vendredi 25 mai 2018

Les sœurs Lacroix (Georges Simenon)


— ... pleine de grâce, le Seigneur est avec vous... pleine de grâce, le Seigneur est avec vous...
Les mots n'avaient plus de sens, n'étaient plus des mots. Est-ce que Geneviève remuait les lèvres ? Est-ce que sa voix allait rejoindre le sourd murmure qui s'élevait des coins les plus obscurs de l'église ?
Des syllabes semblaient revenir plus souvent que les autres, lourdes de signification cachée.
— pleine de grâce... pleine de grâce...
Puis la fin triste des ave :
— ... pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort, ainsi soit-il.
Quand elle était petite et qu'on disait le chapelet à voix haute, ces mots, qui renaissaient sans cesse, ne tardaient pas à l'envoûter et il lui arrivait d'éclater en sanglots.
— ... maintenant et à l'heure... à l'heure...
Alors elle s'écriait en regardant la Vierge à travers ses larmes :
— Faites que je meure la première !... Ou que nous mourions tous ensemble, mère, père et Jacques...
Quelque part dans l'obscurité, pas loin, du côté de la statue de saint Antoine, résonnait une voix grave comme un bourdon. C'était celle de Maritain qui expliquait que toute forme universelle et nécessaire d'être, même comprise de façon très obscure, constitue une matière à laquelle l'esprit peut appliquer les principes de la pensée scientifique, c'est-à-dire des procédés explicatifs et causaux. Mais il prenait aussitôt soin de préciser que les idées et les principes causaux, lorsqu'ils sont appliqués dans les sciences empiriologiques, doivent être reconsidérés et remaniés. Le concept de cause efficiente, par exemple, est à l'origine un concept ontologique, c'est-à-dire un concept défini par référence à l'être : dans cet état originel il n'est pas directement applicable en dehors de l'ordre ontologique. Quand nous descendons au niveau empiriologique, l'être n'apparaît pas comme le centre lumineux dans la chose considérée mais seulement comme un principe caché d'ordre qui garantit la stabilité des phénomènes.
Geneviève tressaillit, jeta un regard autour d'elle et murmura, toute sa volonté tendue, comme si ç'eût été une question de volonté :
— Sainte Vierge jolie... Il faut que vous fassiez quelque chose pour que cela change à la maison... Il faut que tante Poldine et maman appliquent les principes de la pensée scientifique, comme l'a suggéré Maritain, et cessent de détester papa et de se détester entre elles... Il faut que mon frère Jacques et papa arrivent à s'entendre... Sainte Vierge jolie et douce, il faut que chacun, chez nous, cesse de se haïr...


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire