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lundi 25 novembre 2019

Ordures (Stephen Dixon)


Deux types entrent et s'assoient au bar. « Messieurs, bonjour, dis-je, qu'est-ce que je vous sers ?
— Deux bières. Ce que vous avez.
— J'ai à la pression et en bouteille. Bière du pays ou bière étrangère.
— Deux pression de ce que vous voulez. On n'est pas pressés.
— C'est parti. »
Je tire les bières, je les sers, je tape la note et la dépose entre les deux verres sur le comptoir.
« Shaney, c'est vous ? me demande le petit trapu.
— Tout juste.
— C'est vous le patron ?
— Patron et barman, les deux.
— Eh bien, Shaney, ça c'est une bière bien servie. Avec une belle mousse. Les bières avec une belle mousse comme ça, on n'en trouve plus si souvent dans les bars, et vous, vous arrivez à en faire une de toute beauté. C'est drôlement bien.
— Pour la mousse, tout dépend de la manière dont on tire la bière. Je peux pratiquement faire une mousse de la taille que je veux. À propos, comment ça se fait que vous connaissiez mon nom ?
— Oh, c'est un de nos potes qui est déjà venu, il nous a dit que c'était un endroit sympa pour manger un morceau, écluser une mousse et créer des concepts. Il a dit aussi que vous vous appeliez Shaney, c'est tout.
— Et lui, comment il s'appelle ?
— Bergson, hein, c'est ça ? demande-t-il au petit maigrichon.
— Bergson. Mais je connais pas son prénom.
— Bergson ? Je ne crois pas connaître de Bergson, du moins pas au point de mettre un visage sur ce nom. Il est dans quelle branche ?
— Je ne sais pas trop ce qu'il bricole, il dit qu'il crée des concepts.
— Bergson, Bergson... Ah oui, ça me revient maintenant. Il est passé l'autre soir et il soutenait que la continuité et l'indivisibilité étaient constitutives du temps. D'après lui, la continuité est la forme spécifique de la vie consciente, la nature véritable de la conscience de soi. Vous imaginez un peu ? J'ai cru que j'allais être obligé de le mettre dehors.
— Oui, parfois il déconne grave, dit le petit trapu. Quand il est en train, il raconte que la durée est une donnée immédiate de la conscience. Et quand on lui demande ce qu'il entend par durée, il répond que c'est la pénétration mutuelle d'états de conscience hétérogènes, ainsi que leurs apparitions continues sans ordre ni interruption.
— Ouais, bon... Enfin, les clients bizarres, j'ai l'habitude... Allez, à la vôtre, les gars. »


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

dimanche 24 novembre 2019

Le sauveteur (Stephen Dixon)


Il entend des gens hurler, les regarde, regarde la direction dans laquelle eux-mêmes regardent et pointent le doigt, et voit un enfant debout sur une chaise près de la balustrade d'un balcon situé environ au dixième étage. L'enfant essaie de quitter la chaise pour grimper sur la balustrade. Il avance un pied, le ramène. Il tient la balustrade d'une main et avance l'autre pied, puis le ramène. Les gens hurlent : « Rentre. Petite fille... Bébé... Petit garçon... Descends de la chaise. Va voir ta maman. Va voir ton papa. Rentre. Retourne dans ton appartement. »
L'enfant descend de la chaise, la pousse contre la balustrade, remonte dessus, se met debout, et pose ses mains sur la balustrade. Il lève une jambe. Henry a envie de lui hurler de descendre de la chaise et de rentrer dans l'appartement, mais il semble que tous les gens dans la rue soient déjà en train de hurler. Il s'écrie : « Silence, tout le monde. Laissez-moi parler. Je suis celui qui possède la voix la plus forte. Petit ! Écoute-moi, petit ! Gabriel Marcel voit dans le suicide la "radiation de soi" ! Tu m'entends ? » Mais l'enfant ne répond pas et commence à se pencher par-dessus la balustrade. Henry reprend : « Halbwachs définit le suicide "tout cas de mort qui résulte d'un acte accompli par la victime elle-même, avec l'intention ou en vue de se tuer, et qui n'est pas un sacrifice". Le Dr Blondel, dans son opuscule Le Suicide, pp. 6-26, approuve cette définition. Ne fais pas l'andouille ! »
À ce moment, le bébé bascule et plonge tout droit, de côté, puis les pieds les premiers. Henry essaie de rester au-dessous de lui, mais l'enfant vient s'écraser sur le sol à un mètre ou deux sur sa droite.
Il ne le regarde pas. Il met ses mains sur ses oreilles pour empêcher qu'elles s'imprègnent du bruit qu'il a entendu. Il tombe à genoux et se met à pleurer, les mains couvrant toujours ses oreilles. Il s'allonge sur le trottoir, face contre terre, et se met à labourer le sol avec ses ongles. Il replie ses jambes sous lui et se couvre la tête avec ses bras. On lui tapote le dos. Il entend une sirène. Quelqu'un lui frotte la tête. Il entend une autre sirène, différente de la première, puis le moteur d'une voiture de pompiers qui se gare tout près. Quelqu'un retire son bras d'une de ses oreilles et dit :
— Vous devriez vous lever, monsieur. Ça m'ennuie de vous dire cela, mais vous bloquez le passage.
Ses yeux sont complètement fermés. Il dit :
— Laissez-moi rester encore un peu ici. L'enfant ?
— L'enfant est mort, évidemment.
Henry gémit :
— Juste au moment où j'allais lui dire que, selon Karl Jaspers, il faut rejeter le terme Freitod et adopter Selbstmord, seul mot, d'après lui, capable d'exprimer la gravité du problème que pose l'anéantissement de soi-même !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

