Il
y a des moments où on a l'impression que Descartes, avec son cogito, a
enfermé le Moi dans une coquille. Penser, tout le temps penser, ce n'est
pas une vie. À monologuer, on finit par se sentir « seul comme Franz
Kafka ». Et si la solution se trouvait chez Gabriel Marcel ? La
coprésence ? Si l'être, au fond, était intersubjectif ? Oh, bon Dieu !
Quelle histoire !
Réagir
à des stimuli, c'est toute la vie du monstre bipède. Ôtez-lui ses
stimuli, il n'y a plus personne. Il nous fait penser à un animal-machine
de René Descartes, le gusse.
Quand
on s'imagine qu'on ne pense à rien, on se trompe. On pense à des
bêtises, au vocable reginglette, à un point mathématique, à la preuve
par le parfait conçue par Descartes — ce philosophe « au poêle » —,
aux microscopiques polyèdres ajourés des radiolaires, à ce que vous
voulez, mais on pense à quelque chose. Et c'est bien malheureux, car
penser à quelque chose vous donne l'air d'un couillon.
Descartes
pensait avoir conçu le parfait moulinet de la méthode, mais quand il
sortit de son poêle pour l'essayer dans un canal de Leyde, il fit chou
blanc. Ça ne « mordait » pas. Les « poiscailles » étaient insensibles à sa « preuve par le parfait » !
Pour
démontrer l'inexistence de l'être, le nihilique décida, suivant
l'exemple de Descartes, de s'installer dans un poêle. Mais il y faisait
trop chaud ! Impossible de rassembler ses idées et d'arriver à quelque
chose de probant !
Si
l'on considère à cinquante-six ans les choses — les « œuvres » — que
l'on admirait à vingt ans, on s'aperçoit qu'il y en a bien peu qui ont
tenu le coup. L'immense majorité : kitsch, kitsch et bluff. Même Pascal a
un côté kitsch avec son « gouffre » qu'il promène partout avec lui. Quant
à ce couillon de Descartes, qui trouvait si piquant de vivre dans un
poêle, n'en parlons pas (mais lui, on ne l'a jamais admiré, il y a quand
même des limites à l'ingénuité).
Quand
Descartes dit que l'homme est un mélange de pensée pure et d'étendue
géométrique, il est probable qu'il a en vue — pour ce qui est de
l'étendue géométrique — les « grosses dondons ». Pour la pensée pure,
c'est moins clair : peut-être Marsile Ficin ?
Dans
ses Méditations, Descartes entreprend de démontrer l'existence de Dieu à
l'aide de la « preuve par l'idée de parfait ». Il imagine un parfait au
chocolat et... — Oh, assez de ces bêtises !
« Demeurer tout le jour seul,
enfermé dans un poêle, où l'on a tout loisir de s'entretenir de ses
pensées ; puis, la nuit venue, courir les campagnes en poussant des
hurlements, franchir les fossés à quatre pattes, étrangler des séries de
jeunes filles et les dévorer à belles dents... Ah, quel délice ! » (Les
trente-trois délices de René Descartes, Trad. de Simon Leys)
Après de
méticuleuses recherches et une « introspection à tout casser », l'homme du
nihil parvint à la conclusion que le « cogito » n'était qu'une « vaste
fumisterie ». « Il n'y a pas plus de cogito que de beurre au prose,
déclare-t-il à Gragerfis 1. Et il est donc tout à fait possible que
Descartes, sans qu'il s'en rende compte, n'ait pas été. »
La raison — pure
ou impure, n'importe — n'est d'aucune utilité à l'homme qui sent que
la terre se dérobe sous ses pieds et qu'il tombe dans un gouffre sans
fond. Seul peut le sauver, s'il a la foi suffisante, le vocable
reginglette — mais ce procédé d'inspiration kierkegaardienne est « sans
garantie du gouvernement ».
L'autodétermination de la subjectivité coupée du monde, le solipsisme cartésien, nous les retrouvons chez l'homme du nihil. Son Rien ne fait que perpétuer l'objectification d'un Moi qui se représente lui-même comme une chose et, par suite, ce Rien lui-même participe en quelque sorte de cette chose. — Verstanden ? (Lucien Pellepan, Énantioses profectives)
Lors du semestre d'hiver 1942-1943, Heidegger fait un cours sur Parménide à l'Université de Fribourg-en-Brisgau, qui ne sera publié qu'en 1982 dans l'édition Klostermann de ses œuvres complètes. C'est donc au moment où la catastrophe mondiale est à son comble que le toujours pétulant ontologue décide de traduire et de commenter le Poème didactique du philosophe grec, et d'empoigner son alpenstock pour aller à la rencontre de la « déesse Vérité en personne ». Heidegger se concentre principalement sur le célèbre fragment qui affirme que « le même est penser et être ». On pourrait croire que cette sentence fait de Parménide un précurseur de Descartes en posant l'identité de l'« être » et de la « pensée », mais point du tout. Pour Heidegger, qui n'aime rien tant qu'embrouiller les choses, cet aphorisme, loin de parler d'identité, désigne une « co-appartenance » ; et la co-appartenance n'est pas une identité mais, dans la mentalité grecque, un mode selon lequel chacun est ce qu'il est, parce qu'il procède du « Même ». Sauf que ce « Même » n'est pas un prédicat auquel se référeraient l'être et la pensée, mais une parfaite énigme !
Ses amis réalisent que l'ontologue commence à « dérailler », et lui font comprendre avec diplomatie qu'il serait temps pour lui de se consacrer à autre chose qu'à la philosophie, par exemple à la culture des betteraves ou à l'élevage des vers à soie. (Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
« Une maison à l'écart de la rue, dans le quartier de Brélévenez, à Lannion. La haie est taillée, une échelle sortie dans le jardin. Et à une vingtaine de kilomètres de là, une autre maison, au jardin impeccable, dans la rue de Baloré, à Bégard. C'est dans ces deux habitations, à la porte désormais fermée par des scellés, qu'ont été retrouvés, hier, les corps de deux femmes, présentant de nombreuses plaies.
