jeudi 2 août 2018

Congelé !


Une méthode de neutralisation du Moi, qu'on trouve décrite chez Jamblique et qui semble avoir eu le suffrage des Anciens, consiste à l'abreuver d'eau froide et à l'entourer de glaçons. Pendant le froid le plus rigoureux, on brise la glace des étangs, et on s'y plonge jusqu'au cou. On se rend, en se levant, à une pompe, on y remplit son chapeau d'eau, et on en boit autant qu'on peut, le remplissant encore, et s'en coiffant avec, en sorte que l'eau ruisselle tout le long du Moi. L'été, on met chaque matin une chemise mouillée ; l'hiver, on a soin d'en mouiller une le soir, de l'exposer à l'air vif, afin qu'elle gèle, et le matin, avant de se rendre à la pompe, on passe cette chemise hérissée de glaçons. On couche sur de la paille mouillée. On se trouve ainsi enseveli dans cette paille, qui, gelée autour du Moi, le tient enchâssé et ne lui permet aucun mouvement.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Sens et dénotation


« Un charpentier, âgé de quarante-sept ans, ayant toutes les apparences d'une bonne santé, est assailli d'une multitude d'idées insolites et extravagantes. Il croit souvent planer dans les airs, il parcourt par la pensée des campagnes riantes, des appartements, de vieux châteaux, des bois, des jardins qu'il a vus dans son enfance ; quelquefois il croit se promener dans des cours, des places publiques et autres lieux qui lui sont connus. — En travaillant, au moment où il va donner un coup de hache sur un point déterminé, une idée lui passe dans la tête, lui fait perdre de vue son but, et le coup porte sur un autre point, etc...

Toutes ces hallucinations n'empêchent pas le malade de raisonner juste à l'occasion. Ainsi, il est capable d'expliquer qu'une formule comme a égale b possède une utilité, c'est-à-dire qu'elle ne se réduit pas à a égale a car, selon ses propres termes, "nous apprenons par cette formule que deux concepts distincts renvoient à un seul et même objet". En effet, ajoute-t-il, "le concept se dit d'un objet, mais ne se confond pas avec lui" ; et il prend l'exemple du cheval qui est en fait un certain objet que nous dénotons par sa propriété d'être un cheval.

Après un court séjour dans les salles de l'hospice clinique de la Charité, il a été envoyé à Charenton. » (François-Emmanuel Fodéré, Traité du délire, Paris, Croullebois, 1817)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Interlude

Émouvante beauté lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

Rhumatisme


L'éloge que, dans L'Art poétique, Verlaine fait de la nuance qui « seule fiance le rêve au rêve et la flûte au cor » n'a pas empêché le poëte d'être victime, en 1890, d'une crise de rhumatisme qui le contraignit, à peine sorti de Broussais, à un nouveau séjour hospitalier, à Saint-Antoine cette fois, où il reçut la visite de son « amie », la fille Philomène Boudin.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Choix du moment


Déterminer l'instant propice est, avec celui du choix de la méthode, le problème crucial qui se pose au candidat à l'holocauste du Moi. Le théorème de prolongement, démontré par le mathématicien Marcel Riesz dans son étude du problème des moments, pourrait théoriquement l'aider, mais il fait intervenir une suite de réels, une mesure de Borel, une loi de probabilité, toutes choses que le suicidé philosophique n'a pas la patience de démêler. Il doit donc s'en remettre à son instinct.

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Net et précis


Samedi dernier, le nommé Aumeunier, maçon à Pouilly-sur-Loire, âgé de 63 ans, s'est pendu dans sa cave. (Le Journal de la Nièvre, 2 mai 1899)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Responsum mortis


Quelque oracle qu'il consulte, l'homme — qu'il soit « du nihil » ou « de la Nature et de la Vérité » —, ne peut en attendre qu'une réponse de mort. Et chaque jour qui passe lui apporte une ample provision de telles réponses de mort : douleurs néphrétiques, canitie, dégradation du cartilage à l'endroit des articulations, névralgies...

Loin de porter envie à ces filles de Babylone dont les pieds légers sautent et bondissent sans penser à ce moment fatal où leur turbulente joie sera suivie de pleurs, l'homme du nihil se rappelle par avance son dernier jour pour s'y préparer par une immersion prolongée dans le Rien, immersion dont l'effet est assez proche de cette tristesse selon Dieu qui opère le salut par la pénitence, au dire de Froude (Life of Carlyle).


