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samedi 16 juillet 2022

Gazouillis

 

La passion oblique du repli contemplatif vous détache du monde plus sûrement que la lecture d'un ouvrage de Karl Jaspers. Mais après quelque temps passé dans les caissons crémeux du nihil, vous aspirez à entendre de nouveau les petits oiseaux. Le nihil, pas plus d'ailleurs que ce que Jaspers appelle « l'Englobant » (das Umgreifendes), — cela ne gazouille pas. Non, cela ne gazouille pas des masses...

(Louis Ribémont, Mémoires d'un gluon)

samedi 11 septembre 2021

Aux chiottes les phénomènes

 

« Le réel est un salop et je le crèverai » aurait déclaré le « penseur privé » Robert Férillet au phénoménologue Edmond Husserl au cours d'une réception pour les soixante-dix ans de ce dernier. Avant d'ajouter : « Aux chiottes, les phénomènes ! » — D'après Karl Jaspers qui assistait à la scène, le philosophe en resta « comme deux ronds de frite ».

(Fernand Delaunay, Glomérules)

dimanche 24 novembre 2019

Le sauveteur (Stephen Dixon)


Il entend des gens hurler, les regarde, regarde la direction dans laquelle eux-mêmes regardent et pointent le doigt, et voit un enfant debout sur une chaise près de la balustrade d'un balcon situé environ au dixième étage. L'enfant essaie de quitter la chaise pour grimper sur la balustrade. Il avance un pied, le ramène. Il tient la balustrade d'une main et avance l'autre pied, puis le ramène. Les gens hurlent : « Rentre. Petite fille... Bébé... Petit garçon... Descends de la chaise. Va voir ta maman. Va voir ton papa. Rentre. Retourne dans ton appartement. »
L'enfant descend de la chaise, la pousse contre la balustrade, remonte dessus, se met debout, et pose ses mains sur la balustrade. Il lève une jambe. Henry a envie de lui hurler de descendre de la chaise et de rentrer dans l'appartement, mais il semble que tous les gens dans la rue soient déjà en train de hurler. Il s'écrie : « Silence, tout le monde. Laissez-moi parler. Je suis celui qui possède la voix la plus forte. Petit ! Écoute-moi, petit ! Gabriel Marcel voit dans le suicide la "radiation de soi" ! Tu m'entends ? » Mais l'enfant ne répond pas et commence à se pencher par-dessus la balustrade. Henry reprend : « Halbwachs définit le suicide "tout cas de mort qui résulte d'un acte accompli par la victime elle-même, avec l'intention ou en vue de se tuer, et qui n'est pas un sacrifice". Le Dr Blondel, dans son opuscule Le Suicide, pp. 6-26, approuve cette définition. Ne fais pas l'andouille ! »
À ce moment, le bébé bascule et plonge tout droit, de côté, puis les pieds les premiers. Henry essaie de rester au-dessous de lui, mais l'enfant vient s'écraser sur le sol à un mètre ou deux sur sa droite.
Il ne le regarde pas. Il met ses mains sur ses oreilles pour empêcher qu'elles s'imprègnent du bruit qu'il a entendu. Il tombe à genoux et se met à pleurer, les mains couvrant toujours ses oreilles. Il s'allonge sur le trottoir, face contre terre, et se met à labourer le sol avec ses ongles. Il replie ses jambes sous lui et se couvre la tête avec ses bras. On lui tapote le dos. Il entend une sirène. Quelqu'un lui frotte la tête. Il entend une autre sirène, différente de la première, puis le moteur d'une voiture de pompiers qui se gare tout près. Quelqu'un retire son bras d'une de ses oreilles et dit :
— Vous devriez vous lever, monsieur. Ça m'ennuie de vous dire cela, mais vous bloquez le passage.
Ses yeux sont complètement fermés. Il dit :
— Laissez-moi rester encore un peu ici. L'enfant ?
— L'enfant est mort, évidemment.
Henry gémit :
— Juste au moment où j'allais lui dire que, selon Karl Jaspers, il faut rejeter le terme Freitod et adopter Selbstmord, seul mot, d'après lui, capable d'exprimer la gravité du problème que pose l'anéantissement de soi-même !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 8 novembre 2019

La mante religieuse (Charles Bukowski)