samedi 23 novembre 2019

Le dernier recours (Stephen Dixon)


Je la quitte. Je ne pouvais plus rester avec elle. Elle est méchante. Elle me traite mal, elle est injuste. Elle me témoigne plus d'irrespect que de respect, et j'ai tout bonnement le sentiment que je ne mérite pas ça.
Puis elle me manque. Je reviens vers elle. Elle m'accueille chaleureusement, me dit des gentillesses, nous prépare à dîner, me verse elle-même à boire et dit :
— Veux-tu dormir seul dans le salon cette nuit, ou avec moi dans la chambre ?
— Je vais te répondre, mais d'abord, je voudrais signaler le rôle décisif que jouent dans l'œuvre de Levinas les notions de temporalité et de temporalisation. Avec toi si tu veux.
— Te l'aurais-je demandé si je ne voulais pas?
— Tu ne me l'as pas vraiment demandé. Tu m'as donné le choix. Eh bien, je veux dormir avec toi dans la chambre — voilà mon choix. Mais j'aimerais que tu commences par reconnaître ce fait selon moi indéniable que la philosophie de Levinas est une philosophie du sujet.
— Tu n'écoutes pas. Je te l'ai demandé. Ou peut-être n'entends-tu pas ? Tes facultés auditives se sont-elles détériorées pendant cette semaine d'absence ? Quoi qu'il en soit, cesse de dire que je mens.
— Bien entendu, le sujet dont parle Levinas n'est ni un pôle d'intentionnalité, ni un ego transcendantal ; il n'est même pas un individu dans le sens logique du terme, puisqu'il n'est pas l'individuation d'un concept d'espèce.
— N'essaie pas de me faire croire que je deviens folle.
— Mais non. Je le jure. C'est juste que, selon Levinas, l'unicité du sujet ne consiste pas en une combinaison unique de qualités physiques, psychiques ou caractérielles. « Le moi n'est pas unique comme la Tour Eiffel », remarque-t-il sur un ton ironique. « Il est unique parce qu'il se tient dans une dimension d'intériorité. »
— Tu as prononcé le nom de Levinas une fois de trop. Je pense qu'il vaut mieux que tu t'en ailles.
— Très bien. Je vois que, comme Husserl, tu mets l'accent sur l'immanence, tandis que Levinas et moi le mettons sur la transcendance de l'esprit. Buh-bye.
Je mets dans une valise les quelques affaires que j'ai rapportées et je retourne à l'hôtel où j'ai passé la semaine précédente.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Changer (Stephen Dixon)


