lundi 14 mai 2018

Mort dans la dignité


Un acte de désespoir. Ce mardi matin, vers 7 heures, c'est sur la Place du Souvenir, à Béziers (Hérault) qu'un octogénaire s'est donné la mort, nous a confirmé le commissariat de la ville. 

L'homme voulait bénéficier d'une euthanasie médicalement assistée, mais celle-ci lui ayant été refusée, c'est seul qu'il a décidé de mettre fin à ses souffrances. 
Pour en finir, il s'est servi d'un dispositif complexe mettant en jeu un fusil attaché à un arbre. 

L'octogénaire militait de longue date dans une association réclamant le droit de mourir dans la dignité, présidée par le célèbre réalisateur de La Nuit des morts-vivants, l'Américain George A. Romero. (Paris Match, 27 février 2013)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Règle et compas


En géométrie classique plane, le théorème de Mohr-Mascheroni, démontré par Georg Mohr en 1672 et par Lorenzo Mascheroni en 1797, affirme que si une construction géométrique est possible à la règle et au compas, alors elle est possible au compas seul (sauf le tracé effectif des droites). On peut donc proclamer, imitant Héraclite : La règle: plus encore que l'ordure, — au rebut ! 

Ce théorème trouve un écho chez l'écrivain égotiste Gabriel Matzneff qui, entre deux relations de ses visites à son « ami Christian Cambuzat », prétend 1 que « l'homme libre est celui dont tous les biens (règle, compas, etc) tiennent dans une valise. Et ce peu est encore trop. Un jour viendra où nous devrons jeter notre règle, puis notre valise même, dans la mer d'Azov du nihil ». 

Et il ajoute, inspiré : « Nous vivons seuls, et un jour nous mourrons seuls. Enfin, ce sera le silence ». On ne saurait mieux résumer la tragique épopée du Dasein dans le « désert de Gobi de l'existence ».

1. Dans son ouvrage le plus connu, le Taureau de Phalaris.

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Rétention


À l'automne 1911, Heidegger fait, comme trois mille ans plus tôt le célèbre roi Salomon, une expérience qui trouve dans notre époque une étonnante résonance : celle de la constipation. 

Le 21 octobre, il écrit dans son journal : « J'en suis arrivé au désespoir. » La suite de son journal nous raconte qu'heureusement il trouva une issue (grâce au jus de pruneaux). 

Cet épisode le marqua durablement et le convainquit que « l'acte défécatoire met en branle l'ensemble de l'être, et nous fait apercevoir le néant ».

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Biens terrestres (Tobias Wolff)


Un soir, Davis attendait un taxi en compagnie de sa nouvelle conquête quand celle-ci vit une galerie de jeux de l'autre côté de la rue. Elle insista pour qu'ils fassent quelques parties avant de rentrer, et quand Davis lui rappela qu'il se faisait tard, elle dit : « Oh, mais t'es un vrai bonnet de nuit ! Tu ne sais donc pas que chez Eugène Fink, le jeu n'intègre l'apparaître de l'étant ni dans la structure de la cognoscibilité, ni dans celle de l'être-disponible ? Que, compris dans sa radicalité, il est un laisser-être pur qui affecte la teneur même de l'étant qui subit son emprise ? Et qu'il ne se confond donc pas avec la réduction d'une pré-donnée déjà doxiquement accomplie ? »

« Bon dieu, je suis encore tombé sur une dingue », se dit Davis in petto. Mais bien qu'il n'eût plus revu cette femme par la suite, sa remarque sur le « bonnet de nuit » le tracassait.


Peu de temps après, il regardait des voitures d'occasion quand il vit, au fond du terrain, une puissante automobile identique à celle que l'un de ses meilleurs amis avait eue quand ils étaient jeunes : même modèle, même année. Le vendeur vint l'admirer un instant avec Davis, puis il essaya de l'intéresser à une voiture plus récente, une vilaine berline grise avec beaucoup de place dans le coffre. Soudain, Davis sentit monter sa colère. Il revint à la première voiture, joua avec les vitesses, puis l'acheta et rentra chez lui avec. C'est alors qu'il sentit la vérité profonde de l'adage populaire qui affirme qu'« aucun mode de l'agir ontique ne peut en circonscrire la loi de surgissement ».


