« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
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mercredi 13 novembre 2019
Baptême de la mer (Tobias Wolff)
Par deux fois la sirène avait retenti, et par deux fois Howard avait fait au revoir d'un geste et crié des choses idiotes aux gens d'en bas ; maintenant il était fatigué et ils n'avaient toujours pas quitté le quai. Mais il salua tout de même, de son mieux, lorsque la sirène retentit pour la troisième fois.
Le bateau amorça la sortie de cale. Nora s'appuya contre Howard, battant l'air d'un long foulard de soie. Sur le quai, leur fille brandissait une pancarte de carton qu'elle avait apportée pour la circonstance : toute conscience est conscience de quelque chose. Comme le bateau prenait de la vitesse, elle lâcha sa pancarte et courut pour rester à la hauteur de la coque en braillant entre ses deux mains qui lui servaient de porte-voix. Howard fut inquiet. Et si Husserl avait raison ? Si le cogito et le cogitatum étaient donnés dans le même acte, que l'on pourrait appeler acte de transcendance, c'est-à-dire ouverture d'un horizon dans lequel la chose apparaît ? Il cessa d'agiter la main et se tourna vers Nora. « Que dit Kant, déjà, au sujet des représentations ? »
Nora leva les yeux vers les nuages. Ils étaient gris acier comme l'eau au-dessous d'eux. « Kant ? demanda-t-elle, effarée.
— Oui, Kant, sacré nom d'une pipe. Il parle bien des représentations, dans sa Critique de la raison pure ?
— Ah, ça... Oui, si je me souviens bien, il dit que les représentions diverses données dans une certaine intuition ne seraient pas toutes ensemble mes représentations, si toutes ensemble n'appartenaient pas à une conscience de soi.
— C'est bien ce que je pensais, répondit Howard. » Puis il lui jeta le regard. Il suffisait de ce regard, maintenant, il n'avait pas besoin d'y ajouter des paroles. Howard se dirigea vers les marches qui conduisaient à leur cabine. Nora le suivit, priant le ciel que Howard ait oublié l'affirmation de Sartre selon laquelle « la conscience est éclatement vers une chose qui n'est pas elle ».
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Face à face (Tobias Wolff)
Elle l'avait rencontré à un feu d'artifice. Un détail qu'elle trouvait amusant, à y repenser plus tard.
Virginia avait été un peu poussée. Non que quiconque l'eût délibérément manipulée, mais les choses s'étaient passées ainsi. L'enfant, par exemple. Il avait cessé de poser des questions telles que « Où est papa ? », « Pourquoi est-ce que papa ne veut plus vivre avec nous ? ». Ces derniers temps, il s'était mis à faire des dessins au lieu d'interroger — des dessins immatures compte tenu de son âge. Tous les dessins représentaient la même chose : le philosophe Maurice Merleau-Ponty — Merleau-Ponty donnant un cours au Collège de France, Merleau-Ponty allumant une cigarette, Merleau-Ponty tentant vainement de caractériser ce qu'est l'être, Merleau-Ponty, toujours Merleau-Ponty. « Ricky, disait-elle, si tu dessinais autre chose, hein ? ». Mais il s'y refusait. Et pour se justifier, citant Merleau-Ponty — encore lui ! —, il disait que « l'ontologie de la vie, comme celle de la nature physique, ne sort d'embarras qu'en recourant, hors de tout artificialisme, à l'être brut tel qu'il nous est dévoilé par notre contact perceptif avec le monde. »
Pour le guérir de ce merleau-pontisme obsessionnel, Virginia avait donc décidé de l'emmener voir le feu d'artifice à Green Lake. Elle ne se doutait pas que ce feu d'artifice, en tant qu'événement dont le sens ne pouvait être établi que par rapport au monde perçu, allait fatalement entériner la méthode indirecte de l'ontologie merleau-pontienne !
