Jusque
dans ses Cahiers (qui n'étaient pas destinés à être publiés et ne le
furent qu'après sa mort), Cioran cache soigneusement l'existence de
Simone Boué. Il se doutait bien qu'une divulgation de sa « relation
romantique » aurait terriblement fragilisé son titre de « négateur
universel » (dans la catégorie des « poids Walter » ainsi nommée en hommage
à Walter Benjamin qui se suicida en absorbant une dose mortelle de
morphine). Humain, trop humain, certes, mais pas très glorieux —
surtout pour un « nihilique ».
Avoir
des organes, des viscères et tout ce qui s'ensuit (les mitochondries,
les villosités, la membrane plasmique, l'appareil de Golgi, etc.), comme
cela est bizarre ! — et humiliant, quand on y pense. Il n'y a pas à
chiquer, tout être vivant — et en particulier tout homme — est un « moins que rien ».
Le
Grandiloque dit avec justesse que la modestie n'est rien autre chose
qu'une conduite réglée sur le sentiment du néant. Cela explique pourquoi
il y a si peu de gens modestes : dans leur immense majorité, les
mortels se refusent en effet à admettre la réalité du pachynihil — et
leur propre nullité.
Amateur
passionné de Magritte, l'homme du nihil signifiait dès l'abord, à toute « personne du sexe » qu'il rencontrait, qu'en aucune circonstance elle ne
dût abaisser ce peintre. « N'abaisse ni ne biffe Magritte », disait-il à
la « personne du sexe ». — Il ne voulait pas non plus que l'on biffât
Magritte — enfin... Sagritte — de l'histoire de l'art !
Je,
je, je... Ils n'ont que ça à dire, ces pauvres cons ? Ce... ce « Chevillard » ? Laissez-nous tranquilles, avec votre « Moi » ! Il ne nous
intéresse pas ! Verstanden ? Et pas la peine non plus de faire des
astuces vaseuses ! Si ça continue, ça va mal se mettre, ça va bombarder
mais dur ! C'est quand même quelque chose, ça ! Affreux !
Il
arrive à l'homme du nihil de se demander ce que ça aurait changé s'il
n'avait pas existé. Sa conclusion est que pour le monde rien mais pour
lui beaucoup car « ça aurait été nettement moins malaisant ».
La
nature circonjacente d'un complément peut être une étance
substantiveuse (un substantif attribut du sujet), une étance
adjectiveuse (un adjectif qualificatif attribut du sujet), ou encore une
ayance substantiveuse (un substantif complément d'objet). Ainsi, dans « Roland est preux et Olivier est sage », les compléments preux et sage
ont une nature d'étance adjectiveuse. Notons toutefois que certains
types de substantifs compléments circonjacents ne peuvent être
considérés ni comme des étances ni comme des ayances — ce qui confirme
l'intuition décisive de l'homme du nihil que « le réel est un terrain
mou, marécageux, et plein de roseaux ». C'est le cas par exemple de la
bête dans la phrase : « Émile Cioran fait la bête pendant que Simone
Boué raccommode ses caleçons. »
De la
culture belge, on peut biffer Delvaux, on peut biffer Michel de
Ghelderode, on peut biffer Maurice Maeterlinck, on peut biffer Simenon,
on peut biffer Alechinsky, on peut biffer Jean-Claude Pirotte, on peut
même biffer Michaux, mais on ne doit en aucun cas et sous aucun prétexte
biffer Magritte.
Ce
mot est-il nécessaire ? Non. Alors du balai. Et cette phrase ? Non plus.
Du balai aussi. À la réflexion, rien n'est nécessaire. — On commence
par biffer un mot, une phrase, et finalement on biffe tout. Mais il
faudrait voir tout de même à ne pas biffer Magritte (de l'histoire de
l'art) !
Comme
il en a assez d'être pris pour un « pauvre bougre » inoffensif, l'homme
du nihil a décidé de se montrer plus contondant. Aux doubles-vécés, la
reginglette ! Fini le zingibéracé ! Place à l'hystricognathe et au
xéranthème xénothropique ! Et « sus à la chose sue, chausse-trape qui
susurre au sot l'idée contrefaite du sublime » !
La
liste des objets que Robinson réussit à sauver du naufrage de son navire
donne une idée du dénuement — métaphysique ! — de l'homme du nihil :
deux fusils, une hache, trois sabres, une scie, trois fromages de
Hollande, cinq pièces de viande de chèvre séchée... Nul volume de
Heidegger ou de Gabriel Marcel !
