« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
dimanche 15 juillet 2018
Insensibilité porcine
« De tout temps les incrédules ont fait grand cas de l'intrépidité ou de l'insensibilité d'un homme au lit de la mort. Le très ancien et très fameux Pyrrhon, qui doutait de tout, voyant ses compagnons de voyage saisis de crainte à la vue d'un naufrage qui semblait inévitable, les pria de regarder un pourceau qui était dans le navire, et qui mangeait à son ordinaire : Voilà, leur dit-il, quelle doit être l'insensibilité du sage. Il faut convenir que les philosophes ne sont point difficiles en fait de modèles. » (François de Feller, Catéchisme philosophique, 1773)
Et pourtant, le porc aussi connaît l'angoisse de la mort. Une fois arrivé à l'abattoir, le verrat perçoit l'odeur du sang versé par ses malheureux prédécesseurs, ce qui provoque en lui des sentiments mélancoliques et même de l'horreur. Les employés de l'abattoir le frappent à grands coups de pied et de bâton pour l'enfermer dans un box. Pris au piège, il entend ses congénères hurler de peur et de douleur. Puis un homme couvert de sang vient le chercher, et c'est l'appareillage vers le « grand nulle part ».
Qui pourrait jurer qu'à ce moment, dans son chétif cerveau, ne retentit pas le cri : « Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de l'existence ! »
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Dissimilarité analogique
L'horreur de l'haeccéité semble plus cruellement ressentie par l'homme du nihil que par les ophiures, ces animaux marins munis de bras et ressemblant à l'étoile de mer, qui forment des groupements où le congénère n'est pas reconnu en tant que tel.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Les gens d'en face (Georges Simenon)
— Comment ! Vous avez du pain blanc !
Les deux Persans entraient dans le salon, le consul et sa femme, et c'était celle-ci qui s'extasiait devant la table couverte de sandwiches joliment arrangés.
Or, il n'y avait pas une minute qu'on disait à Adil bey :
— Il n'existe que trois consulats à Batum : le vôtre, celui de Perse et le nôtre. Mais les Persans sont infréquentables.
C'était Mme Pendelli qui parlait ainsi, la femme du consul d'Italie, et celui-ci, affalé dans un fauteuil, fumait une mince cigarette à bout rose. Les deux femmes se rejoignirent en souriant au milieu du salon au moment précis où des sons, qui n'avaient été jusque là qu'une rumeur vague dans la ville ensoleillée, s'amplifiaient et soudain, au coin de la rue, éclataient en fanfare.
Alors tout le monde gagna la véranda pour regarder le cortège.
Il n'y avait qu'Adil bey de nouveau, si nouveau qu'il était arrivé à Batum le matin même. Au consulat de Turquie, il avait trouvé un employé venu de Tiflis pour faire l'intérim.
Cet employé, qui repartait le soir, avait amené Adil bey chez les Italiens, afin de le présenter à ses deux collègues.
La musique s'intensifiait toujours. On voyait des instruments de cuivre s'avancer dans le soleil. Ils ne jouaient peut-être pas un air gai, mais c'était quand même un air allègre, qui faisait tout vibrer, l'air, les maisons, la ville.
Adil bey remarqua que le consul de Perse avait rejoint, près de la cheminée, l'employé de Tiflis, et que tous deux s'entretenaient à mi-voix.
Puis il s'occupa du cortège, car il distinguait, derrière la fanfare, un cercueil peint en rouge vif, que six hommes portaient sur les épaules.
— C'est un enterrement ? demanda-t-il naïvement en se tournant vers Mme Pendelli.
Et celle-ci pinça les lèvres pour ne pas rire, tant il était ahuri.
— Eh oui, cher monsieur. Ne savez-vous donc pas que la fin de l'être-au-monde est la mort ? Cette fin appartenant au pouvoir-être, c'est-à-dire à l'existence, délimite et détermine la totalité à chaque fois possible du Dasein. Cependant, l'être-en-fin du Dasein dans la mort — et, avec lui, l'être-tout de cet étant —, ne pourra être inclus de manière phénoménalement adéquate dans l'élucidation de son être-tout possible que si est conquis un concept ontologiquement suffisant, c'est-à-dire existential, de la mort.