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
dimanche 10 novembre 2019
Panne dans le désert, 1968 (Tobias Wolff)
Krystal dormait quand ils passèrent le Colorado. Mark avait promis de s'arrêter pour prendre des photos, mais, le moment venu, il la regarda et continua de rouler. Le visage de Krystal était bouffi par la chaleur qui soufflait dans la voiture. Ses cheveux, coupés courts pour l'été, étaient collés à son front. Seules quelques mèches voletaient dans le courant d'air. Elle avait croisé les mains contre son ventre et cela la faisait paraître encore plus enceinte qu'elle ne l'était.
Les pneus chantèrent sur les grilles du pont. La rivière s'étendait de part et d'autre jusqu'à l'horizon, aussi bleue que le ciel vide. Mark vit l'ombre du pont sur l'eau, avec la voiture qui courait entre les poutrelles, et l'éclat de l'eau sous les grilles. Puis les pneus redevinrent silencieux. Mark eut soudain l'impression qu'il existait une profonde connivence entre la chair du monde qui est là comme la masse du sensible, être de promiscuité, et d'empiètement, et la chair du corps comme recouvrement et soudure insensible du corps voyant et du corps visible, du corps sentant et du corps sensible. Pendant un temps, il se sentit presque aussi bien qu'il s'était attendu à l'être quand il avait commencé à étudier la phénoménologie.
Mais cela ne dura pas. Bientôt, la pensée de Husserl lui apparut comme tâtonnante, incertaine de son cours, sur bien des points insoucieuse de l'histoire, fort portée à croire que le problème de la connaissance, convenablement posé, fournit la clef de toute la philosophie, enfin et surtout imprégnée de l'idée que la philosophie est affaire de réflexion personnelle d'un esprit individuel auquel cette réflexion ne confère pas de réalité nouvelle mais seulement un savoir nouveau.
Deux faucons tournoyaient dans le ciel, projetant des ombres immenses sur le sable gris baigné de soleil. « J'aurais dû me placer plutôt sous l'égide de Hegel, se dit Mark. Lui au moins a une doctrine ferme et systématique, déterminée par sa fin en chacun de ses moments, affirmant que le philosophe surgit de l'histoire en quelque sorte comme le savoir d'une action surgit de cette action, niant avec détermination la portée réelle ultime du problème de la connaissance, tenu seulement pour caractéristique d'une phase de l'évolution ; proclamant que le savoir philosophique révèle l'Esprit absolu à lui-même et assure sa totale perfection. » — Mais il était trop tard, les jeux étaient faits.
Au loin, les montagnes étaient dénudées et bleues. Mark passa devant un panneau annonçant une sortie vers une ville du nom de Blythe. Il songea à s'arrêter, mais il ne voulait pas risquer de passer une fois de plus de la conscience des objets individuels et concrets au royaume transempirique des pures essences. Il continua de rouler dans le désert.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mardi 21 août 2018
Bonheur de soldat (Tobias Wolff)
Le vendredi, Hooper fut désigné chauffeur de garde pour la troisième fois de la semaine. Il avait récemment été à nouveau dégradé, cette fois de caporal à première classe, et le sergent-chef avait décidé d'occuper ses nuits afin qu'il n'ait pas le loisir de ruminer. C'est ce qu'il lui avait dit quand Hooper était venu se plaindre à la salle de rapport.
« C'est pour ton bien, dit le sergent-chef. Mais je ne m'attendais pas à ce que tu me remercies. » Il se carra dans son fauteuil. « Hooper, j'ai développé une théorie de la connaissance, dit-il. Ça t'intéresse ?
— Vas-y, je t'écoute, Top », dit Hooper.
Le sergent-chef posa ses bottes sur le bureau et son regard alla se perdre par la fenêtre qui était sur sa gauche.