La
prière orthodoxe qu'on récite aux enterrements est véridique : c'est en
vain que s'agite l'étant existant. N'ayant pas lu Heidegger, elle ne
dit pas exactement « l'étant existant », mais l'idée est là.
L'influence
du « romancier de l'absurde » Albert Camus, considérable en Occident dans
les années cinquante, se répandit ensuite jusqu'en Chine comme en
témoigne l'anecdote suivante. Un jeune disciple demande à un vieux moine
camusien : « Qu'est-ce que la réalité empirique ? » Et le maître de
répondre : « La réalité empirique est un navet de deux livres acheté au
marché de Chaozhou. » La leçon à retenir est celle-ci : le monde est
absurde, mais si vous ne vous accrochez pas à la réalité empirique, il
vous en cuira.
Si
quelque chose peut donner le sentiment du devoir accompli, c'est bien
l'homicide de soi-même. Mais le « devoirant » ne peut en jouir pleinement
vu qu'il est, comme on dit, « décédé ».
Dans
tout ce qui est lié de près ou de loin à l'homicide de soi-même, il y a
quelque chose d'enveloppant et d'onctueux, quelque chose qui rappelle
un peu le yaourt bulgare.
Si
l'on pouvait vivre uniquement dans sa tête, sans aucun contact avec
l'autrui du philosophe Levinas, la notion de normalité disparaîtrait et
l'on n'aurait plus de raison de se faire du mouron — peut-être ?
Entrer
mentalement dans une pomme, comme l'a fait en son temps Michaux, cela
est admirable et riche d'enseignements — notamment en matière de
morale — mais c'est une souffrance.
Le
jour où il lut dans une revue qu'il y avait trois cents sextillions
d'étoiles dans l'univers, l'homme du nihil fut d'abord courroucé, puis
il se mit au lit en signe d'abdication et de deuil.
Écrire
sur la catastrophe de la naissance sans citer Calderón et sans avoir lu
La vie est un songe où il est question du « délit d'être né », cela, oui,
cela est en effet une omission impardonnable.
À
force de chercher l'obscurité, l'homme du nihil est devenu
indiscernable, même aux yeux les mieux exercés. Ou alors, quand on le
remarque, on le prend pour quelqu'un d'autre (par exemple pour Françoise
Verny — c'est arrivé plus d'une fois).
L'homme
du nihil a longtemps cherché sa place dans l'univers. N'ayant pu se
faire agréer comme caillou, il s'efforça de devenir ce qui en était
selon lui le plus proche : une « bouse de vaque » desséchée.
Le
8 mai 1971, le « négateur universel » Émile Cioran coinçait son pouce
dans une portière de voiture (involontairement, faut-il croire, car on
ne se suicide pas de cette façon). Le 11 mai, il ne pouvait toujours pas
écrire.
À
quoi bon « aller au spectacle » quand on a constamment sous les yeux celui
de sa propre déchéance ? Cette pièce tragicomique est autrement plus
prenante qu'un vaudeville avec Jacques Balutin (en réalité, c'est un
vaudeville, mais sans Jacques Balutin — sauf si l'on est soi-même
Jacques Balutin).
Est
dit étoupillant tout ce qui étoupille, autrement dit tout ce qui sert à
garnir d'une petite mèche les pièces d'artillerie pour que le feu s'y
communique. « Pour oublier l'odiosité de l'être, je décidai de boire
quelques bouteilles étoupillantes de vin blanc. » (Jean Céré)
Bien
que la « nécessité » chère aux idéalistes allemands nous y oblige, il est
humainement impossible d'admettre que le merveilleux Émile Cioran, à la
grandiloquence carpatique si attachante, a disparu corps et âme, qu'il
est désormais « feu », qu'il s'est dispersé dans le Rien comme une vaine
fumée. Et ce n'est, si l'on peut dire, « que » Cioran. Mais soi-même !
Soi-même ! S'imaginer mort (ou si l'on préfère « décédé ») ! Une vaine
fumée ! — Oh, bon Dieu de bonsoir !
Vivre
comme un cloporte, ça peut toujours se faire (il suffit de faire « jore »
qu'on possède un exosquelette rigide et segmenté, et de se blottir sous
des pierres ou dans des endroits sombres). Mais réussir à faire
semblant de trouver ça coquet, alors là, c'est une autre paire de
manches.