Adil bey, mal à l'aise, recula vers le salon. Certes, il avait lu dans Sein und Zeit qu'« avec la mort, le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre, indépassable ». Mais tout de même. Tout de même !
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Moustique
« Au reste, tout ceci démontre que les insectes ont presque tous des goûts exclusifs, et qu'un insecte sans force, un être qui semble vivre à peine, tel que le maringouin, est partout, à la surface de la terre, le fléau de l'homme qui veut jouir de la vue de la campagne, de l'ombre des forêts, de la fraîcheur que les eaux répandent dans l'air ; il boit son sang depuis un pôle jusqu'à l'autre, sous les deux zones tempérées, et sous celle que le soleil brûle de ses rayons. » (Jacques Valmont de Bomare, Dictionnaire raisonné universel d'histoire naturelle, Lyon, Bruyset, 1800)
S'il n'y avait que le maringouin ! Mais il y a le monstre bipède, le fameux « autrui » !
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Volonté de puissance
« Le mégalomaniaque présente une physionomie caractéristique qui réfléchit, d'une manière remarquable, les préoccupations orgueilleuses et les sentiments exclusifs qui dominent son esprit. Les traits de son visage, la manière de se tenir, de se mouvoir ; sa démarche originale, sa pose excentrique, la bizarrerie de ses manières, sa façon d'énoncer que "l'essence la plus intime de l'être est la volonté de puissance" et que "la vie est essentiellement l'effort vers plus de puissance", tout dans son extérieur forme un ensemble de phénomènes suffisant pour faire reconnaître à l'œil exercé de l'observateur la nature des conceptions délirantes, alors même que celles-ci ne se manifesteraient pas d'une manière évidente. » (Henri Dagonet, Nouveau traité élémentaire et pratique des maladies mentales, Paris, J.-B. Baillière, 1876)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Mystérieux symbolisme du Migou
D'innombrables chercheurs ont tenté de percer l'énigme du yéti qui illumine de son hirsute présence l'histoire de Tintin au Tibet.
De quoi cet animal étrange peut-il bien être le symbole ? Certains (comme Roger Caillois) y ont vu le diable ; d'autres (par exemple Julien Gracq) la réincarnation de la créature que l'on entraperçoit à la fin des Aventures d'Arthur Gordon Pym — mais il faudrait alors admettre qu'elle a changé de couleur puisque Poe nous dit que « the hue of the skin of the figure was of the perfect whiteness of the snow ».
Selon Gragerfis, le yéti serait tout simplement « le symbole de l'individu différent, solitaire, mal compris, auquel une trop abondante pilosité est source de problèmes de communication ».
Quoi qu'il en soit, les multiples interprétations auxquelles se prête le Migou confirment l'intuition décisive de l'homme du nihil, à savoir que « tout est une question de point de vue » et que « la connaissance est un terrain mou, marécageux, et plein de roseaux ».
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Ferveur enfantine
« Je me souviens avec quelle émotion je contemplais, dans mon jeune âge, les images de suicidés philosophiques illustres (Otto Weininger, Jacques Rigaut, Albert Caraco, Edmond-Henri Crisinel, etc) qui ornaient les murs de ma chambre. Ceux qu'elles représentaient étaient, à mes yeux, des êtres surhumains ; ils me semblaient de vrais pontifes, et quelque chose de religieux se mêlait dans mon âme à cet engouement pour les athlètes du Rien. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Une maison partagée pour mieux vivre ensemble
« Tout part d'un constat. "Il manque des places pour accueillir des personnes en situation de handicap dans le pays de Lorient", souligne Olivier Collumeau, président de l'association Eplay (Ensemble pour leur avenir, youp-la-boum). En 2013, des parents dont les enfants végètent au centre de rééducation de Kerpape cherchent une alternative aux centres d'accueil surchargés. Pourquoi pas une maison partagée ?
