« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
lundi 14 mai 2018
Mort dans la dignité
Un acte de désespoir. Ce mardi matin, vers 7 heures, c'est sur la Place du Souvenir, à Béziers (Hérault) qu'un octogénaire s'est donné la mort, nous a confirmé le commissariat de la ville.
L'homme voulait bénéficier d'une euthanasie médicalement assistée, mais celle-ci lui ayant été refusée, c'est seul qu'il a décidé de mettre fin à ses souffrances.
Pour en finir, il s'est servi d'un dispositif complexe mettant en jeu un fusil attaché à un arbre.
L'octogénaire militait de longue date dans une association réclamant le droit de mourir dans la dignité, présidée par le célèbre réalisateur de La Nuit des morts-vivants, l'Américain George A. Romero. (Paris Match, 27 février 2013)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Règle et compas
En géométrie classique plane, le théorème de Mohr-Mascheroni, démontré par Georg Mohr en 1672 et par Lorenzo Mascheroni en 1797, affirme que si une construction géométrique est possible à la règle et au compas, alors elle est possible au compas seul (sauf le tracé effectif des droites). On peut donc proclamer, imitant Héraclite : La règle: plus encore que l'ordure, — au rebut !
Ce théorème trouve un écho chez l'écrivain égotiste Gabriel Matzneff qui, entre deux relations de ses visites à son « ami Christian Cambuzat », prétend 1 que « l'homme libre est celui dont tous les biens (règle, compas, etc) tiennent dans une valise. Et ce peu est encore trop. Un jour viendra où nous devrons jeter notre règle, puis notre valise même, dans la mer d'Azov du nihil ».
Et il ajoute, inspiré : « Nous vivons seuls, et un jour nous mourrons seuls. Enfin, ce sera le silence ». On ne saurait mieux résumer la tragique épopée du Dasein dans le « désert de Gobi de l'existence ».
1. Dans son ouvrage le plus connu, le Taureau de Phalaris.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Rétention
À l'automne 1911, Heidegger fait, comme trois mille ans plus tôt le célèbre roi Salomon, une expérience qui trouve dans notre époque une étonnante résonance : celle de la constipation.
Le 21 octobre, il écrit dans son journal : « J'en suis arrivé au désespoir. » La suite de son journal nous raconte qu'heureusement il trouva une issue (grâce au jus de pruneaux).
Cet épisode le marqua durablement et le convainquit que « l'acte défécatoire met en branle l'ensemble de l'être, et nous fait apercevoir le néant ».
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Biens terrestres (Tobias Wolff)
Un soir, Davis attendait un taxi en compagnie de sa nouvelle conquête quand celle-ci vit une galerie de jeux de l'autre côté de la rue. Elle insista pour qu'ils fassent quelques parties avant de rentrer, et quand Davis lui rappela qu'il se faisait tard, elle dit : « Oh, mais t'es un vrai bonnet de nuit ! Tu ne sais donc pas que chez Eugène Fink, le jeu n'intègre l'apparaître de l'étant ni dans la structure de la cognoscibilité, ni dans celle de l'être-disponible ? Que, compris dans sa radicalité, il est un laisser-être pur qui affecte la teneur même de l'étant qui subit son emprise ? Et qu'il ne se confond donc pas avec la réduction d'une pré-donnée déjà doxiquement accomplie ? »
« Bon dieu, je suis encore tombé sur une dingue », se dit Davis in petto. Mais bien qu'il n'eût plus revu cette femme par la suite, sa remarque sur le « bonnet de nuit » le tracassait.
Peu de temps après, il regardait des voitures d'occasion quand il vit, au fond du terrain, une puissante automobile identique à celle que l'un de ses meilleurs amis avait eue quand ils étaient jeunes : même modèle, même année. Le vendeur vint l'admirer un instant avec Davis, puis il essaya de l'intéresser à une voiture plus récente, une vilaine berline grise avec beaucoup de place dans le coffre. Soudain, Davis sentit monter sa colère. Il revint à la première voiture, joua avec les vitesses, puis l'acheta et rentra chez lui avec. C'est alors qu'il sentit la vérité profonde de l'adage populaire qui affirme qu'« aucun mode de l'agir ontique ne peut en circonscrire la loi de surgissement ».
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Pêche au concept
Assis sur le muret du quai, je plongeais ma ligne dans l'eau, dans l'espoir de ferrer quelque concept neuf. Aucune touche, et pourtant j'avais appâté avec du boudin récolté dans les cuisines d'un bateau hollandais. N'est pas « philosophe » qui veut !
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Le Blanc à lunettes (Georges Simenon)
— Tu entends, Georges?
Le mari sursautait, son verre de bière à la main.
— Quoi ?
— Ferdinand dit que le seul moyen de parvenir à l'ataraxie, c'est de suspendre son jugement. C'est ce que les sceptiques grecs appellent l'épochè...
— Je sais !
— Alors, pourquoi bois-tu de la bière ?
