« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
samedi 2 juin 2018
L'obsession de durer
Selon le philosophe Albert Camus, l'homme doit avoir pour unique préoccupation de durer. Et il conseille de prendre exemple sur la carpe, dont la vie séculaire, attestée par Buffon, est effectivement un fait physiologique très remarquable.
Cette argumentation fut toutefois jugée peu convaincante par l'écrivain et poëte vaudois Jean-Pierre Schlunegger dont la poésie, marquée par l'influence de Hölderlin, se caractérise par une oscillation perpétuelle entre la joie et la douleur, entre le bonheur et le malheur. Ce mouvement de balancier s'avérant à la longue trop dur à supporter, le barde, alors âgé de trente-neuf ans, procéda à son propre anéantissement le 23 janvier 1964 à Saint-Légier (canton de Vaud).
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Un étrange résineux
Emblème du Chili, l'araucaria araucana est surnommé « désespoir des singes » en raison de ses feuilles pointues, disposées en écailles et terriblement piquantes. Par analogie, le spirituel Gragerfis, dans son Journal d'un cénobite mondain, propose d'appeler la vie « désespoir du nihilique », en constatant que l'hypersensibilité du malheureux qu'habite l'idée du Rien l'empêchera toujours d'escalader l'épineux cocotier de l'existence.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
vendredi 1 juin 2018
Ensemble maigre
La somme des résultats obtenus par la philosophie dogmatique depuis l'époque de Platon constitue un ensemble maigre au sens de la topologie, c'est à dire qu'elle correspond à une partie d'un espace de Baire qui, en un sens technique qu'il serait fastidieux de préciser ici, peut être considérée comme de taille infime, et n'aidant en rien le Dasein à supporter le pondéreux fardeau de l'existence.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Thomisme maritainien
« C'est un voisin qui a alerté les secours, mardi soir, intrigué de constater que les volets restaient ouverts la nuit. "Ordinairement, quand il s'absentait, il nous prévenait toujours pour qu'on surveille sa maison", explique-t-il en parlant de Claude Leroy, 88 ans, qui vivait seul au numéro 1 de la rue Étienne-Dolet, sur les hauteurs de Liancourt.
En forçant la porte, les sapeurs-pompiers vont faire une macabre découverte. Deux corps gisent en effet dans la maison : celui de l'octogénaire, mais aussi celui de l'un de ses fils, Nicolas, âgé de 51 ans, tailleur de pierre au chômage.
Dans un mot, Claude Leroy aurait expliqué avoir tué son fils d'un coup de couteau lors d'une dispute portant sur la possibilité de construire rationnellement la connaissance et l'ontologie sur les bases de la logique. Dépassé par son geste commis "dans un instant de colère", cet ancien clerc de notaire se serait ensuite suicidé en s'étouffant avec un sac en plastique.
Décrit comme un zélateur du philosophe Jacques Maritain, l'octogénaire n'était pas un grand bavard. "Il était discret ; on le voyait simplement aller chercher son pain en ville", assure un voisin. Un homme qui se présente comme un "ami de longue date" du de cujus renchérit : "Les seules fois où il s'animait un peu, c'est quand il promouvait une philosophie de l'être et de l'exister supérieure, d'après lui, aux philosophies de l'Un, du vrai, du bien, de la liberté, de la durée, de l'existence (coupée de l'essence). Le fondement de la doctrine de l'être telle qu'il la concevait était le principe d'identité qui, selon lui, justifiait en droit une « raison d'être » intelligible. Que Heidegger ait pu confondre l'être même subsistant avec un existant suprême, cela le courrouçait au plus haut point."
Malgré cette débauche de philosophie maritainienne, chacun s'accorde à dire que Claude Leroy avait bien "toute sa tête". Pour la famille, il aurait tué accidentellement Nicolas. L'enquête a été confiée à la brigade des recherches de Clermont. » (Le Courrier Picard, 17 novembre 2017)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Une effrayante misanthropie
Chaque jour, sans qu'il puisse rien faire pour y échapper, l'homme du nihil renouvelle l'expérience de Tolstoï et éprouve le dégoût d'autrui, un dégoût profond, fantastique, incommensurable pour autrui. « Je vois toutes ses souillures, je les devine avec la perspicacité que donne la méchanceté, je vois toutes ses faiblesses et je n'arrive pas à surmonter l'antipathie que j'ai pour lui, lui qui est mon frère 1, qui porte en soi le principe divin autant que moi 2. » (Le journal du starets Fiodor Kouzmitch).