Bon, il faut que je change. Elle a dit qu'il fallait que je change. « Assez de ton cynisme, de ton mépris, et de ton manque de sociabilité plein d'arrogance. » Alors je vais changer. J'ai réfléchi à la façon dont je pourrais m'y prendre. Commencer par me conformer aux principes les plus élémentaires de la communication avec autrui pour en arriver progressivement à intégrer les plus complexes. En premier lieu, plus de regards désapprobateurs ni de commentaires sous cape à l'encontre de gens que je ne connais même pas. Et cesse de marcher les yeux baissés quand tu te trouves dans la rue à côté d'un voisin ou d'une voisine envers qui tu aurais l'occasion de te montrer civil, et avec qui tu pourrais même finir par faire connaissance. La prochaine fois, lève la tête, parle, et quoi que tu dises, abandonne définitivement cet air supérieur. Voilà justement un voisin.
— Bonjour, dis-je.
— Bonjour.
Dis autre chose.
— Et passez une agréable matinée.
— Oui, vous avez raison, c'est une agréable matinée, encore que la radio ait prévu de la pluie.
— D'après Cioran, c'est un crime de transmettre ses tares à une progéniture, et de l'obliger ainsi à passer par les mêmes épreuves que vous. Il dit que les parents sont tous des irresponsables ou des assassins.
— Ah oui ?
— Oui. Dans De l'inconvénient d'être né, je crois.
— Très intéressant.
— Il dit aussi que dans l'échelle des créatures il n'y a que l'homme pour inspirer un dégoût soutenu.
— Je vois.
— Et vous, vous pensez aussi que la grande erreur, c'est la naissance ?
Mais il était déjà parti. Je ne crois pas que je me sois très bien débrouillé. La tête qu'il faisait et ce petit signe irrité qu'il m'a adressé en partant. Quel cinglé, a-t-il dû penser. Mais qu'attendait-il donc que je lui raconte ? Ces banalités abrutissantes qu'il se complaît à entendre ? Non, voilà que reviennent cynisme et arrogance. Montre-toi plus tolérant envers d'autres styles de vie et des valeurs différentes, et même, reconnais leurs mérites. — Oh, et puis merde ! Qu'ils aillent tous se faire foutre !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 22 novembre 2019

La lettre (Stephen Dixon)


Il s'installe dans un coin de la pièce et lit la lettre. « Cher Stanley, ça ne sera plus jamais pareil. D'ailleurs, ça n'a jamais vraiment marché. Autrefois. C'est tout ce que je peux dire. Assez. Au revoir. Louisa. »
    Il plie la lettre en deux, la met dans la poche de sa veste, lève les yeux vers le plafond, brandit dans sa direction un poing menaçant, enfonce ses mains dans ses poches. Ses doigts rencontrent la lettre. Il la tire de sa poche, s'assoit dans le fauteuil, allume le lampadaire et lit la lettre. « Cher Stanley. Je ne sais pas. Qui peut dire pourquoi ? Toi ? Moi ? Certaines choses doivent arriver, c'est tout. Cela nous est arrivé — nous le savons l'un comme l'autre —, c'est pourquoi je suis obligée d'écrire ceci. Mais je n'ai plus la force de continuer. C'est trop pénible. Au revoir. Louisa. »
    Il fait une boule avec la lettre, la lance à l'autre bout de la pièce, se lève, tape du pied par terre, tape encore, va à la fenêtre simplement pour faire autre chose que penser à la lettre. Au passage, son pied heurte la boule de papier. Il la regarde, la ramasse, s'assoit sur le sofa, allume la lampe de chevet, lit la lettre. « Cher Stanley. L'unité de l'analytique existentiale est permise par une saturation sémantique des modes d'être du Dasein, c'est-à-dire qu'en existant toujours en vue de lui-même, celui-ci se trouve pris dans un réseau où les structures du renvoi, de la significativité et de la compréhension le clôturent dans sa sphère d'ipséité. Au revoir. Louisa. » « Ah, tout de même ! » s'exclame-t-il. Puis il place un coin de la lettre entre ses dents et la déchire en deux. Il déchire les deux moitiés en d'autres moitiés. Il ouvre la fenêtre, tend au dehors sa main pleine des morceaux de la lettre, ouvre sa main et regarde virevolter les confettis.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

jeudi 21 novembre 2019

Ma chérie (Stephen Dixon)