Plus tôt dans la journée, vers 9 heures, un homme âgé de 64 ans s'était présenté au commissariat de Lannion, s'accusant d'avoir porté des coups mortels à son épouse puis à sa mère. Ce retraité des télécoms venait sur les conseils d'un ami, à qui il avait confié avoir commis "une grosse bêtise". Dans le même temps, cet ami avait prévenu la gendarmerie.
"Selon ses déclarations, il s'est fâché d'abord avec sa femme pour un motif assez futile". indique Gérard Zaug. Selon le procureur de la République de Saint-Brieuc, l'homme aurait tenté de convaincre sa moitié que "le point d'appui de la philosophie est la lumière naturelle créée, la réflexion de l'esprit sur soi, autrement dit le cogito". Mais la femme, disciple de Malebranche, ne l'entendait pas de cette oreille et en tenait mordicus pour "la lumière divine elle-même". Courroucé, le retraité a d'abord frappé son épouse avec un rouleau à pâtisserie, puis avec un marteau. "Dans la foulée, il s'est rendu chez sa mère à Bégard, poursuit le magistrat, et il l'a expédiée avec le même marteau. Il a expliqué aux enquêteurs qu'il adorait sa mère, mais qu'il la soupçonnait de souscrire aux thèses du chanoine Roscelin — or il n'a jamais pu souffrir le nominalisme". Le sexagénaire, assisté par son avocat, a été entendu par les policiers toute la journée d'hier. Il leur a indiqué que l'arme se trouvait à son domicile. Les enquêteurs ont retrouvé le marteau en suivant ses indications — il était caché sous des chaussettes — et découvert le corps de son épouse, âgée de 63 ans. » (Le Télégramme, 6 août 2014) (Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
« Un Anglais, dit le Dr. Perfect (Annals of Insanity), avoit acquis à cinquante-huit ans une fortune immense par le commerce ; il résolut alors de se retirer à la campagne et de jouir dans toute son étendue de ce qu'on appelle otium cum dignitate.
Vers le quatrième mois de cet heureux changement, il commence à ressentir de l'accablement et une contraction spasmodique dans la région de l'estomac ; plus d'appétit ; les idées confuses, et les battements des carotides devenus irréguliers et tumultueux ; l'abdomen paroît resserré et tendu ; la tête est douloureuse ainsi que l'hypochondre gauche.
Un ami le persuade de consulter les Prolégomènes à une métaphysique de l'espérance de Gabriel Marcel. Sa lecture de l'ouvrage à peine terminée, le malade se met à critiquer le cogito cartésien, exaltant au contraire la "coprésence" marcellienne. Pour lui, Descartes enferme le Moi dans sa propre coquille : le "je pense" est un carcan dont nous ne saurions nous défaire ; si nous suivons Descartes nous ne ferons que représenter autrui ou monologuer sur lui, et cetera, et cetera.
Dès lors, sentiment d'une chaleur fugace, soif fébrile, digestions imparfaites, conduite, propos, actes bizarres et pleins d'extravagance, et vrai délire mélancolique. La mort, qui le guettait depuis longtemps au centre des marais Pontins, vient fermer quelque temps plus tard cette carrière de souffrances. » (Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, Paris, Brosson, 1809) (Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
« La laverie associative Couleurs café a ouvert il y a trois ans dans le quartier du Clou-Bouchet, à Niort. Elle compte une cinquantaine d'adhérents qui ne font pas qu'y laver leur linge. Des ateliers y sont organisés, et une fois par mois, les membres de l'association se retrouvent autour d'un repas convivial. Un moyen de favoriser le vivre ensemble.
Aujourd'hui, au menu, c'est humitas, une sorte de purée de maïs, et salade chilienne avec tomates et oignons. Margarita est aux fourneaux. Parmi les convives, Catherine, une habituée de la laverie. "J'ai fait la connaissance de gens avec qui j'aime bien bavarder. Nous critiquons le cogito cartésien et exaltons au contraire la coprésence marcellienne. Pour Gabriel Marcel comme pour nous, Descartes enferme le Moi dans sa propre coquille : le « je pense » est un carcan dont nous ne saurions nous défaire", explique cette retraitée qui habite depuis vingt-sept ans le quartier du Clou-Bouchet.
Favoriser la discussion, c'est exactement l'objectif que vise l'association, selon Nathalie, sa trésorière. "On essaie d'inciter les gens à sortir de chez eux. Pas forcément pour faire une lessive mais pour prendre un café, faire un jeu de société, discuter d'ontologie", détaille-t-elle. Pétanque, couture, empirisme logique, bricolage, les activités sont variées.
Le Clou-Bouchet est né dans les années 60, mais récemment, des travaux ont été réalisés. "Les immeubles ont été isolés à l'extérieur", indique Pascale Picard, coordinatrice de Couleurs café. "Mais à l'intérieur, il peut y avoir des conflits, un peu comme dans le Moi, où le vouloir-vivre combat sans cesse le désir compulsif de se détruire", poursuit-elle.
"A 18 heures, tout le monde est chez soi car certains ont peur de se balader le soir. Le crépuscule est en effet propice à l'homicide de soi-même", regrette Nathalie. Elle déplore le manque d'établissements ouverts le soir. "Pour ça, il faut aller en centre-ville, et c'est un effort que l'on ne peut raisonnablement attendre de personnes que tenaille l'idée du Rien". » (France Bleu, 22 juin 2016) (Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)