mardi 15 mai 2018

La mer et la mort


Un homme a été retrouvé jeudi, gisant dénudé dans le hall de son immeuble au 46 rue de la Poterie à Argentan. Toute la matinée, les policiers ont bouclé la rue, relevant une trentaine de traces de sang sur les façades voisines et les voitures en stationnement.

En attendant les résultats définitifs de l'autopsie, le procureur de la République, David Pamart, estime que rien ne semble corroborer la piste criminelle, et privilégie l'hypothèse d'un suicide. L'homme, qui vivait seul dans son appartement au 2e étage, se serait défenestré. Grièvement blessé, il aurait erré sur une centaine de mètres avant de revenir vers son domicile. 


Au dire de ses voisins, son âme était de longue date « voilée d'une onctueuse et terrible noirceur », et « envahie par deux images obsédantes : la mer et la mort ». Faute de mer à Argentan, il a choisi de se jeter par la fenêtre. (Ouest France, 17 janvier 2013)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Coup du baron


Un à deux soirs par semaine, Heidegger s'échappe du petit séminaire pour, comme il dit, lâcher la bride à son Dasein. Il est trop timide pour courir le guilledou, mais il fréquente le café Rheingold, sur la Münsterplatz, où il boit des bocks et dispute des parties de billard acharnées. 

Parmi les habitués, il est connu pour être un spécialiste du « coup du baron ». Quand la bière de Pilsen lui est un peu montée à la tête, il lui arrive d'apostropher les spectateurs : « Vous avez aimé mon coup du baron ? Attendez de voir mon être-jeté ! » Il a déjà décidé de donner ce nom au genre d'être d'un étant « qui est chaque fois lui-même ses possibilités de telle sorte qu'il s'entend en elles et à partir d'elles (qu'il se projette sur elles) ».

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Noël solidaire avec les sans-abri


« Sébastien, Alexandre, Cédric et les autres sont des citoyens "ordinaires". Trentenaires ou presque, ils ne font partie d'aucune association caritative, aiment s'amuser entre amis, sont imperméables à "l'intranquillité" pessoaïenne et mènent une vie paisible à Martigues. Mais depuis quatre ans, ils ont eu l'idée de s'investir au moment des fêtes de Noël.

"On va souvent faire nos achats de fin d'année à Aix et quand on repart avec nos paquets, on voit ces sans-abri qui n'ont rien, racontent-ils. Nous, on va réveillonner en famille, eux n'ont rien ni personne, alors on a eu envie de leur offrir des cadeaux pour Noël. Nous savons bien que selon Nietzsche, les compatissants se leurrent quand ils s'imaginent éprouver et agir de manière purement désintéressée ; que d'après lui, la pitié dénie à l'homme toute grandeur, toute capacité à supporter la souffrance, qu'elle n'est pas une vertu tonique, affirmatrice. Mais c'est plus fort que nous."

Chaque année, à l'approche de Noël, ils gâtent ainsi une dizaine de sans-abri trouvés au hasard des ruelles d'Aix. Pour fédérer un maximum de personnes qui voudraient, elles aussi, faire une bonne action en cette période de fêtes, la bande de copains a décidé de créer une page Facebook Un Noël solidaire avec les sans-abri. "L'objectif, cette année, est de faire une distribution dans deux villes", indique Sébastien. Les trois amis souhaitent couvrir de cadeaux dix sans-abri dans les rues d'Aix le 23 décembre prochain et recherchent des bénévoles pour organiser la même action à Marseille.

Dans la foulée, une cagnotte participative a été ouverte afin de collecter des fonds. "Nous sommes conscients que ce n'est pas notre bonne action qui changera le quotidien des sans-abri, expliquent les jeunes. Seul l'homicide de soi-même le pourrait, en mettant fin à la douloureuse haeccéité où ils sont embouqués. C'est pourquoi nous ne souhaitons pas distribuer de produits de première nécessité. Au contraire, nous voulons leur offrir du plaisir, du superflu, de l'extra et du festif". Blinis, foie gras et même mousseux feront partie du repas de fête proposé aux sans-abri, le tout emballé dans un beau paquet. Selon le budget, une belle couverture, un pull ou un flacon de taupicide pourront compléter le colis. 


En résumé, la bande d'amis souhaite leur offrir "ce que les associations ne leur donneront pas, pour qu'ils ne se sentent pas exclus, et qu'ils gardent confiance en l'être humain, malgré tout le mal qu'a pu en dire Schopenhauer". » (La Provence, 19 décembre 2017)

(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Noyade


Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, le poète Paul Celan se jette dans la Seine, probablement du pont Mirabeau. 

Au moment de sauter, se remémora-t-il les paroles du sinistre Wronzoff dans L'Île Noire : « Il est une chose à laquelle vous n'échapperez pas : l'eau ! » 


Entre le terrifiant gorille Ranko — allégorie du quotidien — et la noyade, le choix est vite fait.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Corps propre


« Un jeune aliéné de notre asile, sectateur du philosophe Merleau-Ponty, s'était trempé le bras dans une chaudière d'eau bouillante pour se prouver à soi-même que le "corps propre" n'est pas seulement une chose, un objet potentiel d'étude pour la science, mais qu'il est aussi "une condition permanente de l'expérience, qu'il est constituant de l'ouverture perceptive au monde et à son investissement" ; il ne cesse, pendant le paroxysme de son délire, de chanter les gloires du phénoménologue, et paraît insensible à la douleur. 