« Selon moi, toute connaissance est une reconnaissance fondée sur une comparaison entre des représentations intuitives ou des représentations conceptuelles. Ma théorie a ainsi pour objectif d'expliquer le maximum de phénomènes avec le minimum de principes : elle détermine la coordination univoque entre le système des jugements et le système des faits que constitue la réalité et qu'étudie la physique. Qu'est-ce que tu en dis ?
— Ma foi, fit Hooper, il me semble que ta théorie rassemble et confronte plusieurs héritages : celui, bien connu et revendiqué par le Cercle de Vienne, d'un empirisme vérificationniste qui irait de Hume à Mach et Russell, voire Wittgenstein, et celui, moins connu mais aussi important, d'un kantisme qui irait de Kant à, par exemple, Helmholtz, Husserl, Cassirer et, surtout, Einstein.
— Petit salopiot ! aboya le sergent-chef. Qu'est-ce que tu me parles de Kant ? Tu ne vois pas que je refuse le synthétisme a priori ?
— Désolé, fit Hooper. J'ai sûrement été victime d'un horrible malentendu. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
samedi 18 août 2018
Fumeurs (Tobias Wolff)
Je remarquai Eugène avant de faire positivement sa connaissance. Il aurait été impossible de ne pas le remarquer. Alors que notre train quittait New York, Eugène, en passant d'un autre wagon à celui où je me trouvais, s'arrangea pour rester coincé dans la porte, entre ses deux énormes valises. Je le regardai se débattre pour se dégager, fasciné par le chapeau qu'il portait, un tyrolien vert avec un toupet de plumes piqué sur le côté. Je me demandais s'il espérait réduire le ridicule de sa situation en souriant tous azimuts comme il le faisait. Finalement, quelque chose dut céder quelque part, le propulsant à l'intérieur du wagon. Je n'avais guère envie de le voir s'installer à côté de moi, ce qu'il fit.
Il s'assit donc et se mit à parler presque simultanément, pour ne plus se taire jusqu'à Wallingford. Il entreprit sur-le-champ de m'initier à la distinction du problème et du mystère, qui permet à Gabriel Marcel, tout en surmontant l'idéalisme, de s'introduire par une voie purement concrète et réaliste dans l'ontologie même de l'existence. Dans la philosophie marcellienne, me révéla Eugène, le problème appartient à la sphère du « devant moi », et révèle la scission du sujet et de l'objet qu'une technique abstraite appropriée essaie d'atténuer scientifiquement par un système d'équivalences. Dans le « je suis », au contraire, le « je » est inséparable du « suis », affirmation initiale d'un tout indécomposable qui se confond avec ce tout lui-même et se présente comme une expérience de l'engagement du « je » dans l'existence. En m'interrogeant sur moi-même, il m'est impossible, en effet, de me maintenir en dehors du problème de mon être ; il m'est par suite impossible de me traiter comme objet d'une affirmation qui m'accorderait l'existence. Il faut donc que je sois en quelque façon mon affirmation elle-même et que je participe, d'une certaine manière, à l'affirmation de l'être se posant par elle-même et en vertu de la dialectique concrète immanente à l'être. Et cetera, et cetera.
J'arrivai à Wallingford complètement lessivé. Cette ontologie existentielle marcellienne m'avait littéralement anéanti. On ne m'y reprendrait plus à voyager en train.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
lundi 13 août 2018
Ceux d'à côté (Tobias Wolff)
Je me réveille, affolé. Ma femme est assise au bord de mon lit, elle me secoue. « Ils remettent ça », dit-elle.
Je vais à la fenêtre. Ils ont toutes les lumières allumées, à l'étage et en bas, à croire qu'ils ont de l'argent à brûler. Il braille, elle hurle en retour, le chien aboie. Il se fait un bref silence, puis le bébé pleure, pauvre gosse.
« Tu ferais mieux de ne pas rester là, dit ma femme, ils pourraient te voir. »
Je dis :
« Je vais appeler la police, sachant qu'elle m'en empêchera.
