dimanche 27 octobre 2019

Rêves (Raymond Carver)


Le matin, au réveil, ma femme a coutume de me raconter ses rêves. Je lui apporte du café et du jus d'orange et je m'assieds sur une chaise à côté du lit. Elle se réveille, écarte ses cheveux de son visage. Son expression est celle de quelqu'un qui émerge du sommeil, mais à son regard on voit bien aussi qu'elle revient d'ailleurs. Je lui dis :
— Alors ?
— C'est dingue, dit-elle. J'ai fait un rêve et la moitié d'un autre. J'ai rêvé que le langage n'était pas performatif mais informatif, et que la véritable science linguistique ne devait pas chercher à isoler la langue comme système indépendant mais la considérer comme une pratique au sein des diverses pratiques sociales. C'est étrange, tu ne trouves pas ? D'après toi, qu'est-ce que ça veut dire ?
— Tu n'as qu'à le noter, ai-je dit en haussant les épaules.
Qu'est-ce que j'aurais bien pu lui expliquer ? Moi, je ne rêve jamais. Ça fait des années que je n'ai pas rêvé. Ou peut-être que je rêve, mais au réveil je ne me souviens de rien. En matière de rêves, je n'ai aucune compétence — qu'il s'agisse des miens ou de ceux des autres. Un jour, ma femme m'a raconté que peu avant notre mariage, elle avait même fait un rêve dans lequel le concept perdait sa capacité représentative et n'avait plus pour fonction que de donner consistance au virtuel. Qu'est-ce que ça pouvait bien signifier ? Elle décida que c'était un cauchemar et le consigna dans son livre de rêves, mais ne revint jamais dessus. Ses rêves, elle n'essayait pas de les interpréter. Elle les notait, c'est tout, les uns à la suite des autres.
— Bon, je remonte là-haut, ai-je dit. Faut que j'aille aux toilettes.
— Je te rejoins dans une minute. Quand je me serai réveillée. Je voudrais réfléchir encore un peu à mon rêve.
Je l'ai laissée assise dans le lit, sa tasse de café à la main. Elle tenait sa tasse à la main, mais elle ne buvait pas. Elle réfléchissait à son rêve.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)