— Parce que je n'aime pas suspendre mon jugement !
— C'est ta quatrième bouteille aujourd'hui...
— Est-ce que je te demande combien de cigarettes tu as fumées ?
Ferdinand Graux détournait un peu la tête, essayait de ne pas sourire, rencontrait le regard amusé du vieil Anglais de Nairobi et apprenait ainsi que celui-ci comprenait le français.
Où se situait donc la scène de l'épochè ? Il fallait déjà faire un effort. Quand on n'y réfléchissait pas, on pouvait croire que cette vie durait depuis de longs jours alors qu'elle avait commencé seulement la veille, à deux heures du matin, il est vrai !
La scène de l'épochè se localisait à Assouan. Mais, auparavant, il y avait déjà eu celle du « vécu de conscience », au Caire.
— Tu entends, Georges ?
Et le mari, immanquablement, avait l'air de sortir d'un rêve :
— Quoi ?
— Ferdinand dit que toute conscience est conscience de quelque chose, qu'il s'agit de penser le « vécu de conscience » comme une intention, c'est-à-dire la visée d'un objet qui demeure transcendant à la conscience.
Mais c'était bien avant l'avion que Ferdinand Graux avait remarqué le couple. À Marseille même, une heure avant le départ, il avait vu monter à bord cette petite bonne femme maigre et turbulente suivie d'une mère essoufflée et d'un brave homme de père endimanché.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Crise du bouc
Manquant d'appuis solides, Heidegger se voit refuser pendant l'été 1916 le poste stable qu'il convoitait à Fribourg. Ce camouflet, dont il tient pour responsables un groupe d'universitaires catholiques qui ne goûtent guère ses attaques voilées contre la Sainte Trinité — c'est ainsi qu'ils voient ses tentatives d'« unifier l'Être » —, provoque chez lui une déception analogue à celles qu'avait suscitées son renvoi du noviciat puis de la faculté de Théologie.
Trouvant « la vie odieuse et les hommes méchants », il traverse alors une grave crise existentielle — ou, selon lui, « existentiale ». Plusieurs personnes lui ayant laissé entendre que son visage était un peu terne, il se demande s'il ne devrait pas « se laisser pousser le bouc ». Mais sa fiancée Elfride Petri, qu'il a rencontrée deux mois plus tôt dans un cours de « danse de salon ontologique », ne l'entend pas de cette oreille et lui lance un ultimatum sans équivoque : « C'est moi ou le bouc ».
Il renonce au bouc et se résigne à « aller vers la mort » affublé d'une petite moustache en brosse à dents.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Céviennes
Le théorème de Terquem est un théorème de géométrie du triangle dû à Olry Terquem. Pour le comprendre, il faut d'abord savoir que l'on appelle cévienne — du nom du mathématicien italien Giovanni Ceva (1647--1734) — une droite d'un triangle issue d'un sommet et sécante avec le côté opposé.
Le théorème de Terquem considère un triangle ABC et trois céviennes de ce triangle concourantes en un point P. Il énonce que le cercle pédal de P, passant par les pieds de ces céviennes, détermine trois autres points sur les côtés du triangle qui sont également les pieds de céviennes concourantes. Ces six points sont appelés points de Terquem.
Ce théorème fut publié par son auteur en 1829 dans un ouvrage plaisamment intitulé Voyage avec un cercle pédal dans les céviennes.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Morale de l'intention bienfaisante
« Une dame qui s'était toujours fait remarquer par son caractère fier, intraitable et méchant, commença à montrer une dilection extraordinaire pour la philosophie de Vladimir Jankélévitch, ce qui la fit placer dans une maison de santé ; quatre mois plus tard elle était dans tous les transports de la fureur la plus extravagante, elle brisait, déchirait tout ce qui était à sa portée, voulait tuer les personnes qui l'approchaient.
Après quelques mois encore, elle devint plus calme, quoique ses penchants fussent toujours les mêmes, et on la conduisit chez sa mère, dans l'espoir que les soins et la vue de sa famille modifieraient ses cruels instincts : les premiers jours se passent avec tranquillité, mais bientôt elle devient un sujet de terreur pour les voisins, pour ses parents ; elle répète sans cesse "qu'entre la finitude d'un pouvoir limité par la mort et l'infinité du devoir moral, la contradiction paradoxale s'aiguise jusqu'au paroxysme de l'absurde et de l'intenable", qu'en conséquence elle doit tuer sa mère et ceux qui la soignent ; il faut que le genre humain meure, que la terre soit inondée de sang, et cetera, et cetera. » (Scipion Pinel, Traité de pathologie cérébrale, Paris, Just Rouvier, 1844)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Accordéon
Un homme âgé de 89 ans s'est jeté sous un train ce lundi peu après 7 heures, à la sortie de la gare de Couffouleux dans le Tarn. Il est mort sur le coup. Un choc pour lui, bien sûr, mais aussi pour les soixante-trois passagers, essentiellement des lycéens, qui effectuaient le trajet entre Toulouse et Albi.
