus et rentra en serrant son tricot noir, à boutons, sur sa poitrine. Comme à un signal, la marchande de berlingots, de cacahuètes et de nougats quitta, de son côté, l'abri d'un seuil et s'approcha de son éventaire dressé au bord du trottoir.
Au coin de la rue du Palais, l'agent... Car tout était rites, tout s'enchaînait paisiblement, selon les lois rassurantes. Parce qu'on était à La Rochelle, il suffisait de la bande jaune « Changement de programme » sur les affiches du cinéma pour savoir qu'on était mercredi, alors qu'ailleurs le changement de programme a lieu le vendredi, ou le samedi, ou le lundi.
Un parapluie était ouvert au-dessus de la charrette de la marchande, car il avait plu, et les spectateurs, qui sortaient enfin de la salle, esquissaient tous le geste de l'ouvreuse. Cinquante, cent personnes peut-être, disaient en arrivant au même point du trottoir, qui à sa femme, qui à son mari :
— Tiens ! Il ne pleut plus...
Parfois, le mari ou la femme répliquait :
— C'est possible, mais chez Eugène Fink, le flux ininterrompu de la temporalisation, en tant qu'il assure les toutes premières congruences synthétiques de l'activité intentionnelle, représente le sol phénoménologique le plus profond de la mondanité.
En tout cas, il faisait frais. On n'avait pour ainsi dire pas eu d'été. Le Casino du Mail avait fermé quinze jours plus tôt que d'habitude et à la fin septembre on se serait cru en plein hiver, avec, cette nuit, un ciel trop clair, aux étoiles pâles, sous lequel passaient des nuages vites et bas.
Dix autos, quinze autos ? On entendait tourner les démarreurs. Les phares s'allumaient et toutes les voitures se faufilaient dans la même direction, sans klaxonner, à cause de l'agent, s'emballaient enfin une fois hors de la foule.
Un mercredi comme les autres, un mercredi de fin septembre. Un mercredi où tout « système de l'existence » paraissait impossible, n'en déplaise à Hegel.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Corps phénoménal
« Un Alençonnais de 44 ans a été retrouvé mort au lieu-dit Le Pont-Percé, à Condé-sur-Sarthe, le jeudi 1er février en fin d'après-midi. Il faisait l'objet de recherches depuis quelques jours, après le signalement de sa disparition par ses proches.
Sur le corps du défunt, un mot a été trouvé, dans lequel il demande pardon à sa famille. Les premières constatations sur place ont conclu à un probable suicide. L'autopsie réalisée à la demande de la famille a corroboré cette hypothèse. "Le décès par asphyxie a été confirmé", précise le procureur de la République d'Alençon.
La disparition du quadragénaire avait eu lieu quelques jours après sa mise en cause dans une procédure judiciaire. Dans la nuit du 26 au 27 janvier, il avait violemment mordu son voisin à l'oreille. Il venait de terminer la lecture de la Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty et s'était mis en tête de convaincre ce voisin que "le corps est la structure originaire qui seule rend possible le sens et les significations, qu'il constitue le cadre à partir duquel toute expérience et connaissance du monde sont possibles".
L'homme devait être présenté au procureur de la République le 12 avril. » (Ouest France, 9 février 2018)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Bulgaria
Poète, comme on l'est toujours à vingt ans, le suicidé philosophique consacre les premiers essais de sa plume à son pays : le Rien. Il le décrit en naturaliste, en archéologue, en moraliste ; puis il se prend à le chanter dans quelques églogues réunies sous le titre d'Une Voix du Morvan.
Les jours et les années passent ; il s'empâte, il perd ses cheveux et ses dents qu'il n'a pas les moyens de faire soigner ; il ne peut plus courir, son dos le fait souffrir, il a souvent mal au crâne, l'arthrose redoutée le gagne ; il se voûte et chaque pas le fragilise...
