« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
samedi 26 mai 2018
Passagers (Tobias Wolff)
Glen quitta Depoe Bay quelques heures avant le lever du soleil pour échapper aux embouteillages et il se trouva noyé dans un épais brouillard ; il devait se pencher et faire marcher les essuie-glaces pour distinguer la route. Bientôt, l'effort constant et le rythme hypnotique des essuie-glaces le plongèrent dans l'hébétude, et il sortit vers une station-service pour s'asperger la figure et se payer un café.
Il complétait son plein d'essence en écoutant le grondement des vagues sur la plage de l'autre côté de la route quand une fille sortit de la station et commença à nettoyer son pare-brise. Elle avait des mèches décolorées et portait des bottes montantes à talons hauts par-dessus son blue-jean.
Quand elle eut fini, il lui tendit sa carte de crédit, mais la fille rit et lui dit qu'elle ne travaillait pas là.
— « En fait, dit-elle, j'étais en train de me demander vers où tu allais.
— Vers le nord, dit Glen. Seattle.
— Quelle coïncidence ! fit-elle C'est là que je vais, moi aussi.
— Il n'y a pas plus de coïncidence que de beurre au prose, dit Glen. Tout est coïncidence et tout est nécessaire. Aucune explication ne dissipe le sentiment de hasard qui suit, comme son écho, l'intuition que le monde est à la fois étrange et explicable, injustifiable et impérieux, nécessaire, mais sans pourquoi. L'énigmatique absence de mystère est une invitation permanente à nous livrer en aveugles au hasard qui nous entraîne, comme on accorde à la vie le bénéfice du doute. "Le caractère général du monde, écrit Nietzsche, est de toute éternité chaos, non pas au sens de l'absence de nécessité, mais au contraire au sens de l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beauté, de sagesse, et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu'on leur donne..."
— Mon vieux, tu m'as l'air d'un drôle de zigue ! On croirait entendre cette cloche de Raphaël Enthoven. Je crois que je vais plutôt aller à pied. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Espérance marcellienne
« Plonger en pleine nuit dans la Manche, tout habillé et équipé d'un gilet pare-balles, pour sauver un homme à la dérive : c'est ce qu'a vécu un gendarme normand lundi soir, tard, sur une plage de Pirou (Manche).
Il est presque minuit, ce soir-là, lorsque Stéphane Durieux et David Lepreux patrouillent sur la côte. Les sapeurs-pompiers leur signalent un homme à la mer, "désespéré, agressif et alcoolisé, voulant mettre fin à ses jours". Quand ils arrivent sur place, les forces de l'ordre découvrent les pompiers en train de scruter la mer avec des lampes de poche. Les sauveteurs en mer ne sont toujours pas là.
"Quand les sapeurs-pompiers m'ont dit qu'ils avaient la sensation que plus ils criaient, plus l'homme s'éloignait, je n'ai pas réfléchi", a raconté le héros d'une nuit, Stéphane Durieux, 51 ans. Il se débarrasse de son arme, de son ceinturon et de son téléphone portable et se jette à l'eau, malgré ses lourdes chaussures et son gilet pare-balles. "Ça s'est fait comme ça, à l'instinct. Je me suis dit qu'il fallait que j'y aille, je ne pouvais pas laisser un homme se noyer sous mes yeux."
Un instinct qui aura permis de sauver une vie. À environ cent mètres du bord, le gendarme attrape le désespéré bien décidé à en finir et parvient à le ramener sur la terre ferme. "Je lui ai dit mon prénom, j'ai tenté de le rassurer, de lui parler, je lui ai rappelé que l'espérance, chez Gabriel Marcel, se présente comme l'expérience d'un avenir qui n'a pas été encore vécu et qui se donne comme inobjectivable", confie-t-il.
Le jeune homme, âgé de 27 ans, sera pris en charge par les pompiers et transporté à l'hôpital de Coutances.
"Je suis fier de ce que j'ai fait, glisse Stéphane Durieux. J'espère que, comme Gabriel Marcel, l'homme que j'ai sauvé sera désormais habité par une assurance invincible : fondée sur l'amour, l'espérance doit triompher du désespoir". » (Le Parisien, 9 août 2017)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Silure phénoménal
À l'automne 1916, à sa grande joie, Heidegger devient l'assistant personnel de Husserl, qui vient d'être recruté à l'Université de Fribourg et dont il partage les réflexions et les recherches sur la phénoménologie.
Les deux hommes s'entendent bien et partent souvent à la pêche aux phénomènes sur le lac de Constance, dans un puissant canot à moteur que Husserl s'est acheté avec les droits d'auteur de sa Philosophie de l'arithmétique. Un jour, Heidegger attrape un silure de près de soixante kilos, ce qui lui vaut l'honneur de passer dans le journal.
Cependant, il se détache rapidement de l'enseignement de son maître, dont les Recherches logiques lui paraissent de plus en plus scabreuses. Progressivement, il reprochera à Husserl son tournant vers une philosophie de la subjectivité transcendantale et plus encore son cartésianisme.