L'enquête est menée sur place par la communauté de brigades de Rabastens et les techniciens en investigation criminelle d'Albi. Le chef d'escadron Matuszak, commandant de la compagnie de Gaillac, supervise le dispositif depuis ce matin. Le trafic ferroviaire a finalement repris dans les deux sens à 9 h 24.
Le conducteur du train avait klaxonné en vain en apercevant le retraité qui s'est finalement jeté sur la voie.
C'est la stupeur à Couffouleux où la victime habitait. Un homme décrit comme « sympathique et bon vivant » par le maire qui s'est rendu sur les lieux du drame. « Il jouait de l'accordéon et chantait il y a encore une semaine dans la salle des fêtes du village », confie Olivier Damez.
Visiblement, cette subite passion pour l'accordéon et le chant cachait un profond malaise existentiel, comme c'est souvent le cas. (La Dépêche, 25 septembre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Un être fangeux
Le Rien est un état trop parfait pour l'imperfection de l'homme. D'où vient que ce dernier préfère les fromages au lait cru comme le reblochon de Savoie à l'homicide de soi-même.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Pas tout à fait Bernadette (Charles Bukowski)
J'enveloppai ma bite ensanglantée dans une serviette et téléphonai au médecin. Je dus poser le combiné et faire le numéro d'une main tout en tenant la serviette de l'autre. Une tache rouge s'étalait sur le tissu. J'eus la secrétaire du médecin au bout du fil.
— Ah! Monsieur Chinaski, qu'est-ce qui vous arrive cette fois-ci ? Vous avez de nouveau perdu vos boules Quiès dans vos oreilles ?
— Non, c'est un peu plus sérieux. Il me faut un rendez-vous rapidement.
— Demain après-midi, 4 heures, ça vous irait ?
— Miss Simms, il s'agit d'une urgence.
— Monsieur Chinaski, l'urgence est la preuve de l'humanité de l'homme. Il a conscience de l'imminence de quelque chose, mais au lieu de réagir au coup par coup, il tente de prévoir, d'établir des chaînes causales, de maîtriser des conséquences. L'immédiat est une anomalie : le temps véritablement humain est prévisible, maîtrisable et long. L'urgence est donc une modalité de la pensée du temps ou plus précisément le problème que la réalité immédiate oppose à la représentation humaine du temps.
— Mais je suis en train de me vider de mon sang par la bite !
— Très bien. Venez, et on essaiera de vous prendre. Mais je vous prie de rester poli.
— Merci, Miss Simms.
Je confectionnai un bandage de fortune en déchirant une chemise propre que j'enroulai autour de mon pénis. Puis je pris ma voiture pour me rendre chez le médecin, en espérant qu'il serait moins porté sur la philosophie de Jankélévitch que sa connasse de secrétaire.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Comment s'emparer d'un philosophe
« D'abord il faut réunir auprès de "l'ami de la sagesse" un assez grand nombre de personnes pour lui faire sentir que toute résistance serait inutile, et alors, en lui parlant avec douceur, il faut l'engager à se soumettre de bonne volonté ; s'il résiste, s'il se montre hostile, et surtout s'il est armé de quelque concept — cas ordinaire des idéalistes allemands —, il faut alors, tandis que son attention est fixée sur les objets qui l'entourent, que l'un des assistants, muni d'une serviette ou d'un tablier de forte toile, passe derrière lui et à l'improviste lui couvre la tête avec le linge préparé, dont un des bords entoure le cou, et dont les bouts sont fixés derrière la nuque ; tout cela ne doit durer que quelques instants, et suffit pour désarmer le malade dont on se rend ensuite entièrement maître au moyen du gilet de force.
Il importe alors de le conduire, le plus promptement possible, dans une maison destinée au traitement de la folie. » (Guillaume Ferrus, Des aliénés, Paris, Huzard, 1834, p. 273)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Cure tragique
Ingénieur et cofondateur des automobiles Panhard, René Panhard disparaît le 16 juillet 1908 à La Bourboule où il était en cure thermale.
Sa vie à La Bourboule était monotone et il souhaitait constamment que la mort le délivrât de cette haeccéité qui l'étouffait un peu plus chaque jour: « je suis mûr pour la mort ! », disait-il à qui voulait l'entendre.
Il était perçu dans le monde de l'industrie automobile comme un ingénieur « pessimiste », ce qu'illustre le célèbre vers d'Anna de Noailles : « Sombre amant de la mort, pauvre Panhard ».
À la mort d'Émile Levassor, il s'était rendu compte de la nullité des choses humaines et avait écrit dans le Journal des transports : « nel nulla io stesso (dans le néant moi-même) ».
Malgré sa triste condition de handicapé de la vie, il avait su concevoir des automobiles remarquables, comme celle pourvue du moteur Centaure à 2 ou 4 cylindres développé par Arthur Constantin Krebs.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
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