Les
bonnes années, le philosophe Gilles Deleuze pouvait produire jusqu'à
une grosse de concepts, ce qui correspond à une moyenne de presque trois
concepts par semaine. Foucault, Derrida, Lyotard, Kristeva étaient
loin, très loin derrière. Et attention : que du fait main, pas du made
in China. Du solide, du qui vous fait de l'usage. Le rhizome, le pli, la
machine-organe... Des concepts comme ça, on n'en fait plus, ce ne
serait pas rentable.
Comme
les Modernes (Foucault, Deleuze, Lacan, Barthes, Derrida, etc.) nous
fatiguent, on se tourne vers les Anciens. Seulement, pour invoquer les
Anciens, il faut d'abord se rendre à l'Université de Miskatonic afin de
consulter le hideux Necronomicon de l'Arabe dément Abdul Alhazred, dans
la traduction latine d'Olaus Wormius imprimée en Espagne au XVIIe siècle
(la version anglaise du docteur Dee, indigente et incomplète, ne permet
pas d'efficaces invocations). Comme dirait le dessinateur Sempé, rien
n'est simple et tout se complique !
« Dis donc, Maurice. Toi qu'as travaillé là-dessus. Est-ce qu'on doit dire “J'ai un corps” ou “Je suis mon corps” ?
— Ni l'un ni l'autre. Si tu veux vraiment dire quelque chose, tu peux
dire “Je crois qu'il est possible qu'il pleuve plus tard”. Mais le mieux — et ce n'est pas moi qui le dis, c'est Wittgenstein —, ce serait
que tu fermes ta gueule. »
Gilles
Deleuze souffrait de difficultés respiratoires, et cela lui
assombrissait le moral. Alors parfois, il faisait venir près de lui son
ami Michel Foucault pour qu'il le déridât. Mais Foucault, avec ses
prisons, sa folie et sa « mort de l'homme », n'était pas le boute-en-train
rêvé.
L'idée
du Rien mérite mieux que les singeries poststructuralistes. Nous avons
été patients mais la plaisanterie a assez duré. Contre le
déconstructionnisme derridien et foucaldien, jetzt wollen wir den
totalen Krieg !
Dans
sa première épître, Jean met en garde le vulgum pecus en ces termes : « N'aimez point le monde, ni les choses qui sont dans le monde. Si
quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est point en lui. » Ces mots
peuvent paraître déroutants, mais ce que veut dire l'apôtre est en fait
très simple : n'aimez pas de façon démesurée les créatures, les
coutumes, les modes du monde ; n'aimez pas sa splendeur, sa pompe, sa
gloire, ses « philosophes de la déconstruction » (Derrida, Foucault, etc.)
et les volutes smorzando de leurs délires éruciformes.
Trop d'idéalisme allemand l'avait
rendu morose. Mais déridé par Derrida, désopilé par les trouvailles
phrastiques de Deleuze, ébaubi par les foucades poststructuralistes de
Foucault, l'homme du nihil reprend goût à la philosophie. Lui aussi veut
déconstruire ! Il veut dilacérer avec Althusser, faire du boucan comme
Jacques Lacan et avoir une tronche d'ahuri comme Guattari !