1. Hum...
2. Voir note 1.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Littérature nocive
Un homme d'une trentaine d'années a été sorti vivant de la Loire vers midi par les secours, plongeurs de Saumur en tête, qui sont allés le repêcher en canot pneumatique. En état d'hypothermie et très pâle mais conscient, il a été dirigé vers le centre hospitalier local. Le Smur était sur place ainsi que la police nationale.
Cet homme a dérivé sur plus de cinq cents mètres dans une eau froide à moins de huit degrés depuis le pont Cessart. Un attroupement de curieux s'est rapidement formé sur ce pont. Les remous habituels à cette saison ont épargné l'infortuné sous le pont du Cadre Noir, ce qui lui a sauvé la vie. Il semble ne pas s'être laissé couler non plus dans sa dérive, et l'on peut donc voir dans son geste un appel désespéré plutôt que la volonté ferme et définitive de mettre fin à ses jours.
On a retrouvé dans les poches du malheureux un exemplaire du roman de l'écrivain Georges Perec intitulé La Vie mode d'emploi « qui, avec son incroyable enchevêtrement de contraintes ordonnées selon un bi-carré latin orthogonal d'ordre dix, a déjà causé de nombreux dégâts parmi les personnes fragiles psychologiquement », au dire de l'officier chargé de la coordination des secours. (Le Courrier de l'Ouest, 22 février 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Tathâta
Dans le bouddhisme, le terme tathâta — thaumaturgie du mot ! — désigne l'ainséité, autrement dit le caractère de ce qui est « ainsi », « tel que c'est », « en réalité ».
Profonde dégoûtation de tout cela.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
jeudi 31 mai 2018
Puissance du zéro
René Guénon, dans son article Les dualités cosmiques, notait qu'« il est étrange que les mathématiciens aient l'habitude d'envisager le zéro comme un pur néant, et que cependant il leur soit impossible de ne pas le regarder comme doué d'une puissance indéfinie, puisque, placé à la droite d'un autre chiffre dit significatif, il contribue à former la représentation d'un nombre qui, par la répétition de ce même zéro, peut croître indéfiniment ».
Et il poursuivait son apologie du zéro en disant que « si on le regarde comme représentant le Non-Être, envisagé comme possibilité d'être, donc comme contenant l'Être en puissance, on peut alors dire que le Non-Être est supérieur à l'Être, ou, ce qui revient au même, que le non-manifesté est supérieur au manifesté, puisqu'il en est le principe ».
Ce à quoi Gragerfis aurait rétorqué : « Oh ! Oh ! Comme tu y vas, mon ami ! Il y a zéro et zéro ! Et tous ne sont pas "doués d'une puissance indéfinie". Regarde Michel Onfray : tu parles comme il est "supérieur au manifesté" ! »
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Esprits irrités
Dans ses Nouvelles expériences sur la vipère, Moyse Charas (1619-1698) étudie notamment les effets du « suc jaune contenu dans les vésicules des grosses dents » de ce reptile. Après avoir fait mordre des chiens, des pigeons et des poulets par une vipère, Charas conclut que la mort ne se produit que lorsque le serpent était irrité :
« La morsure faite par une Vipère, non irritée, dont on tenoit les mâchoires, et de qui on faisoit enfoncer les dents en les pressant sur le corps d'un Pigeon, qui se trouvoit aussi fort accompagnée du suc jaune, et qui néanmoins ne fut suivie d'aucun mauvais accident, de mesme que la piqueure faite par les mesmes dents arrachées d'une teste vivante, ou par celles qui sont encore plantées dans la teste d'une Vipère morte, et qui ne font aucun mal, confirment trop cette vérité, pour n'imputer pas la cause du venin aux esprits irritez, et pour n'en pas exempter généralement toutes les parties du corps de la Vipère, et mesme les grandes dents, lorsqu'elles ne sont pas suivies des esprits irritez. »
(Barzelus Foukizarian, Journal ontologique critique)
Totalisation impossible de l'infini
En février 1964, Gabriel Marcel accompagne Emmanuel Levinas dans un voyage en ballon au-dessus de la Belgique. L'imagination la plus habile doit renoncer à se figurer ces deux philosophes, l'un existentialiste chrétien, l'autre métaphysicien d'autrui, perdus au milieu d'un épais brouillard, rendu d'autant plus triste par le silence de mort qui l'accompagne. Le froid est si considérable que, pénétrés par l'humidité, leurs vêtements sont gelés ; les cheveux et la barbe sont blanchis par le givre qui tombe en abondance et dont il faut constamment débarrasser la nacelle.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Utilité pratique
Contrairement à l'homme du nihil qui n'attend de son exploration du Rien aucune retombée concrète, le grand géomètre Bossut a constamment pris soin de diriger ses recherches vers des objets d'utilité pratique. Ainsi, dans sa Mécanique, on trouve un Traité sur la poussée des voûtes, où ce sujet important et difficile est développé avec autant de profondeur que de clarté.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Rétro défectueux
À Marbourg, Heidegger se remet au billard, mais il y joue désormais au club de l'université. Il travaille surtout son rétro, qu'il juge un peu faible.