Angel's View Motel. Marty paya à la réception, prit la clef et monta l'escalier. La soirée était loin d'être agréable. Chambre 222. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Il entra et alluma la lumière. Une douzaine de cafards allèrent se réfugier dans le papier peint du mur et se mirent à grignoter, à ramper, à grignoter encore. Il y avait un téléphone, un téléphone à pièces. Il mit les 10 cents requis et fit le numéro. Elle répondit.
— Toni ? demanda-t-il.
— Ouais, c'est Toni..., fit-elle .
— Toni, je suis en train de devenir fou.
— Je t'ai dit que je viendrais. Où es-tu ?
— Le Angel View, au coin de la 6e rue et de Coronado, chambre 222.
— Je te retrouve d'ici une heure ou deux.
— Tu ne peux pas venir tout de suite ?
— Il faut d'abord que je termine Position et approches concrètes du mystère ontologique. Quand je lis du Gabriel Marcel, ça me fait des frissons presque partout.
Tout en surmontant l'idéalisme, il s'introduit par une voie purement concrète et réaliste dans l'ontologie même de l'existence, tu imagines ça ? C'est un truc de dingue ! Je suis arrivée à l'endroit où il distingue le problème du mystère.
— Oh, bon Dieu ! Tu ne peux pas mettre ce livre de côté un petit moment ?
— Mais enfin, Marty ! Écoute ça un peu ! Dans la philosophie marcellienne, le problème appartient à la sphère du « devant moi », et révèle la scission du sujet et de l'objet.
— Oh, si c'est comme ça...
— Dans le « je suis », au contraire, le « je » est inséparable du « suis », affirmation initiale d'un tout indécomposable qui se confond avec ce tout lui-même et se présente comme une expérience de l'engagement du « je » dans l'existence.
— Très bien, n'en parlons plus.
— En m'interrogeant sur moi-même, selon Gabriel Marcel, il m'est impossible de me maintenir en dehors du problème de mon être ; il m'est par suite impossible de me traiter comme objet d'une affirmation qui m'accorderait l'existence. Il faut donc que je sois en quelque façon mon affirmation elle-même et que je participe, d'une certaine manière, à l'affirmation de l'être se posant par elle-même et en vertu de la dialectique concrète immanente à l'être.
— J'ai dit : n'en parlons plus.
— À tout à l'heure, Marty.
— Toni...
Elle raccrocha. Marty alla s'asseoir au bord du lit. Ce serait sa dernière liaison. C'était trop dur. Les femmes étaient plus fortes que les hommes. Elles connaissaient tous les coups. Lui, il n'en connaissait aucun. Pour tout arranger, il ne pouvait pas sentir Gabriel Marcel. Son préféré, c'était Karl Jaspers. Ce dernier l'avait d'ailleurs bien dit : « La vie n'est qu'une suite d'emmerdes. »


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 18 octobre 2019

Retour au calme (Raymond Carver)


Je me faisais couper les cheveux. J'étais assis dans le fauteuil et trois hommes attendaient, de l'autre côté, le long du mur. Deux d'entre eux m'étaient complètement inconnus, mais le troisième me disait quelque chose bien que je ne parvinsse pas à le situer. Je ne cessai de le regarder tandis que le coiffeur s'occupait de mes cheveux. L'homme mâchonnait un cure-dent, c'était un type corpulent aux cheveux courts et ondulés. Brusquement, je le situai : c'était un existentialiste chrétien.
Quant aux deux autres hommes, ils n'avaient visiblement pas le même âge. L'un, beaucoup plus vieux, avait une toison bouclée où le gris dominait. Il fumait. L'autre, bien que moins âgé, était presque chauve sur le haut du crâne mais sur les côtés, des mèches lui pendaient jusqu'aux oreilles. Les deux portaient des pataugas et des pantalons maculés de cambouis : des empiristes logiques.
Le coiffeur me posa la main sur la tête qu'il tourna pour avoir un meilleur coup d'œil. Puis il dit à l'existentialiste chrétien :
— Alors, Charlie, tu considères toujours que l'être humain forme l'essence de sa vie par ses propres actions ?
J'aimais bien ce coiffeur. Nous ne nous connaissions pas assez pour nous appeler par nos noms, mais quand je venais chez lui, il savait qui j'étais. Il savait, par exemple, que j'avais du goût pour la pêche et nous parlions donc de poissons. Je ne crois pas qu'il était existentialiste, mais il pouvait aborder n'importe quel sujet. Sur ce plan-là, c'était un bon coiffeur.
— Eh bien, Bill, répondit l'existentialiste chrétien, tu vas sans doute me mettre en boîte, mais oui, je le crois toujours. Et sais-tu que Gabriel Marcel a rendu hommage à Karl Jaspers en disant que ce n'était pas un mince mérite de ce dernier que d'avoir reconnu après Kierkegaard que l'existence (et a fortiori la transcendance) ne se laisse reconnaître ou évoquer que par-delà le domaine d'une pensée en général procédant par repères sur les communaux du monde objectif ?
— Ma foi non, répondit le coiffeur, je l'ignorais. Vas-y, ne nous fait pas languir, dis-nous ce qu'est la transcendance selon Karl Jaspers.
— D'accord, dit Charlie. La transcendance est, pour Jaspers, ce qui est par-delà le monde physique. Sa formulation de la transcendance comme absence d'objectivité ultime a mené bien des philosophes à disserter sur le fait qu'au final, Jaspers était un moniste, bien que Jaspers lui-même préférât insister sur la nécessité de la reconnaissance de la validité des concepts de subjectivité et d'objectivité. Pour Jaspers, le terme « existence » désigne l'expérience intime et indéfinissable de la liberté et du choix ; une expérience constituant l'authentique Moi d'individus se confrontant à la souffrance, au conflit, à la culpabilité, au hasard, et à la mort.
— Ça ne m'a pas l'air bien gai tout ça, dit le coiffeur.
— La plupart des énoncés métaphysiques ne sont ni vrais ni faux, lança l'empiriste logique qui tenait son journal. Ils ne sont que non-sens, dans la mesure où il ne s'agit ni d'énoncés analytiques, ni d'énoncés synthétiques empiriques et donc vérifiables par le recours à l'expérience.
Il s'agitait sans cesse, croisait et décroisait les jambes, balançait ses pataugas.
— Si vous ne me croyez pas... ajouta-t-il Puis il se mit à hoqueter et fondit en larmes.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 3 août 2018