L'homme du nihil conseille de faire preuve de bienveillance en toute chose et de ne pas juger l'humanité à partir des disciples de Derrida. (Lucien Pellepan, Énantioses profectives)
Je suis arrivé à la conclusion, il y a déjà longtemps, qu'entrer en contact avec elles n'est pas chose facile, du moins pour moi. Il y a des mecs qui peuvent aborder une femme tout simplement, se mettre à lui parler, dire n'importe quoi. Moi pas. Il faut que j'attende, que je rassemble mon courage, que je boive d'abord quelques bières. Il faut que je m'assoie un moment à une table ou au bar, que je regarde bien et que je déniche celle qui me semble ne pas devoir rabrouer un homme tel que moi. Ce qui signifie parfois choisir celle qui est assise toute seule, ou qui est un peu plus âgée que la moyenne, ou même celle qui n'est pas très jolie. Ce vendredi soir, je me trouve dans un bar juste au delà des limites de la ville. Je commande une autre bière et, du regard, je parcours la foule, l'orchestre, les couples qui se sont trouvés et qui glissent sur la piste comme de la fumée. Quelques tables sont occupées par trois ou quatre femmes, d'autres par des couples, d'autres par des hommes, et il y en a une où se trouve une fille toute seule. Je l'examine. Elle porte une robe noire et des bas blancs. Elle a posé sur la table une bouteille dans un sac en papier brun, et elle a entouré son unique verre de ses deux mains. Elle ne semble avoir d'yeux que pour ce verre. Je sirote ma bière un moment, je jette un coup d'œil à l'horloge qui avance si lentement au-dessus des pompes à bière, et je finis par y aller. Elle lève la tête, me vois venir vers elle et détourne son regard. « Salut, dis-je en m'arrêtant près de sa chaise. Je m'appelle Étienne-Marcel Dussap. Pourriez-vous me dire quelque chose de plus ou moins philosophique ? Quelque chose à propos de Derrida, peut-être ? » Elle me sourit, mais elle ne répond rien. Je vais me faire descendre. Je me penche et je crie par-dessus la musique : « Le questionnement derridien sur l'écriture, peut-être ? » Je me sens tout à fait bête à me pencher comme ça vers elle. Elle me donne l'impression de souhaiter juste que je me casse vite et que je la laisse tranquille. Je ne vais pas marquer de points. Elle ne va pas me parler de Derrida. Ma soirée du vendredi s'en va à tire d'aile. « Allez, un petit effort ! », je lui crie à l'oreille. Mais je sens ma confiance — pour ce que j'en avais au départ — se réduire à néant. Elles sont toutes comme ça. Elles ne vous parleront pas de Derrida. Pourquoi viennent-elles dans un endroit comme celui-ci si elles ne veulent pas parler de Derrida ? Et je lui dis : « Je ne vais pas vous mordre. » Elle ôte une main de son verre et se penche légèrement vers moi. « Bon, très bien, dit-elle. L'histoire de la métaphysique se présente à Derrida comme l'histoire d'une inertie conceptuelle, comme l'histoire du refus de comprendre l'écriture dans son extériorité irréductible à l'élément de la phônè. Le projet de Derrida prend pour visée la reconsidération du concept d'écriture, en proposant de comprendre le mouvement réfractaire de celle-ci à tout traitement phonétique, à toute approche réduisant celle-ci à un succédané de la parole. Et maintenant, s'il vous plaît, laissez-moi tranquille. » Je pars. Elle a de la chance, c'est tout. Elle ne sait pas quelle putain de chance elle a. Ce qui me reste de Budweiser étant presque tiède, je lève la boîte de bière et je fais signe à la barmaid, une nana renfrognée, de m'en servir une autre. (Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Frank descendit par l'escalier. Il n'aimait pas les ascenseurs. Il n'aimait pas grand chose mais il détestait moins l'escalier que l'ascenseur. Le réceptionniste l'appela : « Monsieur Evans ! Voulez-vous venir ici, s'il vous plaît ? » Le réceptionniste avait une gueule en bouillie de maïs. Frank devait déjà se retenir pour ne pas taper dessus. Le réceptionniste jeta un œil dans le hall et se pencha vers Frank. « Monsieur Evans, nous vous avons à l'œil. Nous avons remarqué que, comme Derrida, vous cherchez à théoriser le concept d'écriture comme force intra-discursive capable de dénoncer les effets de vérité dans le discours métaphysique, et de déjouer le sens plein et l'écriture naturelle. Ce n'est pas bien, monsieur Evans... Pas bien du tout. À ce jeu-là, vous risquez de retourner le langage sur lui-même jusqu'à en épaissir les