On frappe à la porte.
« Entre. »
C'est Kant. Il entre et me regarde, je suis installé au bureau. Il continue à me regarder, je demande : « Oui ? Tu veux quoi ? »
Il s'assied dans un fauteuil près de moi, croise les mains et regarde vers la gauche, là où se trouve le placard qui me sert de bar.
« C'est un peu tôt, non ? Tu veux boire quelque chose ? »
Il décroise les mains, les regarde, fixe ses souliers, puis le sol. Je regarde à mon tour mais ne vois rien que ses souliers et le tapis sur lequel ils sont posés.
« C'est à quel sujet ? »
Il me regarde droit dans les yeux.
« Le vin des Canaries est agréable, dis-je pour dire quelque chose. Tu en veux un verre ?
— Non, cher ami, répond-il, ce n'est pas le vin des Canaries qui est agréable. Ce qui est agréable, c'est l'expérience que tu en fais. Agréable ne caractérise pas un objet mais une sensation. Or, la sensation est un vécu subjectif. Tu dois donc dire : "Mon expérience du vin des Canaries est agréable."
— Non mais tu me fais chier, mon vieux ! Quand je dis "Le vin des Canaries est agréable", c'est évidemment une manière elliptique de parler. Je veux dire qu'il est agréable pour moi. Tu es bouché à l'émeri ou quoi ? »
Il fixe le sol.
« Ne me parle pas comme ça ou je te synthétise a priori. »
Il se lève, quitte la pièce, claque la porte derrière lui.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mercredi 20 novembre 2019

Stop (Stephen Dixon)


Une voiture s'est arrêtée. Un homme en est descendu : « Hé, toi ! » a-t-il dit. J'ai laissé tomber mon paquet et je me suis mis à courir. « Hé là, stop ! Où tu vas ? » Il savait. Et il savait que je savais. Une voiture s'arrête, un homme en descend, le moteur continue à tourner, le conducteur attend à l'intérieur, les mains sur le volant, la portière reste ouverte pour que l'homme puisse remonter en vitesse. Et ce regard !
   La voiture m'a rattrapé une centaine de mètres plus loin. Ils sont restés à ma hauteur plusieurs secondes, se moquant de mes talents de coureur, rigolant de leurs propres astuces. Puis ils se sont garés dix mètres devant moi et je me suis arrêté. Ils sont descendus tous les deux. Le moteur était resté en marche, les deux portières ouvertes. « Hé, toi ! » a dit le même homme que tout à l'heure en venant vers moi, l'autre se tenait en retrait. « On voudrait juste te causer de Jankélévitch, alors c'est pas la peine de te tirer.
— De Jankélévitch ? j'ai demandé. Comment ça, de Jankélévitch ? Vladimir ?
— Lui-même. On veut que tu nous dises ce que tu sais de l'apport de Schelling dans son anthropologie éthique. Ça te dit quelque chose, mon petit père ?
— Hé bien... J'ai entendu des bruits, mais je ne peux pas certifier qu'ils sont exacts.
— Dis toujours. Allez, fissa !
— Hé bien... J'ai entendu dire que les anthropomorphismes utilisés par Schelling pour décrire Dieu avaient permis à Jankélévitch de passer dans sa propre philosophie à une conception de l'être humain comme ipséité incarnée et absolu relatif. Mais je n'en sais pas plus, je vous jure ! »
Il m'a attrapé par le colback et s'est mis à me secouer comme un prunier. « Et comment s'articule ce passage d'une signification théologique à une signification anthropologique de l'existant ? Hein ? Saloperie ! » Il m'a mis un bourre-pif et j'ai commencé à voir trente-six chandelles. J'ai juste eu la force de balbutier : « Pourquoi vous ne demandez pas à Bergson ? » et j'ai tourné de l'œil.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 19 novembre 2019

Petit ours (Stephen Dixon)