— Non », dit-elle.
Elle a peur qu'ils empoisonnent notre chat si nous allons nous plaindre.
L'homme d'à côté braille toujours, mais je ne distingue pas ses paroles entre le chien et le bébé. La femme rit, sans conviction. « Ha ! Ha ! Ha ! », avant de pousser un petit cri, soudain et aigu. Tout redevient calme.
« Il lui a encore balancé du Cioran dans la figure, dit ma femme. J'ai senti le coup exactement comme si c'était moi qui l'avais reçu.
— Non, c'était du Beckett, rétorqué-je.
— Du Cioran, je te dis. Un aphorisme d'Écartèlement : "Exister est un phénomène colossal — qui n'a aucun sens." Je l'ai entendu distinctement.
— Oh, bon, d'accord, c'était du Cioran. Ça change quoi ? L'essentiel est que, derrière l'excès du propos, travaille, avec une infatigable ardeur, l'implacable lucidité d'un homme qui ne cesse d'expérimenter sa propre finitude dans le but d'identifier l'incommensurable distance qui le sépare de cet absolu auquel tout son être paradoxalement aspire. Tu ne crois pas?
— Face de slip ! Pourquoi tu as dit que c'était du Beckett ? Tu essaies de m'humilier ou quoi ? Moule à merde ! Féminicide ! »
C'était parti. Et chez nous, cette fois.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
vendredi 20 juillet 2018
La chaîne (Tobias Wolff)
Brian Gold était en haut de la colline quand le chien attaqua. Une bête énorme, noire, semblable à un loup, attachée à une chaîne, surgie brusquement de derrière une véranda, qui franchit son jardin ventre à terre et pénétra dans le parc, courant aisément malgré la neige épaisse, la fille de Gold en point de mire.
Gold attendit que la chaîne stoppe le chien net ; le chien courait toujours. Gold plongea vers le pied de la colline, en criant. La neige et le vent étouffaient sa voix. La luge d'Anna était presque parvenue au bas de la pente. Gold avait relevé la capuche de sa parka pour la protéger des bourrasques cinglantes et il savait qu'elle ne pouvait ni l'entendre ni voir le chien se ruer sur elle. Il avait conscience de la vitesse du chien et du ralenti de ses propres enjambées, du poids de ses bottes en caoutchouc, de l'entrave que représentait la croûte collante sous la neige fraîche.
Surtout, il se souvenait avec angoisse que chez Hegel et Spinoza, le monde n'est qu'un système de nécessité. Certes, dans la doctrine de l'essence, Hegel montre que la nécessité logique se doit d'affronter la contingence du monde pour se rendre effective, mais cela ne le rassurait guère, et encore moins de savoir que chez Spinoza, la contingence est conçue comme un défaut imputable à l'ignorance des causes nécessaires, qu'elle n'a pas de statut ontologique, que son statut est seulement épistémique.
Il envisagea un moment de se tourner vers l'irrationalisme chestovien, mais il n'en avait plus le temps : le chien bondissait déjà, mordait Anna à l'épaule, la soulevait de la luge, la traînait derrière, la secouant comme une poupée.
Désespéré — le salut se trouvait peut-être chez Kierkegaard ? —, Gold se jeta au bas de la colline, puis la distance disparut et il se retrouva là.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
vendredi 22 juin 2018
Migraine (Tobias Wolff)
C'est au travail que ça avait commencé. Au premier élancement, elle eut le souffle coupé et ses yeux s'écarquillèrent. Puis il y eut un répit, avec seulement une légère pression dans la nuque. Joyce posa les mains de part et d'autre du clavier et attendit. Des box alentour lui parvenait le cliquetis régulier d'autres claviers. Elle savait ce qui était en train de lui arriver : elle allait donner naissance à un concept. Mais comment le baptiser ? Comment échapper à l'embarras terminologique ?