Un soir, alors qu'il dispute une partie avec Hannah Arendt dans le club déserté, l'ambitieuse étudiante demande à son professeur de la « prendre comme un pécari ». Il s'exécute — avec un peu de mal car ses connaissances en zoologie sont modestes.
C'est le début d'une histoire d'amour tumultueuse, qui mettra le Dasein du philosophe à rude épreuve.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Le compostage partagé prend racine
« Saumur Habitat et Saumur Agglopropreté ont inauguré, ce jeudi 22 février, deux composteurs partagés dans le quartier des Violettes. Ils sont installés rue Louvet. Un troisième sera prochainement implanté dans un jardin près du 71, rue des Violettes.
Le principe s'appuie sur l'apport volontaire — qu'il ne faut pas confondre avec la mort volontaire — des habitants qui peuvent y déposer des épluchures de légumes, de fruits ou le marc de café. Ensuite, le produit du compostage sera redistribué aux habitants "qui pourront en faire, ma foi, ce qu'ils voudront, et même se le mettre dans le c..." indique Jean-Guy Pouliquen de Saumur Agglopropreté.
L'objectif est de "diminuer les quantités de déchets mis à la collecte en valorisant la partie organique des ordures ménagères, ainsi que de créer du lien social et de la convivialité dans le quartier", explique le responsable du projet qui ajoute : "Y a-t-il rien de plus convivial que de déposer ses épluchures de légumes dans le même composteur, en une sorte de communion dans le dépôt de déchet ? Cela ne donne-t-il pas au Dasein l'impression de participer à une grande œuvre collective ?"
Nous lui répondons que cela est indéniable, prenons notre chapeau et sortons. » (Le Courrier de l'Ouest, 22 février 2018)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
mercredi 30 mai 2018
Vengeance !
Les « progressistes » décervelés qui féminisent les titres et les noms de métier, comme il aimerait, l'homme du nihil, leur arracher les dents, ou les leur casser dans la bouche à coups de pierres, comme on fit à sainte Apolline, à saint Janvier et à saint Martial ; ou leur verser du plomb fondu dans la bouche, comme à saint Faustin, à saint Jovite et à saint Prime ; ou encore, s'il s'agit de personnes du sexe, leur pincer les mamelles avec des tenailles de fer, comme cela arriva à sainte Agathe et à sainte Helconide à Corinthe !
Mais ce qui le comblerait, l'homme du nihil, ce serait de leur ouvrir le ventre, d'en arracher les entrailles, sans toucher les parties nobles — à supposer qu'il s'en trouve —, d'y mettre de l'avoine et d'y faire manger les chevaux, comme firent les naturels d'Ascalon et d'Héliopolis à saint Cyrille, diacre, et aux autres martyrs sous Julien l'Apostat.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
La pénible volubilité de l'être
L'insupportable jovialité de Séraphin Lampion, dont le Moi se débonde sans cesse en un torrent d'anecdotes, de blagues et de calembours, met le comble aux calamités de l'homme du nihil, déjà aux prises avec l'haeccéité qui l'écrase comme ferait une énorme valise en cuir de vache.