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Acte de dialogue


Le suicide n'est pas un acte de dialogue au sens de Bunt.

(Luc Pulfop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Pêche au concept


Assis sur le muret du quai, je plongeais ma ligne dans l'eau, dans l'espoir de ferrer quelque concept neuf. Aucune touche, et pourtant j'avais appâté avec du boudin récolté dans les cuisines d'un bateau hollandais. N'est pas « philosophe » qui veut !

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Le Blanc à lunettes (Georges Simenon)


— Tu entends, Georges?
Le mari sursautait, son verre de bière à la main.
— Quoi ?
— Ferdinand dit que le seul moyen de parvenir à l'ataraxie, c'est de suspendre son jugement. C'est ce que les sceptiques grecs appellent l'épochè...
— Je sais !
— Alors, pourquoi bois-tu de la bière ?
— Parce que je n'aime pas suspendre mon jugement !
— C'est ta quatrième bouteille aujourd'hui...
— Est-ce que je te demande combien de cigarettes tu as fumées ?
  Ferdinand Graux détournait un peu la tête, essayait de ne pas sourire, rencontrait le regard amusé du vieil Anglais de Nairobi et apprenait ainsi que celui-ci comprenait le français.
  Où se situait donc la scène de l'épochè ? Il fallait déjà faire un effort. Quand on n'y réfléchissait pas, on pouvait croire que cette vie durait depuis de longs jours alors qu'elle avait commencé seulement la veille, à deux heures du matin, il est vrai !
  La scène de l'épochè se localisait à Assouan. Mais, auparavant, il y avait déjà eu celle du « vécu de conscience », au Caire.
— Tu entends, Georges ?
Et le mari, immanquablement, avait l'air de sortir d'un rêve :
— Quoi ?
— Ferdinand dit que toute conscience est conscience de quelque chose, qu'il s'agit de penser le « vécu de conscience » comme une intention, c'est-à-dire la visée d'un objet qui demeure transcendant à la conscience.
  Mais c'était bien avant l'avion que Ferdinand Graux avait remarqué le couple. À Marseille même, une heure avant le départ, il avait vu monter à bord cette petite bonne femme maigre et turbulente suivie d'une mère essoufflée et d'un brave homme de père endimanché.

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Crise du bouc


Manquant d'appuis solides, Heidegger se voit refuser pendant l'été 1916 le poste stable qu'il convoitait à Fribourg. Ce camouflet, dont il tient pour responsables un groupe d'universitaires catholiques qui ne goûtent guère ses attaques voilées contre la Sainte Trinité — c'est ainsi qu'ils voient ses tentatives d'« unifier l'Être » —, provoque chez lui une déception analogue à celles qu'avait suscitées son renvoi du noviciat puis de la faculté de Théologie. 

Trouvant « la vie odieuse et les hommes méchants », il traverse alors une grave crise existentielle ou, selon lui, « existentiale ». Plusieurs personnes lui ayant laissé entendre que son visage était un peu terne, il se demande s'il ne devrait pas « se laisser pousser le bouc ». Mais sa fiancée Elfride Petri, qu'il a rencontrée deux mois plus tôt dans un cours de « danse de salon ontologique », ne l'entend pas de cette oreille et lui lance un ultimatum sans équivoque : « C'est moi ou le bouc ». 

Il renonce au bouc et se résigne à « aller vers la mort » affublé d'une petite moustache en brosse à dents.

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Céviennes


Le théorème de Terquem est un théorème de géométrie du triangle dû à Olry Terquem. Pour le comprendre, il faut d'abord savoir que l'on appelle cévienne — du nom du mathématicien italien Giovanni Ceva (1647--1734) — une droite d'un triangle issue d'un sommet et sécante avec le côté opposé.

Le théorème de Terquem considère un triangle ABC et trois céviennes de ce triangle concourantes en un point P. Il énonce que le cercle pédal de P, passant par les pieds de ces céviennes, détermine trois autres points sur les côtés du triangle qui sont également les pieds de céviennes concourantes. Ces six points sont appelés points de Terquem.

