Quand
l'existence vous est à charge, vous lisez de l'Henri Michaux et vous
savourez sa prose comme un radis croquignolet ou un navet enchanteur.
L'existence vous est toujours à charge, mais un peu moins. Ça ne dure
pas longtemps, mais le temps que ça dure, ça fait du bien.
Le
véritable nihilique est aussi transparent que la robe gélatineuse —
la « mésoglée » — d'une méduse, et guère plus bruyant que les grands
fonds marins. Il passe donc facilement inaperçu, mais quand on a l'œil
exercé, on peut néanmoins le reconnaître à son expression ébahie, qui
résulte de sa stupeur devant la « réalité empirique » et le fait
ressembler à une gerboise d'Égypte découvrant un jaillissement de
lichens arctiques.
Dans
une de ses « visions mystagogiques », l'antédiluvien et grivois Théasar
du Jin eut la révélation de l'équivalence entre sagesse et minéralité,
ce qui le conduisit à se faire le zélateur de la pétrification. Dans ses
écrits, il dit qu'il faut se faufiler dans la pierre « comme dans une
friande hypothèse ». Il ajoute qu'une fois pétrifié, « on arrivera bien
vite devant le propylée ». — Espérons...
Les gens qui
disent je mériteraient de recevoir le knout. Ils postulent leur
existence, les salops ! Ils ne manquent pas d'air ! Scélérats ! Pots de
pisse !
En
sortant de l'école, nous avons rencontré — mais oui ! — un grand
chemin de fer qui nous a emmenés, lentement mais sûrement, au pays des « vieux jetons ». Et maintenant, nous attendons de clamecer. C'est gai !
Les
journées qui s'écoulent en défaites, cela finit par taper sur le
système. On rêve de s'approprier le substrat d'un rotond caillou (son
sage silence, la componction de ses grains élémentaires) ou d'une
sémillante marguerite des prés.
Quand
il écoutait Les Sept paroles du Christ de Haydn, le « négateur
universel » Émile Cioran arrivait immanquablement à la conclusion que son
scepticisme était au fond religieux et que ce n'était pas pour rien que
les esprits dont il se sentait le plus proche étaient Pascal — le « porte-flingue » de Lino Ventura dans les Tontons flingueurs, selon
lequel la psychologie est « l'art de défourailler le premier » — et
Dostoïevski.
Les
Égyptiens possédaient à la perfection l'art d'inventer des « noms
déconnants ». On pense bien sûr à la reine Hatchepsout, mais il y en a
d'autres, beaucoup d'autres. Ainsi, dans la famille de cette reine
Hatchepsout — Hatchepsout ! —, on trouve aussi Thoutmôsis,
Moutnofret — Moutnofret ! — et Néférourê.
Quand on
demande au nihilique ce que serait, selon lui, un monde parfait, il
répond — plaisante-t-il ? — que ce serait un monde sans « réalité
empirique ».
Pour
cimenter une relation durable avec une personne du sexe, il n'y a rien
de tel que de partager avec elle une assiette de pilchards. Mais quand
on n'aime pas les pilchards ?
Très
tôt, le « négateur universel » Émile Cioran avait acquis la conviction
que la psychanalyse était une discipline fausse et déprimante. Pour
guérir ses « névroses autopropulsées », il préférait s'en remettre à
l'introspection nihilique et se mirer dans un carpaccio de daurade.
Comme son ami Samuel Beckett s'en étonnait, il lui dit que se mirer dans
un carpaccio de daurade « consolidait son ossature ontologique ».
À
chaque instant, l'idée du Rien peut s'emparer de vous. Un exemple entre
mille : vous êtes occupé à finir un bocal d'anchois en saumure dans
votre gourbi quand soudain... patatras ! vous êtes pris en tenaille par
les vagues infinies d'un nihil légendaire ! Le Grand Rien vous enveloppe
de sa terrifiante onctuosité !
Quand
on observe le monstre bipède, on a l'impression qu'il court après sa
vie. La temporalité du temps disloque son esprit et provoque, telle une
fièvre tropicale sidérante, un émiettement touffu de sa personne. Mais
il n'en a pas toujours été ainsi. À une époque lointaine, l'ineffable
homme des cavernes, avec son petit panier rempli de cerises sauvages,
était le maître du temps.
Rendu
terne par un long séjour dans le Rien, le nihilique prend mal la
lumière. Il est « comme un paillasson dans l'ombre d'un escalier ». Et ce
n'est pas tout : son âme est malade. Le printemps était trop vert, elle a
mangé trop de salade.
À
l'exception de Gabriel Marcel qu'il fréquentait et appréciait, le « négateur universel » Émile Cioran ne pouvait pas sentir les philosophes
de son temps. « Que le Grand Rien les déchiquette dans des tourbillons
mortels de bouse de vache ! » disait-il à son ami, le poëte et traducteur
suisse Armel Guerne, quand, après avoir descendu quelques chopines aux
Deux Magots, il avait un « petit coup dans le nez ».
L'idée
du Rien est véliforme : c'est un clinfoc, mieux, une trinquette, qui
emporte le sujet pensant, escorté d'une bande de mouettes chapardeuses
et d'un petit troupeau de requins-marteaux, vers cette île enchantée
appelée Pachynihil, où l'on ne connaît pas le mal aux dents.
La
célébrité est bien la forme la plus méprisable de déchéance, et ceux qui
la recherchent mériteraient d'être condamnés, comme l'arien Théonas de
Marmarique, à manger des choux-fleurs à la merde. Toute personne qui
promeut son Moi, de quelque façon que ce soit, est un pou moral. Cela
inclut les faiseurs d'aphorismes.
L'ineffable
homme des cavernes parcourait paisiblement les forêts humides avec son
épouse, s'arrêtant ci et là pour savourer une tranche de mammouth ou une
salade de nénuphar, jusqu'au jour où il se demanda : « C'est ça, la vie ?
Ou bien y a-t-il... autre chose ? » — Et les ennuis commencèrent.
Quoi
de mieux qu'une potée pour nous soutenir dans notre difficile traversée
du désert de Gobi de l'existence ? Un morceau de lard, des saucisses,
quelques pommes de terre, du chou, quel quatuor ! Et les carottes, les
poireaux, les navets, quelle fondation ! Plus encore que les Pensées de
Pascal, une délicieuse potée nous ouvre à l'allégresse !
Pour
tenter de rassembler les fragments épars de son Moi, on peut écrire
quelques vers de poésie fantaisiste. On peut aussi s'adonner à
l'homicide de soi-même. Pourquoi faire l'un plutôt que l'autre ? C'est
une question de tempérament. Le résultat est le même. Et puis... tout
n'est-il pas louable, en un sens ?
Ulysse
est prisonnier sur l'île d'Ogygie où règne Calypso. Il passe ses
journées sur le rivage à pleurer en regardant la mer et « toute la
douceur de sa vie coule avec ses larmes ». — Comment ne pas être ému au
suprême par ce jet phrastique d'Homère ?