Depuis 2011, l'association Simon de Cyrène développe ces habitats spécialisés où vivent des personnes valides et handicapées. "Chaque habitant dispose de son studio et partage les espaces communs : salon, salle à manger..."
Le projet prévoit d'accueillir douze personnes handicapées et douze valides. Parmi ces dernières, des assistants salariés, des jeunes en service civique et des bénévoles. Un responsable est nommé pour veiller au bon déroulement de la colocation et s'assurer qu'aucun des résidents n'est tenté de se "faire sauter le couvercle" pour échapper aux affres de l'haeccéité. Contrairement aux centres d'accueil médicaux, les maisons partagées ont des employés qui sont sur place en permanence. Leur travail est loin d'être une sinécure, mais selon Olivier Collumeau, "la lecture de Vladimir Jankélévitch leur procure un dérivatif à l'angoisse d'exister et leur permet de supporter sans coup férir la temporalité du temps". » (Ouest France, 23 février 2017)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
samedi 14 juillet 2018
Acte manqué
« Il ne s'était pas jeté d'assez haut : les vertèbres avaient tenu bon. »
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Propriété de Borel-Lebesgue
En topologie, on dit d'un espace séparé qu'il est compact, ou qu'il vérifie la propriété de Borel-Lebesgue si, chaque fois qu'il est recouvert par des ouverts, et notamment des ouverts rilkiens, il est recouvert par un nombre fini d'entre eux.
Rappelons que ce que le poëte Rainer Maria Rilke entend par l'« Ouvert », c'est « l'espace pur dans lequel infiniment fleurissent et se perdent les fleurs ». Heidegger, lui, refusait d'appréhender le Dasein de l'homme sur le mode de la nature ou de la vie, et tenait à se démarquer de la conception métaphysique traditionnelle issue d'Aristote, qui voit en l'homme un animal rationale.
Dans son Parménide, Heidegger se montre d'ailleurs fort cassant à l'égard du poète : « Pour Rilke, la conscience humaine, la raison, le logos, sont des limites qui rétrécissent les capacités de l'homme par rapport à l'animal. Devons-nous aussi devenir des "bêtes" ? »
— Eh bien oui, justement nous le devons. Comme les soldats du roi de Suède, nous voulons vivre éternellement. Nous savons qu'un jour nous cesserons de vivre, mais cette certitude de notre anéantissement demeure abstraite, et donc irréelle. La mort, c'est pour les autres, les fameux « philosophes », qui semblent s'en délecter.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Retour vers le Rien
De très rares espèces échappent à la sénescence et se montrent même capables d'inverser le processus du vieillissement pour retourner à l'état larvaire. Parmi ces « phénomènes », on peut citer le krill ainsi que certains cnidaires tels que l'espèce de méduse Turritopsis nutricula.
La littérature ne fournit toutefois aucun exemple de créature organisée ayant fait preuve d'assez de constance pour rebrousser chemin jusqu'au Rien originel, à l'exception notable du suicidé philosophique.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Le ouiskiki
Dans le Crabe aux pinces d'or, Tintin, pour s'échapper de la cabine où il a été enfermé par le lieutenant félon du Karaboudjan, fabrique un instrument formé de deux planches liées par une corde. Il projette son engin à travers le hublot de la cabine située juste au-dessus. C'est celle du capitaine Haddock qui reçoit les planchettes sur le « cassis », alors qu'il était occupé à faire une réussite en buvant comme un trou pour noyer son désespoir existentiel.
Le capitaine, effaré, se tourne en tous sens pour voir qui l'a frappé, mais il n'y a personne et il est trop saoul pour remarquer les planches qui pendent du hublot. Il bredouille alors : « ... c'est peut-être le whisky qui... »
Le « whisky qui » ! Merveilleuse trouvaille, sublime invention langagière qui, pour un bref instant, permet au lecteur, cet « être des confins » (Gragerfis), d'oublier qu'il est toujours et avant tout un « être-pour-la-mort » 1.