Ce théorème fut publié par son auteur en 1829 dans un ouvrage plaisamment intitulé Voyage avec un cercle pédal dans les céviennes.

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Morale de l'intention bienfaisante


« Une dame qui s'était toujours fait remarquer par son caractère fier, intraitable et méchant, commença à montrer une dilection extraordinaire pour la philosophie de Vladimir Jankélévitch, ce qui la fit placer dans une maison de santé ; quatre mois plus tard elle était dans tous les transports de la fureur la plus extravagante, elle brisait, déchirait tout ce qui était à sa portée, voulait tuer les personnes qui l'approchaient. 

Après quelques mois encore, elle devint plus calme, quoique ses penchants fussent toujours les mêmes, et on la conduisit chez sa mère, dans l'espoir que les soins et la vue de sa famille modifieraient ses cruels instincts : les premiers jours se passent avec tranquillité, mais bientôt elle devient un sujet de terreur pour les voisins, pour ses parents ; elle répète sans cesse "qu'entre la finitude d'un pouvoir limité par la mort et l'infinité du devoir moral, la contradiction paradoxale s'aiguise jusqu'au paroxysme de l'absurde et de l'intenable", qu'en conséquence elle doit tuer sa mère et ceux qui la soignent ; il faut que le genre humain meure, que la terre soit inondée de sang, et cetera, et cetera. » (Scipion Pinel, Traité de pathologie cérébrale, Paris, Just Rouvier, 1844)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Accordéon


Un homme âgé de 89 ans s'est jeté sous un train ce lundi peu après 7 heures, à la sortie de la gare de Couffouleux dans le Tarn. Il est mort sur le coup. Un choc pour lui, bien sûr, mais aussi pour les soixante-trois passagers, essentiellement des lycéens, qui effectuaient le trajet entre Toulouse et Albi. 

L'enquête est menée sur place par la communauté de brigades de Rabastens et les techniciens en investigation criminelle d'Albi. Le chef d'escadron Matuszak, commandant de la compagnie de Gaillac, supervise le dispositif depuis ce matin. Le trafic ferroviaire a finalement repris dans les deux sens à 9 h 24.


Le conducteur du train avait klaxonné en vain en apercevant le retraité qui s'est finalement jeté sur la voie. 


C'est la stupeur à Couffouleux où la victime habitait. Un homme décrit comme « sympathique et bon vivant » par le maire qui s'est rendu sur les lieux du drame. « Il jouait de l'accordéon et chantait il y a encore une semaine dans la salle des fêtes du village », confie Olivier Damez. 

Visiblement, cette subite passion pour l'accordéon et le chant cachait un profond malaise existentiel, comme c'est souvent le cas. (La Dépêche, 25 septembre 2017)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Un être fangeux


Le Rien est un état trop parfait pour l'imperfection de l'homme. D'où vient que ce dernier préfère les fromages au lait cru comme le reblochon de Savoie à l'homicide de soi-même.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Pas tout à fait Bernadette (Charles Bukowski)


J'enveloppai ma bite ensanglantée dans une serviette et téléphonai au médecin. Je dus poser le combiné et faire le numéro d'une main tout en tenant la serviette de l'autre. Une tache rouge s'étalait sur le tissu. J'eus la secrétaire du médecin au bout du fil.
— Ah! Monsieur Chinaski, qu'est-ce qui vous arrive cette fois-ci ? Vous avez de nouveau perdu vos boules Quiès dans vos oreilles ?
— Non, c'est un peu plus sérieux. Il me faut un rendez-vous rapidement.
— Demain après-midi, 4 heures, ça vous irait ?
— Miss Simms, il s'agit d'une urgence.
— Monsieur Chinaski, l'urgence est la preuve de l'humanité de l'homme. Il a conscience de l'imminence de quelque chose, mais au lieu de réagir au coup par coup, il tente de prévoir, d'établir des chaînes causales, de maîtriser des conséquences. L'immédiat est une anomalie : le temps véritablement humain est prévisible, maîtrisable et long. L'urgence est donc une modalité de la pensée du temps ou plus précisément le problème que la réalité immédiate oppose à la représentation humaine du temps.
— Mais je suis en train de me vider de mon sang par la bite !
— Très bien. Venez, et on essaiera de vous prendre. Mais je vous prie de rester poli.
— Merci, Miss Simms.
Je confectionnai un bandage de fortune en déchirant une chemise propre que j'enroulai autour de mon pénis. Puis je pris ma voiture pour me rendre chez le médecin, en espérant qu'il serait moins porté sur la philosophie de Jankélévitch que sa connasse de secrétaire.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Comment s'emparer d'un philosophe


