samedi 14 juillet 2018

Acte manqué


« Il ne s'était pas jeté d'assez haut : les vertèbres avaient tenu bon. »

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

         Jeune fille lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

Propriété de Borel-Lebesgue


En topologie, on dit d'un espace séparé qu'il est compact, ou qu'il vérifie la propriété de Borel-Lebesgue si, chaque fois qu'il est recouvert par des ouverts, et notamment des ouverts rilkiens, il est recouvert par un nombre fini d'entre eux.

Rappelons que ce que le poëte Rainer Maria Rilke entend par l'« Ouvert », c'est « l'espace pur dans lequel infiniment fleurissent et se perdent les fleurs ». Heidegger, lui, refusait d'appréhender le Dasein de l'homme sur le mode de la nature ou de la vie, et tenait à se démarquer de la conception métaphysique traditionnelle issue d'Aristote, qui voit en l'homme un animal rationale.
Dans son Parménide, Heidegger se montre d'ailleurs fort cassant à l'égard du poète : « Pour Rilke, la conscience humaine, la raison, le logos, sont des limites qui rétrécissent les capacités de l'homme par rapport à l'animal. Devons-nous aussi devenir des "bêtes" ? »

— Eh bien oui, justement nous le devons. Comme les soldats du roi de Suède, nous voulons vivre éternellement. Nous savons qu'un jour nous cesserons de vivre, mais cette certitude de notre anéantissement demeure abstraite, et donc irréelle. La mort, c'est pour les autres, les fameux « philosophes », qui semblent s'en délecter.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Retour vers le Rien


De très rares espèces échappent à la sénescence et se montrent même capables d'inverser le processus du vieillissement pour retourner à l'état larvaire. Parmi ces « phénomènes », on peut citer le krill ainsi que certains cnidaires tels que l'espèce de méduse Turritopsis nutricula.

La littérature ne fournit toutefois aucun exemple de créature organisée ayant fait preuve d'assez de constance pour rebrousser chemin jusqu'au Rien originel, à l'exception notable du suicidé philosophique.


(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Le ouiskiki


Dans le Crabe aux pinces d'or, Tintin, pour s'échapper de la cabine où il a été enfermé par le lieutenant félon du Karaboudjan, fabrique un instrument formé de deux planches liées par une corde. Il projette son engin à travers le hublot de la cabine située juste au-dessus. C'est celle du capitaine Haddock qui reçoit les planchettes sur le « cassis », alors qu'il était occupé à faire une réussite en buvant comme un trou pour noyer son désespoir existentiel.

Le capitaine, effaré, se tourne en tous sens pour voir qui l'a frappé, mais il n'y a personne et il est trop saoul pour remarquer les planches qui pendent du hublot. Il bredouille alors : « ... c'est peut-être le whisky qui... »

Le « whisky qui » ! Merveilleuse trouvaille, sublime invention langagière qui, pour un bref instant, permet au lecteur, cet « être des confins » (Gragerfis), d'oublier qu'il est toujours et avant tout un « être-pour-la-mort » 1.


1. Le Dasein, on le sait, est temporalité finie et la mort constitue la limite toujours imminente, constamment présente dans tout projet de l'être-au-monde, jusques et y compris celui de lire les Aventures de Tintin.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Ordalie du fromage


Au Moyen Âge, quand on nourrissait des doutes sur la nature perverse de son Moi, on pouvait le soumettre à l'ordalie du fromage et du pain. Cette ordalie se faisait de la manière suivante : « On mettoit sur l'autel un morceau de pain d'orge ou de fromage, sur lequel un prêtre prononçoit certaines conjurations, et demandoit, avec les prières les plus ferventes, que, si l'accusé étoit coupable, Dieu voulût lui envoyer son ange Gabriel pour lui fermer le gosier, afin qu'il ne pût pas avaler ce pain et ce fromage. Ces prières étant finies, le Moy montoit à l'autel, prenoit le pain ou le fromage, et commençoit à le manger. S'il avaloit librement, il étoit déclaré innocent ; mais si ce pain s'attachant à son gosier, il ne pouvoit pas l'avaler, il étoit déclaré coupable et bastonné d'importance ».