Mais lorsque la peau, tombée en lambeaux, eut laissé les chairs à nu et qu'une énorme suppuration se fut établie, la souffrance se manifesta avec une explosion de symptômes du système nerveux si alarmants, que toute trace de délire disparut et que le malade n'était préoccupé que de subir l'amputation du bras. » (Bénédict Morel, Traité des maladies mentales, Paris, Victor Masson, 1860)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Quitter La Bourboule


« Choisi par hasard quand nous eûmes constaté que le restaurant où nous voulions dîner était fermé, le Cyrano, avec son joli décor et sa bonne cuisine auvergnate aux généreuses portions, nous a séduits au point que nous y sommes retournés le lendemain avant de quitter La Bourboule. Service plein de gentillesse. Une adresse à retenir. » (Michel Foucault, La Pensée du dehors, Fata Morgana, 1966)

Quitter La Bourboule... N'est-ce pas là le rêve impossible que caressent bien des êtres dégoûtés de la gluante haeccéité où ils sont enlisés ? Un rêve qui, par conséquent, offre des possibilités immenses à un fabricant avisé tel que Smith & Wesson ?

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Un assortiment de théories oiseuses


Tantôt le suicidé philosophique est dit proche de Schelling, théoricien — en 1795 — d'un « moment de la contemplation » où, comme dans l'homicide de soi-même, « temps et durée pour nous s'abolissent » ; tantôt il est accusé de bergsonisme, tantôt au contraire « l'organisation très rigoureuse du temps » dont témoigne son acte fatal milite contre toute référence à la durée bergsonienne ; tantôt enfin la stratigraphie des « couches de temps » qui écrasent sa pachyméninge comme une énorme valise en cuir de vache s'explique à l'aide d'un « recours au concept aristotélicien du temps » que le désespéré n'aurait fait que démultiplier, ou bien elle apparaît comme une résurgence de la symbolique trinitaire telle qu'elle se présentait chez Josquin des Prés !

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Le vigile (Stephen Dixon)


Ça fait longtemps que je cherche du boulot, je ne trouve rien, jusqu'au jour où je tombe sur une offre pour un agent de sécurité. Je me présente, la personne qui fait passer les entretiens dit : « Vous êtes vraiment trop vieux pour ce boulot, mais vous avez l'air agile, et on a tellement besoin de personnel ces temps-ci, surtout des gens de votre couleur et de votre carrure. C'est une branche en pleine expansion, il y a partout des vols dans les magasins et les immeubles, vous pouvez commencer dès demain si vous voulez, à deux cents dollars la semaine, mais il faut tout d'abord que je sache une chose : s'il le faut, est-ce que vous êtes prêt à vous servir d'une matraque pour taper sur la tête de quelqu'un ?
— Je ne sais pas.
— Ce n'est pas une réponse.
— Eh bien, je pense que oui.
— Ce n'est pas non plus une réponse suffisante.
— En fait oui, pourquoi pas ? Vous voulez dire si je travaille dans un magasin, et que quelqu'un débarque avec une arme pour tout dévaliser ?
— Non, je veux dire si vous surprenez un spinoziste s'amusant à opposer à la conception transcendante du divin une philosophie matérialiste de l'immanence, par exemple.
 
Alors là, sans problème. Je cogne. »

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Panacée


Le viaduc de Garabit, dans le département du Cantal, est tellement investi de la confiance publique qu'on s'y transporte de toutes parts pour opérer la guérison des rhumatismes chroniques, pour la paralysie, pour les maladies scrofuleuses et rachitiques, et même pour l'haeccéité

L'emploi thérapeutique de cet ambitieux ouvrage métallique, qui culmine à 122 mètres au-dessus des gorges de la Truyère, est d'une simplicité biblique, et son efficacité quasi miraculeuse : on enjambe le parapet, et quelques instants plus tard, on ne souffre plus. Adieu rhumatismes, adieu scrofules et rachitisme ! Adieu détestable haeccéité !

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

La peur de vivre


« Que de fois nous mourons de notre peur de mourir ! » s'exclame Sénèque dans son opus Sur la tranquillité de l'âme. Cela est vrai, sans doute, mais qu'est-ce que la peur de mourir en regard de la peur de vivre, incommensurablement plus terrifiante ? Écoutons à ce sujet le poignant témoignage de Jane :

« J'ai trente ans. Et je me demande bien à quoi je sers. Qui je suis. Où je vais. Cela vous tombe sur la tête un jour, comme un coup de massue. Je ne sais pas ce que j'aime, je ne sais pas qui je suis. Je travaille dans un bureau. Les journées sont longues, très longues. [...] Je sais que je suis capable de beaucoup. À dix-neuf ans, j'ai quitté mon pays pour le Canada, pour faire du théâtre expérimental. [...] Huit ans plus tard, retour chez moi. Aujourd'hui, je travaille avec papa dans une entreprise de désinsectisation. Je passe mes journées à faire des factures. J'ai peur. Oui j'ai tellement peur... de vivre. » 

Eh oui, chère Jane, vous venez tout simplement de découvrir l'inanité de l'existence. Mais à ce mal, il existe un remède, et vous l'avez sous la main, sous forme de poudres et d'aérosols : le Moi n'est-il pas lui aussi une sorte d'insecte — et des plus nuisibles ?

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)