Il est temps de quitter la Faucille et de redescendre à Mijoux, pour arriver à Saint-Claude par Septmoncel. Peu à peu, il sème les dernières voitures et reste seul sur la route, précédé d'un énorme camion bâché de bleu portant l'inscription Bulgaria. C'est la fin.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Enfin seul
Contrairement à un Philothée O'Neddy, je me garderai de vanter le côté phalanstérien du néant.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Celui qui regarde vers le bas
Rêveur volontaire, consumé par le sentiment aigu de l'imperfection de toute chose, de la distance entre l'idéal et la réalité, le suicidé philosophique n'est pas sans rappeler à la fois le poëte Nodier et le mythique catoblépas. Quant à ce dernier, Cuvier a émis l'hypothèse que le gnou l'aurait inspiré aux Anciens, avec contamination de basilic et de gorgone.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Un disciple de Weininger
Un homme de 51 ans a tenté de tuer par balle son épouse, jeudi à Savigny-en-Terre-Plaine (Yonne), avant de s'enfuir et de retourner l'arme contre lui dans un cimetière, a-t-on appris vendredi auprès du parquet d'Auxerre.
Les gendarmes sont intervenus après avoir reçu vers 19 h 40 un appel de la victime, âgée de 52 ans, disant avoir essuyé un coup de feu au cours d'une conversation avec son époux. Selon les militaires qui ont pu reconstituer la scène, l'homme reprochait à sa moitié d'être devenue, au fil des ans, « une mégère difforme au mufle d'hippopotame ». En outre, il l'accusait d'être imperméable à toute métaphysique ; d'être incapable de concevoir ce qu'est le sujet transcendantal, ni les concepts purs, et encore moins les catégories de l'esprit ; de ne faire la différence entre le bien et le mal qu'en fonction de sa préoccupation propre ; d'être « sous le joug du phallus », et incapable de toute expression spirituelle puisque celle-ci implique la renonciation à soi.
La victime, transportée à l'hôpital, devrait s'en sortir. Quant à l'homme, qui avait pris la fuite, il a été retrouvé mort dans le cimetière de la commune voisine de Saint-André-en-Terre-Plaine. Il s'est servi d'une arme de chasse.
L'enquête a été confiée à la Brigade de recherches d'Avallon. (L'Yonne Républicaine, 22 septembre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Un client coriace
Didi : « Lao-Tzeu l'a dit : il faut trouver la voie !... Moi, je l'ai trouvée !... C'est très simple : je vais vous couper la tête !... Alors, vous aussi, vous connaîtrez la vérité !... » — L'homme du nihil : « Pauvre cloche !... Crois-tu que je t'aie attendu pour "trouver la voie" ?... L'idée du Rien, tu connais ?... Allez, du balai !... Ouste !... » (Le disciple de « Lao-Tzeu » se retire, un sourire gêné aux lèvres)
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Théorème de Krull
En algèbre commutative, le théorème de Krull est un résultat établissant l'existence d'idéaux maximaux pour les anneaux commutatifs. Il équivaut à l'axiome du choix dans la théorie de Zermelo-Fraenkel.
Quel peut bien être l'idéal maximal pour l'homme du nihil embourbé dans le pestilent marais de l'haeccéité, si ce n'est le Rien? L'axiome du choix, pour un tel « exilé de l'infini », équivaut au célèbre dilemme de Hamlet, et point n'est besoin d'être extralucide pour deviner la réponse qu'il y apporte.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Quand le doute est exclu
Lorsque, cherchant à se rassurer, l'homme du nihil énonce : « je sais que mon revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe est dans un tiroir de ma commode, caché sous des chaussettes », son énonciation signifie à peu près la même chose que « il n'y a pour moi nul doute à affirmer cela » ; mais autrui est en droit de répondre par la question « en es-tu sûr ? » ou « le sais-tu vraiment ? ».
Si en revanche c'est de ses douleurs dues à l'haeccéité qu'il s'agit, la question d'autrui « es-tu sûr que tu as mal ? » ou « sais-tu vraiment que tu as mal ? » n'aura pas de sens. Quand l'homme du nihil sait qu'il a mal, c'est lui-même qui est la dernière instance. Il ne lui est pas possible de vérifier ni de mettre en doute le fait qu'il a mal. — Et comme dirait Dostoïevski, « il souffre d'autant plus qu'il ne comprend pas ».