« D'abord il faut réunir auprès de "l'ami de la sagesse" un assez grand nombre de personnes pour lui faire sentir que toute résistance serait inutile, et alors, en lui parlant avec douceur, il faut l'engager à se soumettre de bonne volonté ; s'il résiste, s'il se montre hostile, et surtout s'il est armé de quelque concept — cas ordinaire des idéalistes allemands —, il faut alors, tandis que son attention est fixée sur les objets qui l'entourent, que l'un des assistants, muni d'une serviette ou d'un tablier de forte toile, passe derrière lui et à l'improviste lui couvre la tête avec le linge préparé, dont un des bords entoure le cou, et dont les bouts sont fixés derrière la nuque ; tout cela ne doit durer que quelques instants, et suffit pour désarmer le malade dont on se rend ensuite entièrement maître au moyen du gilet de force.
Il importe alors de le conduire, le plus promptement possible, dans une maison destinée au traitement de la folie. » (Guillaume Ferrus, Des aliénés, Paris, Huzard, 1834, p. 273)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Cure tragique


Ingénieur et cofondateur des automobiles Panhard, René Panhard disparaît le 16 juillet 1908 à La Bourboule où il était en cure thermale. 

Sa vie à La Bourboule était monotone et il souhaitait constamment que la mort le délivrât de cette haeccéité qui l'étouffait un peu plus chaque jour: « je suis mûr pour la mort ! », disait-il à qui voulait l'entendre. 

Il était perçu dans le monde de l'industrie automobile comme un ingénieur « pessimiste », ce qu'illustre le célèbre vers d'Anna de Noailles : « Sombre amant de la mort, pauvre Panhard ». 

À la mort d'Émile Levassor, il s'était rendu compte de la nullité des choses humaines et avait écrit dans le Journal des transports : « nel nulla io stesso (dans le néant moi-même) ». 

Malgré sa triste condition de handicapé de la vie, il avait su concevoir des automobiles remarquables, comme celle pourvue du  moteur Centaure à 2 ou 4 cylindres développé par Arthur Constantin Krebs.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

dimanche 13 mai 2018

Théorème d'accélération de Gödel


En logique mathématique, le théorème d'accélération de Gödel, démontré par Kurt Gödel en 1936, montre l'existence de théorèmes ayant des démonstrations très longues, mais qui peuvent être considérablement raccourcies en utilisant un système d'axiomes plus puissant. 

Il prend l'exemple d'un « étant existant », qu'il dénote x, désireux de démontrer le théorème « x est mortel » et qui, au lieu d'attendre la sénescence, la caducité, la décrépitude et finalement la mort, accélère la preuve de sa proposition en ingèrant du taupicide (ce dernier correspondant métaphoriquement au « système d'axiomes plus puissant »).

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Eudémonologie


Mon eudémonologie, plus brève que celle d'un Schopenhauer, tient en ces trois vocables : solitude, inaction, et suicide.

(Luc Pulfop, Prière d'incinérer. Dégoût)

La solitude des fêtes foraines


Parmi toutes les sortes de solitude que doit affronter l'homme durant sa vie, la plus terrible est sans conteste la solitude des fêtes foraines. L'étant existant s'y sent comme devant un écran transparent mais épais qui arrêterait les échos de la vie. La foule de badauds semble composée de petits personnages sortis de terre, dérisoires, grimaçants, comme exhumés d'une nécropole aztèque. 