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

Jeune femme lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Bêtes à cornes


En 1915, Heidegger présente sa thèse d'habilitation écrite sous la direction du professeur Heinrich Rickert, thèse qui se présente un peu pompeusement comme un Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot.

On sait que Duns Scot, toujours avide de se singulariser, oppose à la doctrine thomiste de l'analogie de l'être sa propre doctrine de l'univocité de l'être : le concept d'étant se définit de la même manière pour tout ce qui est, y compris Dieu. La différence entre Dieu et les créatures n'est pas de nature ontologique comme chez Thomas d'Aquin ou Maître Eckhart, elle tient simplement à ce que Dieu est infini tandis que la créature est engoncée dans une redingote d'haeccéité.

D'autre part, Duns Scot élabore une métaphysique de la singularité fondée sur le concept d'individuation, pas très éloigné du Dasein heideggérien mais sans tous les « être-quelque-chose » qui agrémenteront celui-ci chez le pétulant ontologue de la Forêt-Noire.


Enfin, Duns Scot s'oppose au nominalisme et refuse d'appeler « bête à cornes » une vache asiatique qui n'en possède pas.

Voilà, in nuce, le contenu du « Traité » soumis par Heidegger, qui lui vaut maintenant d'être appelé « Herr Doktor Professor » par ses partenaires de billard au Rheingold et de se regarder enfin lui-même comme un « vrai philosophe ».


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)


Du sublime


Le héros tragique aussi est plein de viscères et de sécrétions.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Un collant compagnon


« Les mastics bitumineux sont des mélanges de fines et de bitume. Leur intérêt majeur est d'être thermofusibles, étanches, ne comportant pas de vide, et adhérant passionnément, comme le Moi, à leur support. » (G. Aussedat, Utilisation des ultrafines naturelles dans les enrobés fillerisés)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Nature démoniaque de Tournesol


Le « Supercolor-Tryphonar » conçu par le professeur Tournesol, s'il provoque « du shimmy dans la vision », n'en annonce pas moins l'avènement d'une « société de confort technique » qui transformera l'étant existant en un véritable zombie. 

La vraie nature de Tournesol, qui participe à l'émergence de ce monde de néant, apparaît ici en pleine lumière, et c'est celle, satanique, d'un ennemi du genre humain.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)


Interlude

Jeune femme lisant les Scènes de la vie de Heidegger de Jean-René Vif

Météorologie bourboulienne


La solitude n'est pas pour effrayer l'homme du nihil, bien au contraire. « Jamais je ne m'ennuierais, dit-il, quand bien même je serais le dernier des hommes vivants dans la solitude glacée des rives de l'océan Arctique ou de la mer de Béring ». Une surface plane à perte de vue et en apparence illimitée, sans maison, sans arbre, sans même un petit arbuste, sans ombre, sans eau, où rien ne se pratique sinon l'élevage des bestiaux et la dilacération du Moi, voilà le genre d'endroit selon son cœur. Quant aux « événements », moins il s'en produit, mieux il se porte. Non seulement une année doit répéter l'autre jusque dans le moindre détail, mais chaque jour nouveau ne doit rien amener que ses prédécesseurs n'aient reproduit déjà un millier de fois : des brouillards impénétrables, des bourrasques de neige, et un linceul qui s'appesantit invinciblement sur la pachyméninge. En d'autres termes, son âme recherche un climat bourboulien.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Lâcheté du brachmane des bois


Quinte-Curce (Histoires, liv. VIII, chap. 9) nous apprend que les brachmanes citoyens prenaient leurs confrères des bois pour des lâches qui ne se donnaient la mort que parce qu'ils n'avaient pas le courage de l'attendre. Quant à Tertullien (Apolegeticum), il s'exclame : « Nous ne sommes pas des brachmanes, pour nous exiler de la vie et habiter les bois ! » 

— En effet, nous ne sommes pas des brachmanes. Comme les soldats du roi de Suède, nous voulons vivre éternellement. Nous savons qu'un jour nous cesserons de vivre, mais cette certitude de notre anéantissement demeure abstraite, et donc irréelle. La mort, c'est pour les autres, pour ceux qui vivent dans les bois, par exemple les sangliers qui semblent s'y complaire.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)