Susan sort sur la véranda. « Il m'est arrivé un truc incroyable sur la route, dit-elle. Je ramassais des mûres il n'y en a pas encore beaucoup, alors, elles ont presque toutes terminé dans mon estomac , quand un homme en voiture d'environ, oh, disons cinquante ans, s'est arrêté. Il s'est penché par la portière et il m'a demandé : "Scusez-moi, m'dame, vous auriez pas vu quelque chose du genre théorie russellienne des descriptions ?"
— La théorie russellienne des descriptions ?
— Non, il a dit "théorie russellienne des descriptions" pas "la" théorie russellienne des descriptions.
— Je sais, mais tu ne m'avais pas dit qu'il y...
— Moi non plus j'en avais jamais entendu parler dans le coin. D'après ce que je sais, cette théorie, avec le célèbre article Über Sinn und Bedeutung de Frege, marque le début des recherches contemporaines en matière de sémantique. Et le type m'a dit qu'elle s'était fait renverser par une voiture au tournant près de chez les Palette.
— Quel tournant ? Sur la route de la pointe ou sur celle qui va en ville ?
— Les Palette habitent sur le chemin de la pointe. Tu n'as jamais vu leur nom sur la boîte aux lettres quand tu fais ton jogging ?
— Hé, ça fait combien de temps que je suis là ? Cinq jours ! Et je change de parcours tous les deux jours. Je n'ai pas fait attention, ou je transpirais tellement que j'avais de la sueur plein les yeux, ou bien j'ai oublié. Mais cette théorie ? Elle est morte ?
— Non, c'est ça qu'il voulait me dire. Apparemment, elle est très résistante. C'est l'étude parue en 1905 dans la revue Mind qui en contient la première formulation. Et encore en 1957, son auteur la défendait contre les attaques de P. F. Strawson. La voiture lui est rentrée dedans et l'a mise K.O. — enfin, pas sa voiture à lui, mais celle du gardien des Olgrin. Ça t'intéresse, ce que je te raconte ?
— Bien sûr.
— Alors pourquoi tu restes le nez dans ton livre ? Enfin bref, la question sémantique de la dénotation pose le problème de l'articulation de la syntaxe logique du langage et de l'expérience sensible. Tu veux du thé ?
— Non merci. Il fait trop chaud.
— Du thé glacé ?
— Non, vraiment, merci chérie. Je n'ai besoin de rien. Je vais mettre ma chaise longue à l'ombre, c'est tout.
— Bon, eh bien, c'était mon dernier rapport sur l'état de la philosophie empiriste contemporaine. »
Elle me tapote le genou, se lève et rentre dans la salle à manger.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 18 novembre 2019

Le nouveau boulot (Stephen Dixon)


Je pose le journal. Lynn demande : « Il y a quoi, dans le journal ? »
Je lui réponds crise à l'étranger, mauvaise conjoncture économique, risque de krach boursier, Dasein qui se découvre comme étant toujours-déjà-là...
Elle dit : « Ça n'a pas l'air passionnant. » Puis après un instant : « Hein ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de Dasein ?
— Attends, je regarde... Ils disent qu'il n'y a pas de pensée possible de la naissance, et que toute question relative au Dasein se pose en deçà de son origine. Le Dasein est toujours-déjà jeté dans l'existence, sans l'avoir choisi. Il se trouve là.
— Intéressant... Et c'est tout ?
— Non, ils disent aussi que ce sentiment fondamental de la situation (Grundbefindlichkeit) situe le Dasein relativement à la totalité de l'étant. Il est à la racine de tous les autres "sentiments" qui sont autant de "positions" relatives à cette totalité. La Befindlichkeit est donc un trait constitutif du Dasein et le situe à tout moment par rapport à tout ce qui est.
— Hmm... Et ils ne disent rien sur la déréliction ?
— Attends une minute, je cherche... Ah oui, en effet. Il est précisé que la déréliction, parce qu'elle constitue le Dasein comme ayant-été, est la racine ontologique de la dimension temporelle du passé. Comment tu as deviné ?
— Tu aimerais bien le savoir, hein? »
Elle veut encore me faire tourner en bourrique. Je me lève, je quitte la pièce, mais je ne sais pas où aller car dans ce petit appartement le choix est réduit, je me retrouve donc dans la cuisine. Que puis-je bien y faire ? Il n'y a rien pour s'asseoir, on peut à peine s'y tenir debout. J'ouvre le réfrigérateur. Rien d'intéressant dedans. De la mortadelle, un morceau de fromage, des œufs, des légumes, du lait et des fruits, tous vieux de quelques jours et pas très frais... Mais il me semble avoir lu quelque part que l'existence est le caractère qui porte le Dasein à être constamment en avant de lui-même. Alors...