implications en une substance hallucinatoire. » Le réceptionniste se redressa et regarda Frank droit dans les yeux. « Je crois que je vais aller au cinéma, dit Frank. Ils jouent de bons films, en ville ? — Ne nous écartons pas du sujet, monsieur Evans. — D'accord, je déconstruis le langage, je désubstantialise la présence par l'absence, par le jeu du retrait de l'être et du retardement d'origine, et après ? — Nous voulons vous aider, monsieur Evans. Je crois que nous avons retrouvé un morceau de votre cerveau. Vous voulez que je vous le rende ? — C'est ça, rendez-le-moi, ce morceau. » Le réceptionniste plongea la main sous le comptoir et sortit quelque chose enveloppé dans de la cellophane. « Tenez, monsieur Evans. — Merci. » Frank glissa le paquet dans la poche de son manteau et s'en alla. Il faisait bon en ce soir d'automne, et il descendit la rue, vers l'ouest. La question du langage semblait s'être fondue dans le paysage — dans la contrée ontologique du « en général », où tout ce qui est d'ordre sémantique devient moment du rythme de l'être. Il entra dans une impasse, et il plongea la main dans son manteau, prit le paquet et défit la cellophane. On aurait dit du fromage. Ça sentait le fromage. Il en mâcha un bout. Ça avait le goût de fromage. Il mangea tout et revint dans la rue où il continua son chemin. (Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Ce printemps-là, nous avions eu une liaison chacun de notre côté, mais en juin, au début des vacances scolaires, nous décidâmes de louer notre maison de Palo Alto pour l'été et d'aller le passer dans le nord de la Californie, sur la côte. Richard, notre fils, irait chez sa grand-mère, la mère de Nancy, à Pasco, dans le Washington, et travaillerait tout l'été afin de mettre de l'argent de côté pour ses études — il entrait au collège à l'automne. Sa grand-mère était au courant de ce qui se passait chez nous ; elle avait fait des pieds et des mains pour qu'on l'envoie chez elle et s'était chargée de lui trouver du boulot. Elle en avait parlé à un de ses amis, un ancien agriculteur reconverti dans le bachelardisme, qui avait accepté de prendre Richard comme assistant. Il l'aiderait à contrôler le classement paradigmatique de Bachelard et à vérifier si l'hétéro-construction bachelardienne permet, mieux que ne le fait l'auto-destruction derridienne, de rétablir une juste interprétation de l'axiomatique normative d'un rationalisme appliqué. De rudes besognes, mais dont la perspective enchantait Richard. Il partit en autocar un matin, le lendemain de la remise des diplômes à son lycée. Je l'emmenai à la gare routière, laissai ma voiture au parking et allai m'asseoir avec lui dans la salle d'attente. Sur le chemin de la gare routière, nous avions discuté un peu de la situation. Il m'avait demandé : — Est-il exact que l'élément principal sur lequel repose toute la démarche bachelardienne est le dualisme ? C'était un samedi matin, il n'y avait pas grand monde sur la route. — Oui, enfin... c'est ce que j'ai entendu dire. Il paraît que pour Bachelard, ce dualisme prend sa source dans la volonté chez l'homme de parvenir à devenir un être rationnel. L'homme est en effet soumis aux pulsions profondes de l'inconscient et déterminé par des archétypes, par toute une « mémoire » inconsciente. Ces éléments l'empêchent d'atteindre à la clarté du concept, à la connaissance vraiment scientifique. — Et si on me demande d'établir le statut du sujet chez Bachelard, qu'est-ce que je fais ? — Aucun problème, fiston. Du point de vue du dualisme de Bachelard, le sujet est éliminé de la connaissance scientifique. L'épistémologie de Bachelard se rapproche fortement du structuralisme puisqu'elle aboutit à une construction anonyme de concepts et qu'elle rejoint presque, alors, le « ça parle » lacanien. Ne te tracasse pas. Va chez ta grand-mère, profite du beau temps, travaille bien, mets de l'argent de côté. Et ce sont des vacances aussi, ne l'oublie pas. Va à la pêche aussi souvent que tu le pourras. Pour la pêche, c'est un coin idéal. Quand on annonça le départ de son car, nous nous levâmes. Je l'étreignis et je lui dis : — Ne te tracasse pas, hein. Comme l'a remarqué Greimas, Bachelard parvient au seuil de l'analyse sémique, mais il ne va pas plus loin. Alors pas la peine de t'inquiéter. Tu as bien ton billet ? Il tapota la poche de sa veste puis empoigna sa valise. (Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)