Confronté à la temporalité du temps, à la mortalité de l'être mortel, à l'accablante haeccéité, l'homme du nihil, ce suicidé philosophique en puissance, ne saurait ressentir pour Lampion et ses semblables qu'une prodigieuse aversion, et il ne rêve que de les faire taire par n'importe quel moyen et une bonne fois pour toutes.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Sémantique tarskienne
Le monde — la « réalité empirique » des philosophes — est bien une « notation sans dénotation », au grand dam de McDermott — et du suicidé philosophique.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Théorème du point fixe de Brouwer
En 1912, le mathématicien Luitzen Egbertus Jan Brouwer démontre le résultat suivant : toute application continue d'un homme du nihil — qu'il nomme, on ne sait pourquoi, une « boule fermée » — dans lui-même admet un point fixe : la pensée de se détruire.
Selon Gragerfis, ce théorème aurait son origine dans l'observation d'une tasse de café par Brouwer. Quand on mélange son sucre, en effet, il semble qu'il y ait toujours un point immobile. Le mathématicien en déduit que : « À tout moment, il y a un point de la surface qui n'aura pas changé de place ».
Brouwer aurait ajouté : « Je puis formuler ce magnifique résultat autrement, je prends une feuille horizontale, une autre feuille identique que je froisse et que je replace en l'aplatissant sur l'autre. Un point de la feuille froissée est à la même place que sur l'autre feuille ».
Mais ici, attention : quand Brouwer aplatit sa feuille froissée, il ne la déplie pas, il l'écrase, comme fait de son Moi le suicidé philosophique !
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Enlisement conceptuel
On ne peut ressentir qu'une pitié immense pour le philosophe, cet avorton au teint cireux qui s'affaire incessamment à disséquer la réalité empirique. C'est l'homme qui s'enlise : on ne voit plus que sa main, qui s'agite encore pour implorer un impossible secours, et la fange conceptuelle l'ensevelit...
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Gnosticisme fatal
« Jeudi après-midi, une femme qui se promenait avec son chien en forêt de Chantraine a fait une découverte macabre. Alors qu'elle se trouvait dans un endroit très pentu, cette promeneuse est tombée sur un homme pendu à un arbre. Alertés par cette dame, les policiers ont été dépêchés sur les lieux afin de récupérer le corps du malheureux.
Après quelques recherches, il s'est avéré que l'homme était âgé de 37 ans et qu'il était connu pour adhérer au gnosticisme, une doctrine dont les adeptes, selon le procureur de la République, "croient que les êtres humains sont des âmes divines emprisonnées dans un monde matériel créé par un dieu mauvais ou imparfait : le Démiurge".
D'après les premières investigations, l'homme se serait suicidé parce qu'il se jugeait prisonnier du temps, de son corps, de son âme inférieure et du monde. Il semble qu'en outre, il donnait à la matière une origine spirituelle et y voyait une "expression externe solidifiée" de l'Être absolu.
Le parquet n'a pas opposé d'obstacle médico-légal : la cause de la mort semblant très claire, il n'y aura pas d'autopsie. » (Vosges Matin, 19 janvier 2018)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Pourquoi le suicide
De nombreux auteurs, anciens et modernes, ont cru trouver le point de départ de l'homicide de soi-même dans le sentiment d'inconfort, d'« intranquillité », qui naît de la lecture des œuvres de Georges Perec.
Si vraiment cette explication est la bonne, ne serait-il pas urgent de tenter d'entraver la propagation de cette « littérature » et, par ce moyen, l'apparition des phénomènes morbides auxquels elle donne naissance ?
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Procédé économique
Guérir l'angoisse d'exister moyennant une dépense de 10 à 40 centimes, voilà le triomphe du taupicide 1 !
1. Quelquefois, pour masquer une très légère odeur de marée, il est expédient d'ajouter quelques centigrammes de poudre de cannelle. Compter une dizaine de centimes de plus.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
mardi 29 mai 2018
Alerte au nihil rue Beaumarchais
« À la demande de la Préfecture du Puy-de-Dôme et dans le cadre de sa mission d'appui aux administrations, le Bureau de recherches géologiques et minières est intervenu le 27 février 2007 afin de fournir un avis sur des chutes de concepts "nihiliques" dans la rue Beaumarchais à La Bourboule, au niveau des parcelles cadastrées n° 50 et 463. [...]
