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jeudi 26 juillet 2018

La maison du canal (Georges Simenon)


Dans le flot de voyageurs qui coulait par saccades vers la sortie, elle était la seule à ne pas se presser. Son sac de voyage à la main, la tête dressée sous le voile de deuil, elle attendit son tour de tendre son billet à l'employé, puis elle fit quelques pas.

Quand elle avait pris le train, à Bruxelles, il était six heures du matin et l'obscurité était lourde de pluie glacée. Le compartiment de troisième classe était mouillé, lui aussi, plancher mouillé sous les pieds boueux, cloisons mouillées par une buée visqueuse, vitres mouillées, dedans et dehors. Des gens aux vêtements mouillés sommeillaient.


À huit heures, juste à l'arrivée à Hasselt, on éteignit les lampes du convoi et celles de la gare. Dans les salles d'attente, les parapluies perdaient des rigoles d'eau fluide qui sentaient la soie détrempée. Autour des poêles, des gens se séchaient et ils étaient presque tous en noir, comme Edmée. Était-ce une coïncidence? « Il n'y a pas plus de coïncidence que de beurre au cul, se dit-elle. Ou plutôt, tout est coïncidence et tout est nécessaire. Aucune explication, continua-t-elle in petto, ne dissipe le sentiment de hasard qui suit, comme son écho, l'intuition que le monde est à la fois étrange et explicable, injustifiable et impérieux, nécessaire, mais sans pourquoi. L'énigmatique absence de mystère est une invitation permanente à nous livrer en aveugles au hasard qui nous entraîne, comme on accorde à la vie le bénéfice du doute ».

Edmée secoua la tête, honteuse de se livrer à des réflexions « philosophiques » dignes d'un Raphaël Enthoven.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

samedi 26 mai 2018

Passagers (Tobias Wolff)


Glen quitta Depoe Bay quelques heures avant le lever du soleil pour échapper aux embouteillages et il se trouva noyé dans un épais brouillard ; il devait se pencher et faire marcher les essuie-glaces pour distinguer la route. Bientôt, l'effort constant et le rythme hypnotique des essuie-glaces le plongèrent dans l'hébétude, et il sortit vers une station-service pour s'asperger la figure et se payer un café.
Il complétait son plein d'essence en écoutant le grondement des vagues sur la plage de l'autre côté de la route quand une fille sortit de la station et commença à nettoyer son pare-brise. Elle avait des mèches décolorées et portait des bottes montantes à talons hauts par-dessus son blue-jean.
Quand elle eut fini, il lui tendit sa carte de crédit, mais la fille rit et lui dit qu'elle ne travaillait pas là.
— « En fait, dit-elle, j'étais en train de me demander vers où tu allais.
— Vers le nord, dit Glen. Seattle.
— Quelle coïncidence ! fit-elle C'est là que je vais, moi aussi.
— Il n'y a pas plus de coïncidence que de beurre au prose, dit Glen. Tout est coïncidence et tout est nécessaire. Aucune explication ne dissipe le sentiment de hasard qui suit, comme son écho, l'intuition que le monde est à la fois étrange et explicable, injustifiable et impérieux, nécessaire, mais sans pourquoi. L'énigmatique absence de mystère est une invitation permanente à nous livrer en aveugles au hasard qui nous entraîne, comme on accorde à la vie le bénéfice du doute. "Le caractère général du monde, écrit Nietzsche, est de toute éternité chaos, non pas au sens de l'absence de nécessité, mais au contraire au sens de l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beauté, de sagesse, et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu'on leur donne..."
— Mon vieux, tu m'as l'air d'un drôle de zigue ! On croirait entendre cette cloche de Raphaël Enthoven. Je crois que je vais plutôt aller à pied. »


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)