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 20 août 2018

Coupez (Stephen Dixon)


Ils veulent me couper la jambe. Couper juste sous la hanche. La gangrène a envahi la région de la cheville. S'est étendue au talon, et attaque maintenant la peau. Le sang ne circule pas beaucoup en bas parce que l'aorte est obstruée au niveau du genou et du mollet. Du tissu noir, c'est le nom qu'ils donnent à la matière cancéreuse. Qu'est-ce que tu veux faire d'autre ? m'a dit ma femme. Tout mais pas ça, j'ai dit. La seule autre possibilité, elle a dit, aurait été de tenter un implant, mais ça ne prendrait pas. Une artère artificielle pour franchir les zones bouchées, pour qu'un peu plus de sang afflue jusqu'au pied et que la gangrène batte en retraite. J'ai soixante-quinze ans. Mes vraies artères n'étaient pas assez solides pour s'étirer jusqu'aux tubes implantés, a dit le chirurgien cardio-vasculaire. Ou quelque chose comme ça. C'est ça ou la vie. Ni plus ni moins. Et quand je dis à ma femme que cette idée d'amputation m'angoisse au suprême, elle me répond que selon Heidegger, l'angoisse est l'une des « dispositions » insignes du Dasein, que le « pour-quoi » le Dasein s'angoisse, c'est l'« être-au-monde » lui-même, que le Dasein est confronté à la nudité de son être, et par contrecoup à cela seul qui lui appartient en propre c'est-à-dire à son être « authentique ». Mais cela ne m'aide absolument pas. Si je n'avais les calembours en horreur, je pourrais même dire que cela me fait une belle jambe. Salop de Heidegger ! Je t'en foutrai, moi, du « Dasein » et de l'« être authentique » ! Oh, nom de Dieu de nom de Dieu !

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 30 juillet 2018

Signer (Stephen Dixon)


Ma femme meurt. Me voilà seul. J'embrasse ses mains, et quitte la chambre d'hôpital. Un infirmier me court après dans le couloir :
— Est-ce que vous voulez remplir dès maintenant les formalités concernant la défunte ?
— Non.
— Alors qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse du corps ?
— Brûlez-le.
— Ce n'est pas notre métier.
— Donnez-le à la science.
— Il faut que vous signiez les documents légaux.
— Donnez-les-moi.
— Il faut les établir, ça va prendre un certain temps. Vous ne voulez pas patienter dans la salle d'attente ?
— Je n'ai pas le temps.
— Et ses affaires de toilette, sa radio, ses vêtements ?
— Il faut que j'y aille.
— Mais enfin, cher monsieur, dans Mort et survie, Max Scheler, à propos de ce qui advient après la mort, défend la thèse d'une indépendance « essentielle » de la personne par rapport à l'organisme (cellules, viscères, et cetera) !
— Ce n'est pas mon business.
J'appelle l'ascenseur.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mercredi 18 juillet 2018

Le lait, c'est très bon pour vous (S. Dixon)


Il commençait à se faire tard ce soir-là. Je demandai donc à ma femme si elle était d'accord pour qu'on s'en aille. « Encore quelques minutes, chéri », dit-elle, « je m'amuse tellement ». Je ne pouvais pas en dire autant. Cette soirée avait été depuis le début d'un ennui mortel.
Je me retrouvais tout seul, n'ayant envie de draguer personne, ni de boire un autre verre, ni d'emmener la femme de quelqu'un d'autre « prendre l'air » pour échanger des caresses. 
Je voulais rentrer à la maison pour lire du Gabriel Marcel. J'avais été obligé de laisser en plan De l'existence à l'être pour venir à cette soirée, et je brûlais de connaître la suite. Le fil conducteur de l'ouvrage était que l'existence désigne une participation au réel antérieure même à la conscience qu'on en prend, tandis que le terme d'être ne convient qu'à une participation dans laquelle s'engage librement le sujet. Mais que comporte exactement le passage de l'existence à l'être et comment le réaliser ? Par quelle voie prendre contact avec l'être personnel que nous sommes ? Si j'avais bien compris, d'après Marcel, l'homme ne peut y accéder que par une activité personnelle, qui l'engage dans l'être.
Mais j'avais beau me creuser les méninges, je n'arrivais pas à concevoir le genre d'activité qui aurait pu me révéler mon être personnel. Faute de mieux, je décidai de laisser Cindy s'amuser seule ici, de rentrer chez moi et de tenter un rapprochement avec la baby-sitter. Cette forme d'« engagement dans l'être » était sans doute assez peu marcellienne, mais pour ce soir ça ferait l'affaire.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 6 juillet 2018

Nouvelles du 14e (Stephen Dixon)


