vendredi 6 juillet 2018

Nouvelles du 14e (Stephen Dixon)


Eugène Randall plaça le pistolet devant sa bouche et fit feu. La balle brisa une incisive supérieure, sortit de la tête en traversant l'arrière de la mâchoire et fracassa une vitre qui surplombait presque tout le centre-ville. Au même étage, une femme de chambre se dit :
— Qu'est-ce que c'est que ce bruit ? On dirait une balle. Et puis une vitre qui se fracasse. Mais c'était peut-être ni l'un ni l'autre.
La balle atterrit un pâté de maisons plus loin, sur le toit d'un immeuble où un garçon était assis au soleil et observait papa-et-maman pigeon. M. Randall s'écroula sur le bord de la table, envoyant au plancher une lampe, un paquet de cigarillos et un cendrier qui était posé sur les trois messages qu'il avait rédigés concernant son suicide. Le vent s'engouffra par le carreau cassé, souleva les lettres, et les éparpilla dans la pièce. La femme de chambre se pencha sur son chariot d'entretien et dit :
— Oui, monsieur, sûr que c'était un coup de feu. Quelqu'un qui s'amusait à tirer dans les fenêtres ou les meubles, il est peut-être mort, il s'est peut-être tué, ou il a peut-être tué quelqu'un qu'il aimait pas. C'est arrivé le mois dernier au vingt et unième. Un type qui venait de lire Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique de Jean Baruzzi, (2e édition : Paris, Félix Alcan, 1931) où il est question, page 525, de « l'anéantissement absolu » qui est la condition de la connaissance mystique. Il y a toujours plein de suicidaires et de dérangés qui échouent dans cet hôtel, tous ces congressistes soûls, les pires c'est les hommes d'affaires japonais solitaires.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

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