jeudi 19 juillet 2018

Résurrection


Le philosophe-bibliothécaire Fiodorov, qui a inspiré à Tolstoï le personnage central de sa pièce Le Cadavre vivant, pensait que le devoir universel de l'humanité était de maîtriser la puissance de la science afin d'abolir la mort et de faire revenir les défunts à la vie. Il s'attira, comme on s'en doute, les foudres des suicidés philosophiques de tout poil.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Théorème de Donsker


En théorie des probabilités, le théorème de Donsker établit que la marche aléatoire du Dasein dans ce que Monroe David Donsker appelle le « désert de Gobi de l'existence » converge vers la mort, vue comme un processus stochastique gaussien. Sa preuve utilise l'inégalité de Bienaymé-Tchebychev pour montrer que ψn,t converge en probabilité vers zéro.

Les adversaires de Donsker au sein de la Mathematical Association of America lui ont reproché d'énoncer là une « vérité triviale », mais son théorème a tout de même eu une riche postérité puisque de nombreux théorèmes de probabilité portant sur des sujets scabreux sont dits « de type Donsker ».


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

    Jeune Asiatique lisant le Monocle du colonel Sponsz (et n'y comprenant rien)

Un maître de l'ironie


Fatigué des agressions sonores dont le monstre bipède — le fameux « autrui » —, se rend continuellement coupable à son endroit, le professeur Tournesol a trouvé la parade : il « fait le sourd ». Son rêve, qu'il partage avec l'homme du nihil, est qu'on le laisse tranquille une bonne fois pour toutes. Authentique pince-sans-rire, il multiplie les sorties incongrues sans montrer le moindre signe d'exhilaration. Mais le faux malentendant est aussi un vrai maître de l'ironie : il emprunte « en loucedé » nombre de ses répliques à d'autres sourds illustres, comme le théoricien du nationalisme intégral Charles Maurras : « Non, merci... Jamais entre les repas... » — ou encore le compositeur Ludwig van Beethoven : « Oh ! moi, vous savez, la politique... »

Le comble du grinçant est atteint quand Haddock, le voyant porter une valise, lui demande : « Eh bien, Tryphon, vous partez en voyage ? », et que Tournesol lui répond : « Non, non, car je pars en voyage ».

Après un tel chef-d'œuvre, on aimerait dire au professeur, comme le prince Potemkine fit à Denis Fonvizine après la première de sa pièce Le Mineur : « Maintenant tu peux crever, Denis, tu ne feras jamais rien de mieux ! »


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Don inestimable


La nature, dit Pline l'Ancien, n'a rien donné à l'homme de plus précieux que la brièveté de la vie : « Natura vero nihil hominibus brevitate vitæ præstitis melius. » Une brièveté toute relative, mais heureusement pour le suicidé philosophique, dont la première des qualités n'est pas la patience, la nature a aussi donné à l'homme le colt Frontier au canon de dix centimètres, à la merveilleuse précision.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

45° à l'ombre (Georges Simenon)


Le steward frappa trois ou quatre petits coups, de son doigt replié, approcha l'oreille de la porte de la cabine et, après quelques instants d'attente, murmura doucement :
— Il est quatre heures et demie.
Dans la cabine du docteur Donadieu, le ventilateur ronronnait, le hublot était ouvert, mais le docteur, couché nu sur les draps, n'en était pas moins moite des pieds à la tête.


Il se leva avec paresse et, sans un coup d'œil au paysage, pénétra dans l'espace à peine plus grand qu'un placard où sa douche était installée.


Il était calme, indifférent. Ses gestes étaient mesurés comme ceux d'un homme qui, chaque jour, aux mêmes heures, accomplit les mêmes rites. La sieste qu'il venait de faire en était un, le plus sacré ; la douche et le gant de crin devaient suivre, puis une série de menus soins qui, invariablement, le conduisaient jusqu'à cinq heures.


Par exemple, il regarda le thermomètre, qui marquait 48 degrés centigrades. D'autres que lui, des officiers du bord, des passagers pourtant habitués à l'équateur, geignaient, protestaient, se mettaient en nage. Donadieu, au contraire, regardait monter la colonne d'alcool rosé avec un détachement olympien. Depuis quelques jours déjà, il avait décidé de suspendre son jugement pour parvenir à l'ataraxie, comme préconisé par Sextus Empiricus dans ses Hypotyposes. Par ce moyen simple, il espérait atteindre à une quiétude semblable à celle qui, chez les stoïciens, résulte de la connaissance du mouvement de l'univers, animé par un air chaud — le pneuma — dans un mouvement infini et cyclique d'inspiration et d'expiration.