Elle se souvint que quand Sartre, en 1940, avait lancé le concept d'imaginaire, il avait été en butte à la même difficulté : « ces objets spéciaux qui se présentent à chaque instant à la conscience, confiait-il dans le prière d'insérer de son livre, j'ai choisi de les nommer "imaginaires" pour éviter le vieux nom (souillé) d'image et le terme (ruiné) d'imagination ».
Après quelques instants de réflexion, Joyce décida d'appeler son nouveau concept « force normative ». Et pour le promouvoir, elle résolut d'entreprendre, dès que son mal de tête serait passé, la rédaction d'un article intitulé « La force normative du pouvoir étatique dans la philosophie de Michel Foucault ». Derrida n'avait qu'à bien se tenir !
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
vendredi 15 juin 2018
Mortels (Tobias Wolff)
Le chef de rubrique cria mon nom à travers la salle de rédaction et me fit signe de venir. Quand j'entrai dans son bureau, je le trouvai derrière la table. Un homme et une femme étaient avec lui, l'homme debout, nerveux, la femme dans un fauteuil, le visage osseux et en alerte, les deux mains refermées sur les poignées de son sac. Son tailleur était de la même couleur bleutée que ses cheveux. Il y avait chez elle quelque chose de militaire.
L'homme était de petite taille, empâté, sans contours précis. Les vaisseaux éclatés sur ses joues lui donnaient une expression joviale, qui s'effaça quand il sourit.
— Je n'avais pas l'intention de faire un scandale, dit-il. Nous pensions simplement qu'il fallait que vous sachiez.
Il se tourna vers sa femme.
— Un peu qu'il fallait que je sache ! répondit le chef de rubrique. Je vous présente M. Givens, poursuivit-il en s'adressant à moi. M. Ronald Givens. Le nom vous rappelle quelque chose ?
— Vaguement.
— Je vous donne un indice. Il n'est pas mort.
— D'accord. Je vois.
— Un autre indice.
Et il se mit à lire à voix haute la notice nécrologique du journal de ce matin-là, notice que j'avais rédigée, annonçant la mort de M. Givens. La veille, j'avais écrit une flopée de notices nécrologiques, plus d'une vingtaine, et je ne m'en souvenais guère, mais je me souvenais pourtant d'un détail, le fait qu'il avait travaillé pour le fisc pendant trente ans. J'avais eu des démêlés avec le fisc peu de temps auparavant, c'est pourquoi ça m'était resté.
En écoutant la lecture de sa notice nécrologique, Givens regarda successivement chacun d'entre nous. Il n'était pas aussi petit que je l'avais cru au début. C'était une impression qu'il créait en voûtant les épaules et en tendant le cou en avant comme une tortue. Quand le chef de rubrique eut fini, il éclata de rire :
— Eh bien, tout est exact. Je vous l'accorde.
La femme me regardait fixement :
— Excepté une chose.
— Je vous dois des excuses, dis-je à Givens. Je me suis fait piéger, ça m'en a tout l'air. Je venais de lire Husserl, or celui-ci, quand il parle de la mort, ne l'évoque que comme un « sommeil », allant jusqu'à dire que seul le moi empirique est frappé par la mort alors que le moi transcendantal doit, lui, être considéré comme « immortel ». C'est tout le problème avec Husserl, il est le penseur d'une subjectivité désincarnée qui en arrive à la négation du sens le plus réel de son existence : sa mortalité.
— Très bien, dit Givens, mais chez Heidegger en revanche — et c'est une originalité de sa pensée par laquelle il se distingue des philosophes liés comme lui à la tradition phénoménologique — la pensée de la mort est centrale. Cette centralité se révèle par la place stratégique qu'occupe le problème de l'être-pour-la-mort dans l'économie d'ensemble d'Être et Temps. La totalité du premier chapitre de la section II du traité est consacrée à ce problème. Et par la pensée de la mort, on tire toutes les conséquences de l'analytique du Dasein menée dans la section I et on peut ainsi penser le Dasein à l'aune de la temporalité.