Au dire de Hans Cornelius, dans les controverses philosophiques qui opposaient de plus en plus fréquemment les deux hommes, « Husserl privilégiait les armes du logos, tandis que Heidegger se servait d'un bélier suspendu, composé d'une forte poutre, armée à son extrémité d'une masse de fer : en donnant à cette poutre un mouvement oscillatoire dans un plan horizontal, il parvenait à produire des chocs violents qui ébranlaient les concepts de son adversaire ».
Mais peut-on croire un original tel que ce Cornelius, qui prétendait que « les hommes ont perdu la faculté de reconnaître le divin en eux-mêmes et dans les choses », que « leur vie s'écoule de façon insensée », et que « leur culture commune est creuse et va s'effondrer car elle ne mérite rien d'autre » ?
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Conseil au philosophe
« Épluchez votre cervelle, c'est-à-dire ôtez le sang caillé, la petite peau et les fibres qui renferment la cervelle ; vous la mettrez dégorger dans de l'eau tiède pendant deux heures, pour bien en éliminer toute trace de concept, après vous la ferez cuire entre des bardes de lard, deux feuilles de laurier, des tranches d'oignons, des carottes, un bouquet de persil et ciboule, un verre de vin blanc et du bouillon ; après qu'elle a mijoté une demi-heure au feu, égouttez-la; mettez du beurre noir dessous, et du persil frit dans le milieu. — Vous êtes prêt à aller dans le monde. » (A. Viard, Le cuisinier impérial ou L'art de faire la cuisine et la pâtisserie pour toutes les fortunes, Barba, Paris, 1808)
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Sortie de l'être
L'antipathie que nourrissait Levinas à l'endroit de Heidegger ne venait pas, comme l'a prétendu Gabriel Marcel, de ce que le métaphysisien wurtembourgeois « sentait fort du Dasein », mais tenait plutôt au fait que l'ontologie heideggerienne constituait, selon Levinas, une négation de la subjectivité humaine, à laquelle le « métaphysicien d'autrui » était quant à lui viscéralement attaché.
Pour se démarquer de Heidegger, Levinas résolut donc de donner comme fil conducteur à sa pensée la « sortie de l'être », mais cela tourna vite au fiasco. Ainsi, quand Levinas, pour convaincre l'homme du nihil que la vie humaine ne se résume pas à un tragique « aller vers la mort », prétendit que « nous vivons de bonne soupe, d'air, de lumière, de spectacles » et que « les choses dont nous vivons ne sont pas des outils, ni même des ustensiles au sens heideggerien du terme » mais que « ce sont toujours, dans une certaine mesure, objets de jouissance, s'offrant au goût, déjà ornées, embellies », il ne s'attira en retour que des sourires narquois.
Le concept de « sortie de l'être » n'est certes pas pour déplaire à l'homme du nihil, mais comparer la vie à une « bonne soupe », non, tout de même !
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Théorème d'élimination des coupures
Le théorème d'élimination des coupures (ou Hauptsatz de Gentzen) a été prouvé par Gerhard Gentzen en 1934 dans son article « Investigations in Logical Deduction » pour les systèmes formalisant les logiques intuitionniste et classique. Il dit que si l'on peut prouver une déclaration dans le calcul des séquents en faisant usage de la règle de coupure, alors cette déclaration possède aussi une preuve sans coupure.
Ce théorème fut toutefois impuissant à sauver le peintre Mark Rothko — qui l'ignorait sans doute. Devenu hypochondriaque, et n'en pouvant plus d'être classé parmi les représentants de l'expressionnisme abstrait américain, catégorisation qu'il jugeait « aliénante », Rothko se suicide début 1970 à New York.
Le 25 février, son assistant trouve le peintre dans sa cuisine, allongé, mort, couvert de sang, devant l'évier. Il s'était tailladé les bras au-dessus de l'articulation des coudes avec un rasoir !
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Grands moyens
Un homme de 51 ans s'est donné la mort de manière particulièrement atroce, hier lundi.
Le drame s'est produit dans le Loir-et-Cher, à Lamotte-Beuvron, sur le chemin de Maisonfort situé au bord de l'ancien canal de la Sauldre. Il était environ 9 h 30 du matin.
Francis D., selon la lettre qu'il a laissée, ne supportait plus sa condition d'« être-vers-la-mort », ce mode d'être mis en évidence par l'illustre ontologue Heidegger dans l'analytique existentiale d'Être et Temps, qui implique un « pouvoir-mourir » vécu par le Dasein comme une attente craintive de son anéantissement.
Francis D. semble avoir préparé froidement et méticuleusement son suicide, ne laissant rien au hasard pour en assurer la réussite.
Selon l'enquête des policiers, il s'est passé autour du cou une chaîne dont il avait préalablement attaché une extrémité à un poteau situé sur le trottoir. Le désespéré est ensuite monté dans sa voiture, une Honda, avant de démarrer brutalement. Sous le choc, son cou n'a pas résisté et la décollation a été immédiate.
Les policiers, prévenus par des riverains qui trouvaient suspect le manège de l'homme, sont arrivés sur les lieux trop tard et n'ont pas pu l'empêcher de commettre son geste fatal. (La Nouvelle République, 2 septembre 2014)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
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