Les montagnes russes, les grandes roues, les chenilles, les nacelles en tout genre qui vous secouent dans tous les sens et vous mettent la tête en bas, les cylindres où l'on se place le dos à la paroi et où l'on fait l'expérience de la force centrifuge, tout cela a quelque chose d'infernal et le sujet pensant, réalisant enfin qu'il s'est fourvoyé dans un lieu festif de mort, se prend à envier la solitude infiniment plus bénigne des deux alcooliques du Verre d'absinthe de Degas ou celle des vieillards croqués par le cruel Daumier.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Pauvreté en monde


Une enquête a été ouverte après la découverte du corps d'un homme de 34 ans dans le quartier des Provinces à Laxou, en banlieue de Nancy, dimanche vers midi, a-t-on appris de source policière. 

La victime a été retrouvée pendue à une branche d'un arbre avec la laisse de son chien, derrière les immeubles Savoie et Bourgogne, selon la même source. 

« L'homme était sorti promener son animal de compagnie en fin de matinée et il n'est jamais rentré chez lui. »

Le chien a été retrouvé errant non loin du corps de son maître. « Contrairement à ce que soutient Heidegger, les chiens comprennent parfaitement ce que signifie la mort de leur maître, parce qu'ils possèdent comme nombre d'animaux supérieurs l'intuition vitale, élémentaire bien qu'authentique, de la mort. La thèse heideggérienne selon laquelle "l'animal est pauvre en monde" est d'une indigence phénoménologique abyssale » assure une source policière. 


Une femme a découvert le pendu au milieu de cet ensemble d'immeubles et a immédiatement composé le 17. Une équipe de police-secours est intervenue. Le corps a été transporté à l'institut médico-légal pour un examen. Une autopsie pourrait ensuite être pratiquée en cas de marques suspectes présentes sur la victime.


« Tous les éléments laissent penser à un suicide », nous a déclaré l'inspecteur qui avait plus tôt étrillé l'illustre ontologue wurtembourgeois. L'homme était connu pour être dépressif (le pendu, pas Heidegger). (Lorraine actu, 27 novembre 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Un maître en mélancolie


La plus remarquable qualité du suicidé philosophique, celle qui fait de lui le véritable artiste de notre temps, c'est cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s'exhale de toutes ses œuvres. 

Cette mélancolie respire jusque dans l'homicide de soi-même, sa réalisation la plus coquette et la plus fleurie. Ce « petit poème d'intérieur » (Max Brod), plein de repos — éternel ! — et de silence, dégage, au dire de Gragerfis (Journal d'un cénobite mondain), « un genre de parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse ».

Ce « parfum de mauvais lieu » dont parle le pénétrant exégète, ne serait-ce pas le fumet sauvage du taupicide ? On peut en tout cas le penser.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Usuelles asphyxies


Au petit séminaire de Fribourg, Heidegger est toujours aussi malheureux. Il commence à se voir comme un « handicapé de la vie ». Il lit Leopardi et Fernando Pessoa 1, mais rien ne peut soulager l'oppression qu'il ressent « au niveau du Dasein ». Il écrit dans son journal qu'il « s'embouque en d'usuelles asphyxies » et que son Moi le « bourrelle continûment ». 

Un jour, pour vivre une « expérience limite », il se met un nœud coulant autour du cou avec une ficelle qu'il attache au portique d'entrée du potager, mais n'en retire qu'un beau collier en croûte badigeonné de mercurochrome qu'il doit exhiber pendant deux semaines. 

Pendant l'été 1907, un événement survient qui va changer le cours de sa vie. Le père Conrad Gröber, directeur du petit séminaire de Constance et futur archevêque de Fribourg, lui offre la dissertation de Franz Brentano intitulée De la diversité des acceptions de l'être d'après Aristote (1862). Heidegger affirmera à plusieurs reprises que ce livre a été son « guide à travers la philosophie grecque », le conduisant à relire Aristote, dont il écrit dans Mon chemin de pensée et la phénoménologie (1963) que la phrase : « l'être se dit de multiples manières » a décidé de son « chemin de pensée ». Il n'aura de cesse désormais de débusquer l'un de ce divers, « dussent les rues ruisseler de sang ».