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

       La chanteuse Françoise Hardy lisant le Monocle du colonel Sponsz

Un habitacle de mélancolie


« Tous les voyageurs représentent La Bourboule comme une ville triste, et ils ont raison ; car cette cité a quelque chose de mystérieux, d'indéfinissable ; c'est une ville de deuil, de mort, ressemblant à une solitude, à un tombeau, et paraissant expier un grand crime, vouée à l'anathème. On y cherche en vain cette vie expansive qu'on trouve dans d'autres villes moins grandes et moins peuplées qu'elle.

Quant aux environs de La Bourboule, ils participent à cette sombre mélancolie qui se peint dans la ville. On dirait que toute la contrée est couverte d'un crêpe funèbre. Les montagnes ne présentent point ce caractère imposant, cette belle verdure, ces mille sinuosités qui plaisent tant à l'œil ; les vallées sont nues, le doux murmure des limpides ruisseaux ne s'y fait point entendre, les rochers sont dépouillés d'ornements, leurs flancs décharnés n'offrent que des blocs grisâtres.

En un mot comme en cent, La Bourboule paraît l'endroit idéal où commettre l'homicide de soi-même. » (Jules-Henri Garat, Voyage au centre de la France, Barbou frères, Limoges, 1843)


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Incurable


Hippocrate avait une si haute idée du colt Frontier qu'il ne regardait comme incurables que les maladies qui résistent à son action. La vie, fort heureusement, n'est pas du nombre.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Hommage à Paul-Jean Toulet


On reste assis, le matin, en robe de chambre, la longue pipe au bec, à la terrasse de la taverne, sur la place du Marché, à boire des verres de « casse-patte », à ruminer la temporalité du temps, la mortalité de l'être mortel, l'odiosité de l'haeccéité... Puis « le soir tombe : on n'est plus très jeune. »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Logique et langage


Dans son essai de 1934 intitulé La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, Heidegger brise les murs étroits de la logique formelle pour en faire une « indicible rémoulade » (eine unsägliche Remoulade). Pour lui, la logique n'est plus un ensemble de règles formelles, mais bien plutôt « la science des formes des assemblages de base et des règles de base de l'énoncé ».

En fait, Heidegger quitte rapidement le domaine de la logique pure — où il semble mal à l'aise — pour accoster en rivages familiers, ceux du langage et des énoncés grammaticaux. Ainsi, dès la page 15, la transition se trouve-t-elle effectuée : « La logique détermine la grammaire et la grammaire détermine la logique, et cela jusqu'au jour d'aujourd'hui ». 


L'ouvrage reçoit un accueil partagé. Les zélotes heideggériens s'extasient devant ce qu'ils affirment être l'expression même du génie, tandis que ses détracteurs crient à la supercherie philosophique. Son épouse, quant à elle, se contente de soupirer : « Ce n'est pas Dieu possible d'être aussi bouché ! »

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Interlude

       Femme anéantie par la lecture de l'Apothéose du décervellement

Assommons les suicidés


Il y a des mammifères qui sont pourvus d'une carapace ; exemple, les tatous. Les chéloniens ont aussi un mode de protection analogue, mais leur carapace n'est pas fournie par les mêmes organes. Les suicidés philosophiques, quant à eux, ont des carapaces partielles, trop peu rigides pour être efficaces, et l'on dit qu'ils sont cataphractés.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Le poison qui rend fou


Dans Le Lotus bleu, de nombreux amis de Tintin sont frappés d'une fléchette empoisonnée, et deviennent fous dans les secondes qui suivent.

Dans son recueil Perspective et personnages, le critique Edmond Jaloux établit un parallèle osé entre l'idée du Rien et le fameux radjaïdjah, ce « poison qui rend fou » employé par les séides du diabolique Japonais Mitsuhirato. Mais sans nous dire pourquoi le nihilique mérite à son estime l'appellation d'« agrume désaxé des champs agricoles ».


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)