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Santé mentale (Tobias Wolff)
Il n'est guère facile d'aller de La Jolla à l'hôpital d'Alta Vista, à moins d'avoir une voiture ou une dépression nerveuse. Le père d'Avril avait une dépression nerveuse et il y avait été admis en un clin d'œil. Le voyage prit plus longtemps à Avril et à sa belle mère ; il leur avait fallu emprunter deux bus différents, monter à pied une route brûlante qui serpentait entre les bâtiments, puis, une fois la visite terminée, redescendre à pied jusqu'à l'arrêt de bus.
Quelques automobilistes étaient passés sur la route, sans qu'aucun ne s'arrête pour leur proposer de les conduire. Avril ne pouvait leur en tenir rigueur. Ils avaient dû se dire que Claire et elle étaient des malades en promenade. Ou peut-être ces automobilistes étaient-ils, comme la philosophie occidentale au dire de Levinas, incapables de penser l'Autre, de dépasser l'insurmontable allergie qu'inspire l'Autre... Oui, c'était sûrement ça : ils manquaient autrui comme tel, parce qu'ils le réduisaient au rang d'objet ou le subordonnaient à l'Être, malgré le transfert analogique opéré par Husserl dans la cinquième Méditation. Leur philosophie n'était rien d'autre qu'une « egologie », cette forme de pensée pervertie qui atteint son paroxysme dans la philosophie de Heidegger, qu'il s'agisse de la précellence de l'Être par rapport à l'étant, de l'ontologie par rapport à la métaphysique, ou de la définition de l'ipséité du Dasein comme mortel...
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mardi 3 juillet 2018
Un infernal pullullement
Linné, en 1753, connaissait six mille espèces végétales ; Persoon, en 1807, en comptait vingt-six mille ; en 1824, Stendel en portait le nombre à cinquante mille, et en 1844 à quatre-vingt-quinze mille. On en recense aujourd'hui trois-cent-quatre-vingt-six mille. Où cette folie graminacée va-t-elle s'arrêter ? L'homme du nihil se prend parfois à rêver d'un monde sans plantes, qui ne serait qu'un aride désert, une solitude immense, asile du silence et de la mort, en harmonie avec son âme vitriolée.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Supériorité de l'Indien du Chaco
Pelleschi, dans son ouvrage sur les Indiens du Chaco, dit qu'on ne voit jamais de difformités parmi ces sauvages, qu'au physique ils sont tous parfaits. Et il fait observer que dans leur lutte excessivement pénible pour l'existence au sein d'un désert ronceux rempli de dangers, tout défaut ou trouble du corps serait fatal.
Si l'on transpose ce raisonnement dans la sphère morale, alors le Moi de l'homme du nihil devrait lui aussi être parfait, le steppe du Grand Rien ne le cédant en rien au désert du Chaco pour ce qui est des ronces, des rocs retors et des serpents. Or, loin d'être parfait, il ressemble au contraire à un polichinelle !
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Sein und Zeit
Le 12 mars 1926, Heidegger présente à Husserl, à l'occasion d'une réception pour les soixante-sept ans de celui-ci, le manuscrit de Sein und Zeit, son premier ouvrage « grand public ». Husserl trouve ça « pas mal, quoique un peu pauvre en phénomènes ».
Le livre est publié l'année suivante, à la demande du doyen de l'Université de Marbourg. C'est un énorme succès et de nombreux « bals du Dasein » sont organisés dans toute l'Allemagne. Le poète dadaïste Hugo Ball réenfile à cette occasion le costume de phallus en carton rigide et argenté qu'il avait porté le 5 février 1916 au Cabaret Voltaire. Le terme de Dasein fait florès, et l'on trouve bientôt des crèmes à raser du Dasein, des caleçons longs du Dasein, des stylos-plumes du Dasein, jusqu'à un restaurateur fribourgeois qui propose des knödel à la viande façon Dasein.
Heidegger est d'abord ravi de cet engouement, mais bientôt une question le taraude : « mon message ontologique est-il bien passé ? », se demande-t-il.
Elfriede le rassure comme elle peut et l'incite à prendre de l'huile de foie de morue pour fortifier son Moi. Quand elle est prise de boisson, il lui arrive cependant de traiter l'ontologue de « vil insecte » et de « potiron ».
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
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