1. Le Dasein, on le sait, est temporalité finie et la mort constitue la limite toujours imminente, constamment présente dans tout projet de l'être-au-monde, jusques et y compris celui de lire les Aventures de Tintin.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Ordalie du fromage
Au Moyen Âge, quand on nourrissait des doutes sur la nature perverse de son Moi, on pouvait le soumettre à l'ordalie du fromage et du pain. Cette ordalie se faisait de la manière suivante : « On mettoit sur l'autel un morceau de pain d'orge ou de fromage, sur lequel un prêtre prononçoit certaines conjurations, et demandoit, avec les prières les plus ferventes, que, si l'accusé étoit coupable, Dieu voulût lui envoyer son ange Gabriel pour lui fermer le gosier, afin qu'il ne pût pas avaler ce pain et ce fromage. Ces prières étant finies, le Moy montoit à l'autel, prenoit le pain ou le fromage, et commençoit à le manger. S'il avaloit librement, il étoit déclaré innocent ; mais si ce pain s'attachant à son gosier, il ne pouvoit pas l'avaler, il étoit déclaré coupable et bastonné d'importance ».
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Un habitacle de mélancolie
« Tous les voyageurs représentent La Bourboule comme une ville triste, et ils ont raison ; car cette cité a quelque chose de mystérieux, d'indéfinissable ; c'est une ville de deuil, de mort, ressemblant à une solitude, à un tombeau, et paraissant expier un grand crime, vouée à l'anathème. On y cherche en vain cette vie expansive qu'on trouve dans d'autres villes moins grandes et moins peuplées qu'elle.
Quant aux environs de La Bourboule, ils participent à cette sombre mélancolie qui se peint dans la ville. On dirait que toute la contrée est couverte d'un crêpe funèbre. Les montagnes ne présentent point ce caractère imposant, cette belle verdure, ces mille sinuosités qui plaisent tant à l'œil ; les vallées sont nues, le doux murmure des limpides ruisseaux ne s'y fait point entendre, les rochers sont dépouillés d'ornements, leurs flancs décharnés n'offrent que des blocs grisâtres.
En un mot comme en cent, La Bourboule paraît l'endroit idéal où commettre l'homicide de soi-même. » (Jules-Henri Garat, Voyage au centre de la France, Barbou frères, Limoges, 1843)
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Incurable
Hippocrate avait une si haute idée du colt Frontier qu'il ne regardait comme incurables que les maladies qui résistent à son action. La vie, fort heureusement, n'est pas du nombre.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Hommage à Paul-Jean Toulet
On reste assis, le matin, en robe de chambre, la longue pipe au bec, à la terrasse de la taverne, sur la place du Marché, à boire des verres de « casse-patte », à ruminer la temporalité du temps, la mortalité de l'être mortel, l'odiosité de l'haeccéité... Puis « le soir tombe : on n'est plus très jeune. »
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Logique et langage
Dans son essai de 1934 intitulé La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, Heidegger brise les murs étroits de la logique formelle pour en faire une « indicible rémoulade » (eine unsägliche Remoulade). Pour lui, la logique n'est plus un ensemble de règles formelles, mais bien plutôt « la science des formes des assemblages de base et des règles de base de l'énoncé ».
En fait, Heidegger quitte rapidement le domaine de la logique pure — où il semble mal à l'aise — pour accoster en rivages familiers, ceux du langage et des énoncés grammaticaux. Ainsi, dès la page 15, la transition se trouve-t-elle effectuée : « La logique détermine la grammaire et la grammaire détermine la logique, et cela jusqu'au jour d'aujourd'hui ».