— Vas-y, Ronald, dis-lui ses quatre vérités, lança sa femme.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
samedi 26 mai 2018
Passagers (Tobias Wolff)
Glen quitta Depoe Bay quelques heures avant le lever du soleil pour échapper aux embouteillages et il se trouva noyé dans un épais brouillard ; il devait se pencher et faire marcher les essuie-glaces pour distinguer la route. Bientôt, l'effort constant et le rythme hypnotique des essuie-glaces le plongèrent dans l'hébétude, et il sortit vers une station-service pour s'asperger la figure et se payer un café.
Il complétait son plein d'essence en écoutant le grondement des vagues sur la plage de l'autre côté de la route quand une fille sortit de la station et commença à nettoyer son pare-brise. Elle avait des mèches décolorées et portait des bottes montantes à talons hauts par-dessus son blue-jean.
Quand elle eut fini, il lui tendit sa carte de crédit, mais la fille rit et lui dit qu'elle ne travaillait pas là.
— « En fait, dit-elle, j'étais en train de me demander vers où tu allais.
— Vers le nord, dit Glen. Seattle.
— Quelle coïncidence ! fit-elle C'est là que je vais, moi aussi.
— Il n'y a pas plus de coïncidence que de beurre au prose, dit Glen. Tout est coïncidence et tout est nécessaire. Aucune explication ne dissipe le sentiment de hasard qui suit, comme son écho, l'intuition que le monde est à la fois étrange et explicable, injustifiable et impérieux, nécessaire, mais sans pourquoi. L'énigmatique absence de mystère est une invitation permanente à nous livrer en aveugles au hasard qui nous entraîne, comme on accorde à la vie le bénéfice du doute. "Le caractère général du monde, écrit Nietzsche, est de toute éternité chaos, non pas au sens de l'absence de nécessité, mais au contraire au sens de l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beauté, de sagesse, et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu'on leur donne..."
— Mon vieux, tu m'as l'air d'un drôle de zigue ! On croirait entendre cette cloche de Raphaël Enthoven. Je crois que je vais plutôt aller à pied. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
lundi 14 mai 2018
Biens terrestres (Tobias Wolff)
Un soir, Davis attendait un taxi en compagnie de sa nouvelle conquête quand celle-ci vit une galerie de jeux de l'autre côté de la rue. Elle insista pour qu'ils fassent quelques parties avant de rentrer, et quand Davis lui rappela qu'il se faisait tard, elle dit : « Oh, mais t'es un vrai bonnet de nuit ! Tu ne sais donc pas que chez Eugène Fink, le jeu n'intègre l'apparaître de l'étant ni dans la structure de la cognoscibilité, ni dans celle de l'être-disponible ? Que, compris dans sa radicalité, il est un laisser-être pur qui affecte la teneur même de l'étant qui subit son emprise ? Et qu'il ne se confond donc pas avec la réduction d'une pré-donnée déjà doxiquement accomplie ? »
« Bon dieu, je suis encore tombé sur une dingue », se dit Davis in petto. Mais bien qu'il n'eût plus revu cette femme par la suite, sa remarque sur le « bonnet de nuit » le tracassait.
Peu de temps après, il regardait des voitures d'occasion quand il vit, au fond du terrain, une puissante automobile identique à celle que l'un de ses meilleurs amis avait eue quand ils étaient jeunes : même modèle, même année. Le vendeur vint l'admirer un instant avec Davis, puis il essaya de l'intéresser à une voiture plus récente, une vilaine berline grise avec beaucoup de place dans le coffre. Soudain, Davis sentit monter sa colère. Il revint à la première voiture, joua avec les vitesses, puis l'acheta et rentra chez lui avec. C'est alors qu'il sentit la vérité profonde de l'adage populaire qui affirme qu'« aucun mode de l'agir ontique ne peut en circonscrire la loi de surgissement ».