Eugène Randall plaça le pistolet devant sa bouche et fit feu. La balle brisa une incisive supérieure, sortit de la tête en traversant l'arrière de la mâchoire et fracassa une vitre qui surplombait presque tout le centre-ville. Au même étage, une femme de chambre se dit :
— Qu'est-ce que c'est que ce bruit ? On dirait une balle. Et puis une vitre qui se fracasse. Mais c'était peut-être ni l'un ni l'autre.
La balle atterrit un pâté de maisons plus loin, sur le toit d'un immeuble où un garçon était assis au soleil et observait papa-et-maman pigeon. M. Randall s'écroula sur le bord de la table, envoyant au plancher une lampe, un paquet de cigarillos et un cendrier qui était posé sur les trois messages qu'il avait rédigés concernant son suicide. Le vent s'engouffra par le carreau cassé, souleva les lettres, et les éparpilla dans la pièce. La femme de chambre se pencha sur son chariot d'entretien et dit :
— Oui, monsieur, sûr que c'était un coup de feu. Quelqu'un qui s'amusait à tirer dans les fenêtres ou les meubles, il est peut-être mort, il s'est peut-être tué, ou il a peut-être tué quelqu'un qu'il aimait pas. C'est arrivé le mois dernier au vingt et unième. Un type qui venait de lire Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique de Jean Baruzzi, (2e édition : Paris, Félix Alcan, 1931) où il est question, page 525, de « l'anéantissement absolu » qui est la condition de la connaissance mystique. Il y a toujours plein de suicidaires et de dérangés qui échouent dans cet hôtel, tous ces congressistes soûls, les pires c'est les hommes d'affaires japonais solitaires.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

samedi 23 juin 2018

Noms (Stephen Dixon)


Je tourne en rond dans la chambre. Je m'allonge sur le lit. J'essaye de lire. J'essaye de dormir. Je regarde dans le réfrigérateur. Je bois. Je sors. Je marche dans les rues. Je regarde à l'intérieur des appartements à travers les vitres. Je vais voir un film. Je m'en vais à la moitié du film. Je vais dans un bar. Je m'assois et commande un verre. Je me lève, pose ma bière, et me dirige vers les toilettes alors que je n'ai rien à y faire. J'y vais parce que j'ai envie de passer au milieu des gens agglutinés au bar. J'ai envie qu'on me dise bonjour. « Tiens, comment ça va, quoi de neuf ? », voilà ce que j'ai envie qu'on me dise. Ou bien quelqu'un qui ne me connaît pas, mais a envie de discuter, par exemple de Maritain.

Selon ce dernier, toute forme universelle et nécessaire d'être, même comprise de façon très obscure, constitue une matière à laquelle l'esprit peut appliquer les principes de la pensée scientifique, c'est-à-dire des procédés explicatifs et causaux. Mais attention ! Dans Les degrés du savoir, Maritain prend soin de préciser que les idées et les principes causaux, lorsqu'ils sont appliqués dans les sciences empiriologiques, doivent être reconsidérés et remaniés. Le concept de cause efficiente, par exemple, est à l'origine un concept ontologique, c'est-à-dire un concept défini par référence à l'être : dans cet état originel il n'est pas directement applicable en dehors de l'ordre ontologique. Quand nous descendons au niveau empiriologique, l'être n'apparaît pas comme le centre lumineux dans la chose considérée mais seulement comme un principe caché d'ordre qui garantit la stabilité des phénomènes.


Mais on ne me dit rien, personne ne s'apprête à me parler de Maritain. Le thomisme, c'est clair, ils n'en ont rien à foutre. 


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 21 mai 2018

L'intrus (Stephen Dixon)


