Si l'on
voyait soudain les choses telles qu'elles sont, on tomberait dans une
stupeur semblable à celle qui s'empara du professeur Bergamotte quand il
fut frappé par la malédiction de Rascar Capac.
L'humanité se
divise en deux groupes : d'un côté, nos ennemis déclarés ; de l'autre,
nos ennemis latents (qui n'attendent qu'une occasion pour se déclarer).
En résumé : un beau tas de salops. Il faudrait prendre un chien, un
molosse, peut-être un dogue allemand comme celui du docteur Müller pour
les maintenir à distance.
Le monstre
bipède est une vraie chochotte. Au moindre pet de travers, il saute dans
un pousse-pousse et : « Chez Fan Se-Yeng ! Rue du Sage Immense ! Et
vivement ! »
Hergé a de ces trouvailles géniales comme de faire dire à Tintin : « À la capitainerie du port ! » Bossuet, Fléchier, Massillon sont dépassés — ainsi que Nietzsche et sa « mort de Dieu ».
Si
Ulysse est le plus grand livre de la littérature, alors nous sommes
perdus. Quant à Joyce... le gredin se sera enfui par la fenêtre ! Par
ici, mon vieux Milou !
Si
le caractère vénéneux du réel se confirme, il va falloir trouver une
solution. Il va falloir aller chez Fan Se-Yeng... Rue du Sage Immense, à
Shanghai. Allez, au trot !
Le
négateur Émile Cioran ne faisait pas partie de l'expédition
Sanders-Hardmuth, pourtant, comme le professeur Bergamotte, comme le
professeur Laubépin, il se vit frapper par la malédiction de Rascar
Capac. Il connaissait de longues périodes de léthargie entrecoupées de
moments d'agitation extrême, moments où il griffonnait à la hâte des
aphorismes, toujours les mêmes ou peu s'en fallait.
« Mon
vieux Milou, nous avons fait fausse route ! Nous pensions que la
réalité se concevait phénoménalement ou comme le corrélat d'une
intuition, mais je t'en fous ! Elle n'a aucun caractère spécifique
d'immanence à la conscience ! Elle constitue une forme d'en soi qui
englobe aussi bien les vécus psychiques que les choses et les relations
entre choses ! Tu entends, mon vieux Milou ? Nous devons tout de suite
retourner voir Philémon Siclone ! »
« Le
Moi individuel constitue toute la réalité ! Les autres Moi n'ont pas
plus d'existence que les personnages des rêves ! Nous sommes seuls, mon
vieux Milou ! » — Cette attitude mentale, souvent présentée comme une
conséquence logique du caractère idéel de la connaissance, est appelée solipsisme par les philosophes, selon une source policière.
Dans
Le Trésor de Rackham le Rouge, lorsque les Dupond-Dupont oublient de
pomper, la situation de Tintin rappelle celle de George Floyd : he can't
breathe.
Dans
l'Oreille cassée, Hergé rend un discret hommage à l'auteur du Bréviaire
du chaos : l'Indien qui guide Tintin jusqu'au territoire des terribles
Arumbayas s'appelle Caraco. Comme son modèle, cet Indien nourrit une
vision désespérée de l'existence. Quand on lui parle de la vie, du
monde, il répond : « Ça très mauvais. Moi pas aller. »
« Le
présent en soi est comme le point en géométrie ! Le présent en soi
n'existe pas ! Ce n'est pas une donnée immédiate de notre conscience !
Nous sommes sauvés, mon vieux Milou ! »
Quand,
dans l'Étoile mystérieuse, le professeur Calys demande à Tintin s'il
aime les caramels mous, on sent bien que ce qu'il aimerait lui demander,
en fait, c'est pourquoi il y a en général de l'étant et non pas plutôt
rien.
Le
suicidé philosophique est si fertile en inventions, c'est un si rusé
compère que ni Madame Yamilah ni le fakir Ragdalam — et ne parlons pas
de l'illusionniste Bruno — ne sauraient lire dans son cœur. Dans son
ouvrage sur l'homicide de soi-même1, le docteur Claude-Étienne Bourdin
rapporte qu'un habitant de Saint-Denis s'occupait depuis plusieurs jours
à fabriquer un œuf de carton. À peine eut-il fini qu'il le remplit de
poudre, le plaça dans sa bouche, et demandant du feu à sa femme comme
pour allumer sa pipe, y mit le feu et se fit sauter la cervelle !
1. Du suicide considéré comme maladie, Paris, Fortin, 1845.