Dans un premier temps, nous conseillons de faire réaliser un débroussaillage et une purge des éléments les plus instables du voisinage (sectateurs du Rien, contempteurs de l'haeccéité, suicidés philosophiques, et cetera) par une société spécialisée.
Immédiatement après, un bureau d'études devra, sur la base d'une reconnaissance du site sur corde, déterminer et dimensionner les parades qu'il convient d'envisager (lectures publiques d'aphorismes de Marc Aurèle, d'Épictète et de Sénèque, distribution de concepts du chanoine Roscelin, voire pulvérisation d'idéalisme fichtéen). »
(La Bourboule (63) -- Chute de concepts rue Beaumarchais -- Avis du BRGM -- Rapport final -- BRGM/RP-55400-FR, Mars 2007)
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Les tueurs (Charles Bukowski)
Harry venait de sauter du train de marchandises et descendait Alameda pour prendre un café à cinq cents chez Pedro. Il était très tôt, mais il se rappela que Pedro ouvrait à cinq heures du mat. On pouvait rester assis pendant deux heures chez Pedro pour cinq cents. On avait le temps de gamberger sur le fait qu'« être-soi », pour le Dasein, implique d'être tout à la fois projet, en avant de soi, et son propre passé, ce qui ne peut se faire qu'en portant résolument, devant soi, son « être-jeté » et toutes les possibilités, vécues ou laissées de côté, que révèle l'extension de l'existence. On pouvait se rappeler toutes les conneries qu'on avait faites, et aussi les bons moments. Comme Heidegger, Harry avait l'intuition que le temps et l'être, deux notions aussi insaisissables l'une que l'autre et que l'ontologie classique oppose fermement depuis Aristote, désignaient en fait la même chose, au point que, selon François Vezin, « je ne puis nommer l'être sans avoir déjà nommé le temps ».
C'était ouvert. La petite Mexicaine qui lui servit son café le regarda comme on regarde un être humain, et non comme un « Dasein ». Les pauvres connaissent la vie. Une fille sympa. Enfin, une fille apparemment sympa. Toutes étaient synonymes d'emmerdes. D'ailleurs tout était synonyme d'emmerdes. Il se souvint d'une phrase entendue quelque part : la Vie n'est qu'une Suite d'Emmerdes.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Hylémorphisme
La prégnance qu'exerça la structure cosmique « en pelures d'oignon » conçue par Aristote ne doit pas nous faire oublier celles en forme de tourte ou de « cigare japonais » qu'ont toujours privilégiées les philosophes frappés de « constipation conceptuelle opiniâtre ».
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Aventure de Julien
Une femme d'une soixantaine d'années s'est jetée du pont Régemortes à Moulins (Allier), mercredi 30 novembre, vers 20 heures. Julien passait sur le pont à ce moment là : « Je l'ai vue debout, sur le parapet. J'ai essayé de la dissuader de sauter, je l'ai même conjurée de ne pas le faire. Elle est redescendue, mais... »
Elle a sauté dans l'Allier. Un autre témoin a tenté de lui venir en aide en se mettant à l'eau avant l'arrivée des secours. Une quinzaine de sapeurs-pompiers, dont plusieurs plongeurs de Moulins, Vichy et Montluçon appuyés par un bateau, ont effectué des recherches jusqu'en fin de soirée, aux abords du pont. Elle est restée aussi introuvable que le « possible » de Kierkegaard. (La Montagne, 1er décembre 2016)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Une méchante parodie
Le suicide pour raisons sentimentales est au suicide philosophique « ce que le cri sauvage de l'hyène ou le lugubre râlement du hibou est à la plus suave harmonie ». Ou encore : « ce que la boue sanguinolente d'une mare infecte est à l'onde vierge d'un ruisseau limpide ».
En d'autres termes : une détestable contrefaçon que tout amateur de beau et de sublime ne saurait que mépriser.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Les fiançailles de Monsieur Hire (Georges Simenon)
La concierge toussota avant de frapper, articula en regardant le catalogue de La Belle Jardinière qu'elle tenait à la main :
— C'est une lettre pour vous, monsieur Hire.
