« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mardi 15 octobre 2019
Le chasseur d'images (Raymond Carver)
Un homme sans main vint frapper à ma porte pour me vendre une photographie de ma maison. À part les crochets chromés, c'était un homme comme tout le monde, âgé d'une cinquantaine d'années.
— Comment avez-vous perdu vos mains ? lui demandai-je après qu'il m'eut confié le but de sa visite.
— Ça, c'est une autre histoire, me répondit-il. Vous voulez une photo ou non ?
— Entrez, lui dis-je, je viens de faire du café.
J'avais aussi préparé de la gelée mais je ne lui en parlai pas.
— Si possible, j'aimerais aller aux toilettes, me dit l'homme sans mains.
Moi, j'avais envie de voir comment il tenait une tasse de café. Je savais comment il tenait son appareil ; c'était un vieux polaroïd tout noir. On l'avait attaché à des bretelles de cuir qui lui encerclaient les épaules et lui entouraient le dos, maintenant l'engin sur sa poitrine. Le type se plantait sur le trottoir, devant une maison qu'il repérait dans son objectif, puis il poussait sur un levier avec un de ses crochets et la photo sortait toute seule.
Je l'avais vu faire par la fenêtre, vous comprenez.
— Où m'avez-vous dit qu'étaient les toilettes ?
— Là en bas, vous tournez à droite.
Il se plia, se voûta pour se débarrasser des courroies et déposa l'appareil sur le divan. Après quoi il tira sur sa veste.
— Je vous laisse regarder la photo, dit-il.
On voyait un petit rectangle de gazon, l'allée, la porte du garage, les marches du seuil, la baie vitrée et la fenêtre de la cuisine, par laquelle je l'avais regardé.
Pourquoi donc voudrais-je une photo d'une telle tragédie ?
J'examinai l'image de plus près et découvris ma tête, ma tête, là, encadrée dans la fenêtre de la cuisine.
Cela me donna à penser de me voir ainsi. Franchement, cela fait réfléchir un homme.
À ce moment, j'entendis un hurlement venant des W.C. et l'homme apparut dans le hall, l'air totalement paniqué.
— Que se passe-t-il ? lui demandai-je.
Comme il était trop perturbé pour parler, je le fit asseoir le temps qu'il retrouve son calme. Après quelques instants, il parvint à articuler :
— J'étais en train de faire la grosse commission quand mon attention a été attirée par un ouvrage du philosophe Jean Grenier, posé sur l'étagère. Je l'ouvre, et là je lis que l'absolu n'est connaissable que par une négation !
— Et ? demandai-je.
— À partir de là, reprit l'homme sans mains, on se demande s'il reste, devant l'absolu, quelque chose de justifiable, croyance ou action. La réponse de l'auteur est bien négative : « Une fois que l'Être nécessaire est atteint, le monde ne voit pas seulement mise en jeu sa contingence, mais son existence ; et la liberté de l'homme... devient un scandale » (pp. 47-48).
— Il ne faut pas vous mettre dans des états pareils, lui dis-je. Voilà le café, ça va vous requinquer.
— Mais vous ne comprenez pas ! poursuivit-il. L'esprit s'en va à la dérive vers l'indifférence ! À moins qu'il ne rebondisse dans la violence frénétique, chez les disciples d'un Malraux, par exemple !
— Oh, bon, n'y pensez-plus. Il s'agit sûrement d'un quiproquo comique.
— Mais pour la photo, vous la voulez ou non ?
— Je la prends, dis-je.
Je me levai et rangeai les tasses.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
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