1.  « Ô roues, ô engrenages, r-r-r-r-r-r-r éternel ! Violent spasme retenu des mécanismes en furie ! »

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Cinétique des gaz et homicide de soi-même


« Personne ne connaît la mort, a dit La Rochefoucauld. On ne la souffre pas par résolution, mais par stupidité et par coutume ; et les hommes meurent parce qu'on ne peut s'empêcher de mourir. »

Longtemps, cette affirmation péremptoire fut prise pour argent comptant par le vulgum pecus, mais sa véracité fut gravement mise en doute par le suicide du physicien Ludwig Eduard Boltzmann dans la ville élégiaque de Duino, près de Trieste, le 5 septembre 1906. 

Boltzmann était bien placé pour connaître la mort, ayant soutenu une thèse de doctorat sur la théorie cinétique des gaz. Il était en outre un fervent défenseur de l'existence des atomes, et pensait que ses travaux avaient validé l'hypothèse de Démocrite selon laquelle « la matière peut être considérée comme un ensemble d'entités indivisibles ». 

Mais cela ne l'empêcha pas de faire une première tentative de suicide à Leipzig, puis de se pendre pour de bon à Duino, comme dit plus haut. La Rochefoucauld aurait pu en manger son chapeau, s'il n'avait pas été mort lui-même depuis un certain temps déjà.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Angoisse kierkegaardienne


Dans Le Trésor de Rackham le Rouge, alors qu'il recherche l'épave de la Licorne, Tintin se retrouve bloqué au fond de l'océan dans son burlesque sous-marin de poche en forme de requin. Le capitaine Haddock parvient enfin à accrocher l'engin à l'aide d'un grappin et Tintin s'exclame : « Ah ! ça y est !... Je suis sauvé !... Il était temps !... J'étouffe... »

Comment ne pas entendre ici un écho de cette formule de Kiekegaard 1 citée par le « créateur de concepts » Gilles Deleuze : « Du possible ! Du possible, sinon j'étouffe ! », ou cette autre expression de William James 2, qui réclame « l'oxygène de la possibilité » ? Pour Tintin, seul compte à cet instant le moment purement affirmatif de l'envol vers la surface, de la recréation d'un possible aérien alors même que tout possible semble barré par les algues qui emprisonnent le sous-marin, et que c'est précisément l'air qui manque.

1. Dans le Traité du désespoir.
2. Dans La Volonté de croire.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz) 

Une action solidaire à l'issue dramatique


« Charlotte Bellaigue est élève infirmière à Ussel. Avec six autres étudiantes, elle a rencontré les écoliers de Bourg-Lastic au début du printemps pour solliciter leur aide. Partant pour un stage "médecine tropicale" au Sénégal, elles avaient décidé d'offrir du matériel scolaire à de jeunes Sénégalais. Les écoliers bourcagnots ont répondu avec générosité, offrant crayons, cahiers ou livres pour leurs exotiques camarades.

À leur retour, les étudiantes ont présenté le film qu'elles ont réalisé à Koungheul ainsi que des photographies. Parmi ces dernières, l'une a particulièrement ému les enfants, qui représentait les élèves d'une école ayant bénéficié de leurs dons.

Seule ombre au tableau, l'une des étudiantes a été envoûtée lors de son séjour en Afrique et se prend maintenant pour le philosophe Jean Grenier. Sa meilleure amie raconte son incroyable calvaire :


"Elle répète sans cesse que l'absolu n'est connaissable que par une négation, et qu'une fois que l'Être nécessaire est atteint, le monde ne voit pas seulement mis en jeu sa contingence, mais son existence. Par-dessus le marché, elle se dit exposée aux maléfices de puissances occultes ; à l'aide de batteries cachées, on lui envoie des secousses, des décharges électriques ; on aimante ses cheveux, ses yeux, ses dents et sa langue ; on galvanise tout son système circulatoire ; on la place pendant son sommeil sous une grande machine pneumatique ; on la fait vivre au milieu d'odeurs malsaines ; on contamine son linge de corps, etc.
Ce serait presque à vous dégoûter des actions solidaires !" »