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
jeudi 10 mai 2018
Dis oui (Tobias Wolff)
Ils faisaient la vaisselle. Sa femme lavait, lui essuyait. C'était lui qui avait lavé la veille. Contrairement à la plupart des hommes de sa connaissance, il participait réellement aux travaux domestiques. Quelques mois plus tôt, il avait entendu une amie de sa femme la féliciter d'avoir un mari si attentionné, et il s'était dit : je fais mon possible. Aider à la vaisselle était une manière de lui témoigner son attention.
Ils parlèrent de divers sujets et en vinrent à débattre de la notion de finitude chez Heidegger. Il lui dit que ce concept naît du constat de la « nihilité » du vivant humain, et se déploie dans toute l'analytique du Dasein à travers les thèmes fondamentaux de l'angoisse, de la déchéance et de la mort avec « l'être-vers-la-mort ».
— « Pourquoi ? » demanda-t-elle.
Sa femme prenait parfois cet air : elle fronçait les sourcils, se mordait la lèvre inférieure et baissait le regard pour fixer le sol. Quand il la voyait ainsi, il savait qu'il ferait mieux de ne rien dire, mais il était incapable de se retenir. Elle avait cet air à présent.
« Pourquoi ? » répéta-t-elle, et elle resta immobile, la main dans un saladier qu'elle avait cessé de laver, mais maintenait simplement au-dessus de l'eau.
« Écoute, dit-il. Ce n'est tout de même pas ma faute si le courant humaniste — et notamment son plus illustre représentant Kant, qui met au premier plan de ses préoccupations le développement des qualités essentielles de l'être humain et sa capacité d'autodétermination — est confronté à l'aporie que lui impose la prise en compte de la finitude concrète des capacités humaines ! Je dis ça histoire de discuter, ce n'est pas la peine d'insinuer que je serais devenu existentialiste.
— Je n'ai rien insinué du tout » dit-elle, et elle recommença à laver le saladier en le tournant entre ses mains comme si elle le façonnait. « Il y a simplement que je ne vois pas où est le problème à ce que l'homme soit un être fini.
— Oh, va te faire foutre », dit-il.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Ils parlèrent de divers sujets et en vinrent à débattre de la notion de finitude chez Heidegger. Il lui dit que ce concept naît du constat de la « nihilité » du vivant humain, et se déploie dans toute l'analytique du Dasein à travers les thèmes fondamentaux de l'angoisse, de la déchéance et de la mort avec « l'être-vers-la-mort ».
— « Pourquoi ? » demanda-t-elle.
Sa femme prenait parfois cet air : elle fronçait les sourcils, se mordait la lèvre inférieure et baissait le regard pour fixer le sol. Quand il la voyait ainsi, il savait qu'il ferait mieux de ne rien dire, mais il était incapable de se retenir. Elle avait cet air à présent.
« Pourquoi ? » répéta-t-elle, et elle resta immobile, la main dans un saladier qu'elle avait cessé de laver, mais maintenait simplement au-dessus de l'eau.
« Écoute, dit-il. Ce n'est tout de même pas ma faute si le courant humaniste — et notamment son plus illustre représentant Kant, qui met au premier plan de ses préoccupations le développement des qualités essentielles de l'être humain et sa capacité d'autodétermination — est confronté à l'aporie que lui impose la prise en compte de la finitude concrète des capacités humaines ! Je dis ça histoire de discuter, ce n'est pas la peine d'insinuer que je serais devenu existentialiste.
— Je n'ai rien insinué du tout » dit-elle, et elle recommença à laver le saladier en le tournant entre ses mains comme si elle le façonnait. « Il y a simplement que je ne vois pas où est le problème à ce que l'homme soit un être fini.
— Oh, va te faire foutre », dit-il.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
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