Je rentre à l'appartement. Elle est en train de se faire violer. Ils sont tous les deux nus. Il est sur elle, mais il ne s'est pas introduit. Elle a un couteau sous la gorge.
— Bon, dis-je, partez.
— Non, Tony, me dit-elle, ne...
— Toi, mon petit pote, tu vas rester où t'es, dit-il, et ta petite copine ne sera pas blessée.
— Je vous ai demandé de partir.
— Tu veux que j'la zigouille, ta copine ?
— Non.
— Comment tu t'appelles ? il lui demande.
— Della.
— Della a pas envie de se faire zigouiller, dit-il.
— Partez, rhabillez-vous, sortez d'ici, et on ne portera pas plainte.
— D'abord je tire mon coup, je verrai ensuite pour ce qui est de me tirer.
— Dans ce cas, lui dis-je, je vais être obligé de vous réduire phénoménologiquement. Au cas où vous ne le sauriez pas, la réduction phénoménologique, chez Husserl, est "la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme Moi pur, avec la vie de conscience pure qui m'est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu'il existe pour moi."
— Essaye, pour voir.
— Tony, ne tente rien. Laisse-le me prendre. Ça va aller.
— La p'tite dame, elle en a dans la caboche. Je vais m'introduire. Toi, tu restes où t'es. Et joue pas au con avec ton Husserl, ou je lui tranche la gorge, et je te règle ton compte juste après.
— Vous voulez trancher la gorge à Husserl ? Mais il est mort depuis des années !
— Oh, et puis merde !
Il se lève, prend son chapeau et sort.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 15 mai 2018

Le vigile (Stephen Dixon)


Ça fait longtemps que je cherche du boulot, je ne trouve rien, jusqu'au jour où je tombe sur une offre pour un agent de sécurité. Je me présente, la personne qui fait passer les entretiens dit : « Vous êtes vraiment trop vieux pour ce boulot, mais vous avez l'air agile, et on a tellement besoin de personnel ces temps-ci, surtout des gens de votre couleur et de votre carrure. C'est une branche en pleine expansion, il y a partout des vols dans les magasins et les immeubles, vous pouvez commencer dès demain si vous voulez, à deux cents dollars la semaine, mais il faut tout d'abord que je sache une chose : s'il le faut, est-ce que vous êtes prêt à vous servir d'une matraque pour taper sur la tête de quelqu'un ?
— Je ne sais pas.
— Ce n'est pas une réponse.
— Eh bien, je pense que oui.
— Ce n'est pas non plus une réponse suffisante.
— En fait oui, pourquoi pas ? Vous voulez dire si je travaille dans un magasin, et que quelqu'un débarque avec une arme pour tout dévaliser ?
— Non, je veux dire si vous surprenez un spinoziste s'amusant à opposer à la conception transcendante du divin une philosophie matérialiste de l'immanence, par exemple.
 
Alors là, sans problème. Je cogne. »

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 11 mai 2018

Le barbecue (Stephen Dixon)


Je me trouve dans un appartement avec des gens. Nous sommes là pour un barbecue qui devait avoir lieu à neuf heures, mais la soirée a été reportée à une autre date et les hôtes n'ont pas pu prévenir tout le monde par téléphone. À un moment, quelqu'un dit : « il faut que je vous raconte une histoire. Écoutez-moi ça, c'est l'histoire la plus délirante que je connaisse, et elle est vraie de bout en bout.
— C'est ton histoire avec Heidegger, celle que tu m'as racontée hier en rentrant ? demande une femme.
— Oui, c'est celle-là.
— Raconte, ça va leur plaire », dit-elle.
Elle est assise au milieu des invités, nous sommes installés sur des chaises et sur un divan, et nous buvons le vin ou la bière que nous avons apportés pour accompagner le barbecue.
« Bon, d'accord. Ou plutôt, Dee, pourquoi tu ne la racontes pas, toi ? Tu racontes toujours les histoires bien mieux que moi.
— Non, pas sur commande, c'est pas possible. Allez, c'est toi qui l'as entendue en premier et qui voulais la raconter, vas-y, Ron.
— Allez, Ron, dit quelqu'un, racontez-la nous, vous ou votre femme, mais on veut l'entendre. Qu'est-ce qui s'est passé de si délirant avec Heidegger ?
— Bon, alors écoutez-ça. En 1922, dans la troisième partie du cours qu'il donne à l'Université de Fribourg, Heidegger associe vie facticielle et mobilité : "En tant que déterminité principielle de l'objet de notre discours (vie facticielle), nous posons en principe la mobilité". Pour cerner le phénomène de cette Bewegtheit, Heidegger propose, dans une note du cours, le terme d'inquiétude (Unruhe) en se référant à Pascal (Pensées, I-VII) : "La mobilité de la vie facticielle peut être provisoirement interprétée et décrite comme inquiétude. Le comment de cette inquiétude, en tant que phénomène entier, détermine la facticité."
— Et ? demande quelqu'un.
— C'est tout », dit Ron.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)