(La Montagne, 5 juillet 2014)

(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Cadavre vivant


La communiste française Inès Armand, dite l'« amour caché de Lénine », usée physiquement et moralement par le commerce du tyran marxiste, note le 1er septembre 1920 dans son journal intime à quel point elle est mortellement lasse de l'haeccéité : « Je suis un cadavre vivant. »

Six jours plus tard, elle répète : « Je suis une morte parmi les vivants, un cadavre vivant... Mon cœur est mort. »

Le choléra l'emporte le 24 septembre 1920, avant qu'elle ait eu le temps de se décrire une troisième fois comme un « cadavre vivant ».


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

samedi 12 mai 2018

Bicyclettes, muscles, cigarettes (Raymond Carver)


Evan Hamilton avait cessé de fumer depuis deux jours, et depuis deux jours, il lui semblait que toutes ses paroles, toutes ses pensées, renvoyaient d'une manière ou d'une autre aux cigarettes. Il leva ses mains pour que le plafonnier de la cuisine les éclaire mieux. Il se renifla les jointures, le bout des doigts.
— Je sens l'odeur, dit-il.
— Oui, je sais, dit Ann Hamilton. On dirait qu'elle vous suinte par tous les pores. Moi, quand j'ai arrêté le merleau-pontisme, j'ai encore cru pendant trois jours que le corps était la structure originaire qui seule rend possible le sens et les significations, qu'il constituait le cadre à partir duquel toute expérience et connaissance du monde sont possibles, autrement dit qu'il était un a priori, au sens de ce qui est simpliciter prius, précédant tout apprentissage et toute genèse. C'était abominable.
Elle était en train de mettre le couvert du dîner.
— J'ai de la peine pour toi, chéri. Je sais ce que tu dois endurer. Mais si ça peut te consoler, sache que Gabriel Marcel était habité par une assurance invincible : fondée sur l'amour, l'espérance doit triompher du désespoir.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Le philosophe voit !


Certaines observations tendent à établir que les philosophes sont doués du sens de la vue. M. de Candé, capitaine de vaisseau, rapporte le fait suivant : 

« J'examinais, dit-il, dans une flaque d'eau, un idéaliste allemand que je m'apprêtais à saisir, lorsque je le vis diriger de suite, dans la direction de ma main, tous ses concepts comme pour se défendre. Surpris de cette manœuvre, je voulus le saisir dans une autre direction ; immédiatement ses concepts se dirigèrent de ce nouveau côté. 

Je pensai dès lors que l'idéaliste me voyait et se défendait de mon approche ; mais cependant, pour savoir si ce mouvement du philosophe ne provenait pas de l'agitation de ces eaux à mon approche, je répétai l'expérience avec lenteur et même au-dessus de l'eau avec un bâton. L'ami de la sagesse ayant toujours dirigé ses concepts du côté de l'objet qui s'approchait de lui, soit dans l'eau, soit en dehors, je dus acquérir la certitude que ces êtres y voyaient certainement et que leurs concepts leur servaient de moyens de défense. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Électrisation finale et terminale du Moi


Aujourd'hui, à Aubagne, vers 11 h 30, un homme, quadragénaire selon toute apparence, a tenté de se suicider en se jetant sur la voie ferrée à partir du pont situé avenue Roger-Salengro. Des témoins qui l'ont vu enjamber la balustrade ont tenté d'intervenir, mais l'individu — dont la police ne connaît pas encore l'identité, mais qui semble être le résident habituel d'une « clinique spécialisée » — avait déjà sauté.

Il est alors tombé sur une caténaire et, violemment électrisé par l'idée du Rien autant que par ladite caténaire, a chu sur la voie. Les sapeurs-pompiers l'ont transporté dans le service des grands brûlés de l'hôpital de la Conception à Marseille. Durant l'intervention, le secteur de la gare a été bloqué pendant près d'une heure.


Le nihilique a finalement succombé à ses blessures alors qu'il était hospitalisé. (La Provence, 2 juin 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Dix-sept


Avoir commis tous les crimes, hormis celui d'être pair.

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)