Au moment où il mettait des chaussettes de fil blanc, la sirène vrombit au-dessus de sa tête et les allées et venues, sur le pont, devinrent plus précipitées et plus bruyantes.


L'Aquitaine, qui venait de Bordeaux, en était au point extrême de son voyage, à Matadi, dans l'embouchure du Congo qui roulait des eaux d'un jaune malsain. À la vue du grand fleuve, le scepticisme de Donadieu redoubla d'intensité. « Max Weber a bien raison de dire que seule une partie finie de la multitude infinie des phénomènes possède une signification », bougonna-t-il entre ses dents.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Médiation fromagère


Chef de file de l'existentialisme bourboulien, Edmond Chassagnol pose une question majeure à laquelle il revient de façon obsessionnelle dans son œuvre, à savoir la capacité de l'homme à atteindre ce qu'il appelle l'authenticité. Il entend par là une vision juste et objective des émotions que nous éprouvons, ainsi que des faits provenant de la prétendue « réalité empirique ». Dans son ouvrage le plus connu, Théorie du trop-plein, le philosophe puydômois aborde la question du Rien, compris comme transcendance jamais totalement accessible sauf, prétend-il, par le truchement du saint-nectaire mais « il faut en manger une bonne quantité ».

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

      Jeune femme lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

Fini de rire


L'insigne vulnérabilité du monstre bipède devrait l'inciter à la retenue en toute chose. Au lieu de quoi il court, il saute, il conduit des automobiles, il tourne en orbite autour de la terre à bord de son vaisseau Vostok, il « fait le zouave » de toutes les façons... Jusqu'au jour où la douleur s'impose, lancinante, violente, involontaire et insensée.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Le suicide dans les Hautes-Pyrénées


Bien qu'en baisse depuis plusieurs années, le nombre de morts par suicide reste préoccupant, principalement dans les départements ruraux.

« Il existe de multiples facteurs qui peuvent mener au passage à l'acte. » Le docteur David Zambelli, médecin psychiatre à Bagnères-de-Bigorre, est quotidiennement confronté à l'une des principales causes de mortalité en France.

Un rapport récent de l'Observatoire national du suicide (ONS) pointe du doigt le problème et met, c'est nouveau, l'accent sur la prévention.

« Sur le plan médical, continue le docteur Zambelli, on sait que plus de la moitié des gens qui ont mis fin à leurs jours souffraient d'une dépression due à l'haeccéité, c'est-à-dire qu'ils ne supportaient plus d'être pourvus de caractéristiques, matérielles et immatérielles, faisant d'eux des "choses particulières". Or contre cela, il n'existe aucune prévention possible. Ces gens de l'ONS ne sont donc qu'un ramassis de couillonnauds. »

On le voit, le docteur Zambelli ne mâche pas ses mots ! (La Dépêche, 9 mars 2016)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Discrépance


En mathématiques, on appelle discrépance la propriété qui caractérise le fait d'emplir l'espace dans toutes les directions envisageables. — « La discrépance du Moi me suffoque continûment. » (Rosemonde Gérard)

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Un faiseur de simagrées


En 1862, Eugène Boudin, contre les conseils de ses amis, se met en tête de « peindre le vent lorsqu'il éclaircit ou assombrit à son gré l'horizon marin ou dans une même bouffée gonfle les vagues, les voiles et les jupons des femmes ». Il échoue, comme c'était à prévoir, mais cela n'entame aucunement son « vouloir-vivre ». Les années passent, et en 1898, alors qu'il est à Paris, il se sent défaillir. L'issue fatale est proche, mais le « peintre des beautés météorologiques » fait des manières et demande à mourir « face à la mer ». On le transporte à Deauville où il décède le 8 août au matin dans la villa Breloque au numéro 8, rue Oliffe. Il est enterré le 12 août au cimetière Saint-Vincent, à Montmartre.

« Mourir face à la mer » ! Non, vraiment !


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Interlude

         Jeune fille lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Tenailles incisives


L'idée première des tenailles incisives pour l'amputation du Moi revient sans nul doute à Ambroise Paré. Ainsi, dès 1552, il écrivait dans la seconde édition de ses Playes d'hacquebutes et d'haecceité, fol. 43 : « Et si l'alteration et carie est au Moy, et que raison vous persuade n'y auoir autre remede que d'amputer ledit Moy (pour ce qui ne se peult faire en tel endroit auec scie) sera necessaire user de tenailles incisiues, ainsi qu'il appert par ceste figure suyuante. » Et cette figure représentait le Moi de Marsile Ficin, ce représentant majeur du néoplatonisme médicéen, pris dans une tenaille.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)