Et elle serra son châle sur sa poitrine. On bougea derrière la porte brune. C'était tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt des pas, tantôt un froissement mou de tissu ou un heurt de faïences, et les yeux gris de la concierge semblaient, à travers le panneau, suivre à la piste le bruit invisible. Celui-ci se rapprocha enfin. La clef tourna. Un rectangle de lumière apparut, une tapisserie à fleurs jaunes, le marbre d'un lavabo. Un homme tendit la main, mais la concierge ne le vit pas, ou le vit mal, en tout cas, n'y prit garde parce que son regard fureteur s'était accroché à un autre objet : une serviette imbibée de sang dont le rouge sombre tranchait sur le froid du marbre.
Le battant de la porte la refoulait doucement. La clef tourna encore et la concierge descendit les quatre étages en s'arrêtant de temps en temps pour réfléchir. Ce qu'elle avait vu ne se concevait pas phénoménalement ni comme le corrélat d'une intuition. Cela n'avait aucun caractère spécifique d'immanence à la conscience mais constituait plutôt une forme d'en soi. Or, comme Moritz Schlick, elle était convaincue que l'ordre des contenus de conscience dans l'espace et dans le temps est le moyen par lequel nous apprenons à déterminer l'ordre transcendant des choses qui se trouvent au-delà de la conscience.
Elle hésitait, cependant. Ce caractère non-intuitif de la réalité empirique, était-ce une raison suffisante pour appeler la police?
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Destin
En 1923, c'est une explosion de joie chez les Heidegger : Martin est nommé professeur non titulaire à l'Université de Marbourg. Les Dasein de toute la famille sont pavoisés, on mange du pain d'épice, et l'on oublie pour un instant que l'étant existant est un « être-pour-la mort ».
Heidegger a maintenant deux fils, Jörg et Hermann, le premier né en janvier 1919 et le second en août 1920. Hermann est en fait un fils adultérin, dont le père biologique est le médecin Friedel Caesar, ami d'enfance d'Elfriede. Dans une lettre à son amant, celle-ci écrit que « le cocu a pris la chose avec philosophie et a proposé spontanément de reconnaître l'enfant. En faisant preuve de "grandeur d'âme", ajoute-t-elle, il cherche à prouver que les phénomènes fondamentaux de la vie facticielle peuvent être hissés au niveau d'une détermination catégoriale ».
En réalité, si Heidegger s'est montré débonnaire, c'est qu'à la suite de Hölderlin, il ne pense pas le destin au sens du fatum, de la fatalité qui s'acharne sur un être, un fatum asiatique, écrit-il, mais au sens de la moïra, la « part » dispensée à chaque homme, le lot qui lui est échu. Le destin (Schicksal) se saisit de l'être-jeté sous la forme d'une véritable « destinée » (Schickung), et une telle destinée est bien ce qui nous est destiné (geschikt) en tant qu'il nous est envoyé pour déterminer « ce qui nous convient » (das Schickliche).
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
De la réalité des choses
En 1795, Fichte, averti par la lecture de Jacobi, radicalise l'usage transcendant qu'a fait Kant du principe de causalité appliqué à l'affection de la sensibilité par la chose en soi. Selon Fichte, ce serait l'extériorité transcendante de l'« en soi » qui fonderait en dernière analyse — contradictoirement ! — l'extériorité immanente des phénomènes perçus dans l'espace !
Mais alors, que reste-il de l'autosuffisance transcendantale qui caractérisait la preuve kantienne de la réalité des choses dans l'« espace hors de moi » ? Rien, ou pas grand chose.
Pour l'écrivain Adalbert Stifter, ce « coup de force » fichtéen est trop dur à supporter, et il se suicide à Linz le 28 janvier 1868 en se tranchant la gorge d'un coup de rasoir. Déjà dans sa jeunesse, en 1817, il avait voulu se laisser mourir de faim pour expier la mort accidentelle de son père.
Un siècle plus tard, son compatriote Thomas Bernhard saluera sa mémoire en le décrétant « un bavard insupportable » et « probablement l'auteur le plus ennuyeux et le plus hypocrite qu'il y ait dans la littérature allemande ».
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
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