L'ouvrage reçoit un accueil partagé. Les zélotes heideggériens s'extasient devant ce qu'ils affirment être l'expression même du génie, tandis que ses détracteurs crient à la supercherie philosophique. Son épouse, quant à elle, se contente de soupirer : « Ce n'est pas Dieu possible d'être aussi bouché ! »
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Assommons les suicidés
Il y a des mammifères qui sont pourvus d'une carapace ; exemple, les tatous. Les chéloniens ont aussi un mode de protection analogue, mais leur carapace n'est pas fournie par les mêmes organes. Les suicidés philosophiques, quant à eux, ont des carapaces partielles, trop peu rigides pour être efficaces, et l'on dit qu'ils sont cataphractés.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Le poison qui rend fou
Dans Le Lotus bleu, de nombreux amis de Tintin sont frappés d'une fléchette empoisonnée, et deviennent fous dans les secondes qui suivent.
Dans son recueil Perspective et personnages, le critique Edmond Jaloux établit un parallèle osé entre l'idée du Rien et le fameux radjaïdjah, ce « poison qui rend fou » employé par les séides du diabolique Japonais Mitsuhirato. Mais sans nous dire pourquoi le nihilique mérite à son estime l'appellation d'« agrume désaxé des champs agricoles ».
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
vendredi 13 juillet 2018
Artichaut
Si l'homme du nihil trouve la vie « aussi incongrue qu'un artichaut », c'est parce qu'il ne parvient pas à déceler dans cette séquelle de tribulations la moindre caractéristique qui pourrait la faire qualifier de « bonne légume ». Même sinapisée par l'idée du Rien, elle reste aussi fade et douceâtre que ces « suicides pour raisons sentimentales » qui tant de fois ont servi de prétexte à calomnier l'homicide de soi-même.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Espace polonais
Un espace métrisable à base dénombrable (ou séparable, cela revient au même pour un espace métrisable) est un espace polonais si sa topologie peut être définie par une distance qui en fait un espace complet. Tout espace compact métrisable, tout sous-espace fermé ou ouvert d'un espace polonais, tout produit dénombrable d'espaces polonais, tout espace de Banach séparable est un espace polonais.
Quant à l'étant existant — le fameux Dasein des existentialistes —, c'est dans l'espace polonais du Rien que s'accomplit son errance radicivore, c'est-à-dire nulle part.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Le passager du Polarlys (Georges Simenon)
Le Polarlys, amarré au quai 17, dans un des bassins les plus lointains et les plus sales de Hambourg, devait appareiller à trois heures de l'après-midi, comme l'annonçait un panneau accroché à la boîte aux lettres de la passerelle.
Il n'était pas deux heures que le capitaine Petersen sentait déjà confusément rôder le mauvais œil.
C'était pourtant un petit homme énergique, trapu, costaud. Depuis neuf heures du matin, il arpentait le pont en surveillant l'embarquement des marchandises.
Un brouillard exceptionnel, jaune et gris, chargé de suie, crachotant une humidité glacée, pesait sur le port et, de la ville, on ne voyait que les lanternes des tramways, les fenêtres éclairées comme en pleine nuit.
On était à la fin de février. À cause du froid, ces nuages, où l'on se débattait, vous laissaient sur le visage et les mains une sorte de verglas.
Toutes les sirènes marchaient à la fois, en une cacophonie qui couvrait le grincement des grues.
Le pont du Polarlys était à peu près désert : quatre hommes au-dessus de la cale avant, pour guider les palans, décrocher les caisses et les barriques.
Est-ce à l'arrivée de Vriens, vers dix heures, que Petersen avait commencé à flairer le mauvais œil ? Ou cela avait-il commencé bien plus tôt, quand il avait lu dans Fichte que le monde n'est que « la manière dont le néant prend figure et apparence pour lui-même en se comprenant comme tel et en s'opposant à l'être en lui-même invisible » ? En tout cas, le capitaine Petersen était persuadé, comme l'idéaliste allemand, que « le monde conserve la trace ineffaçable de son néant ». Les événements n'allaient pas tarder à lui donner raison.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Retour au troupeau
Malheur à celui qui une fois a senti cette communion avec le Rien, a dit l'anachorète Isaac de Ninive, car sur celui-là pèsera une affreuse solitude chaque fois qu'il devra retourner au troupeau.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
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