Le bourgmestre de Furnes (Georges Simenon)


Cinq heures moins deux. Joris Terlinck, qui avait levé la tête pour regarder l'heure à son chronomètre qu'il posait toujours sur le bureau, avait juste le temps devant lui.

Le temps d'abord de souligner au crayon rouge un dernier chiffre et de refermer un dossier dont le papier bulle portait la mention: « Projet de devis pour l'installation de l'eau et en général pour tous les travaux de plomberie du nouvel hôpital Saint-Éloi. »


Le temps ensuite de repousser un peu son fauteuil, de prendre un cigare dans sa poche, de le faire craquer et d'en couper le bout à l'aide d'un joli appareil nickelé qu'il tira de son gilet.


La nuit était tombée, puisqu'on était à la fin novembre. Au-dessus de la tête de Joris Terlinck, dans le cabinet du maire de Furnes, tout un cercle de bougies étaient allumées, mais c'étaient des bougies électriques, plaquées de fausses larmes jaunes.


Le cigare tirait bien. Tous les cigares de Terlinck tiraient bien, puisque c'était lui le fabricant et qu'il se réservait une qualité spéciale. Le tabac allumé, le bout humecté et soigneusement arrondi, il restait à sortir le fume-cigare en ambre de son étui qui faisait en se refermant un bruit sec très caractéristique — des gens, à Furnes, reconnaissaient la présence de Terlinck à ce bruit-là !


Et ce n'était pas tout. Les deux minutes n'étaient pas usées. De son fauteuil, en tournant un peu la tête, Terlinck découvrait, entre les rideaux de velours des fenêtres, la grand-place de Furnes, ses maisons à pignon dentelé, l'église Sainte-Walburge et les douze becs de gaz le long des trottoirs. Il en connaissait le nombre, car c'était lui qui les avait fait poser ! Par contre, personne ne pouvait se vanter de connaître le nombre de pavés de la place, des milliers de petits pavés inégaux et ronds qui paraissaient avoir été dessinés consciencieusement, un à un, par un peintre primitif. 


Cela n'avait d'ailleurs pas d'importance. Les connaissances particulières sont certes valables, relativement à un certain point de vue et à certaines méthodes, et dans ces limites relatives elles sont contraignantes pour tout esprit humain. Mais elles ne sont pas, elles ne peuvent pas être la vérité, Terlinck ne se faisait pas d'illusions à ce sujet. La vérité, il la cherchait plutôt dans la philosophie de Karl Jaspers, qu'il voyait comme une tentative d'expliciter ce que nous apprend sur l'être, et sur notre rapport à l'être, l'échec d'une ontologie. Toute science de l'homme, toute anthropologie est impuissante à saisir réellement son objet : l'homme est toujours autre chose que l'objet d'un certain savoir. On ne peut évoquer l'existence qu'en termes de jaillissement, de surgissement originel, se répétait-il. L'existence n'est pas platement accessible à la connaissance subjective. Mais si elle ne peut être connue, elle peut tout au moins être éclairée par la transcendance qui, chez Jaspers est « une lumière projetée (ou reçue) comme latéralement, à la fois vue et non vue, comme les objets de la vision marginale, et dont la clarté, isolée dans une sorte d'intuition solitaire, n'est pas susceptible d'étalement, ni l'intelligibilité d'explication ».


Encore une demi-minute à peine. Le nuage de fumée s'étirait autour de Terlinck. À travers, il voyait, au-dessus de la cheminée monumentale, le fameux portrait de Van de Vliet avec son costume extraordinaire, ses manches à gigot, ses nœuds de rubans et des plumes à son chapeau.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

samedi 28 juillet 2018

Météore conceptuel


Au début de l'Étoile mystérieuse, Tintin, qui vient d'observer la météorite à l'aide du télescope de l'Observatoire, dit au professeur Calys : « On dirait... On dirait une grosse boule de feu..... ». Calys le lui confirme : « C'est une boule de feu !... Une énorrrme boule de feu ! »

Et l'on pense ici à la mésaventure arrivée à l'ontologue wurtembourgeois Martin Heidegger. Grâce à ce dernier, l'orage qui éclata le 12 octobre 1925, entre midi et une heure, sur la ville de Marbourg, en Allemagne, est resté dans les annales de la philosophie.

L'« ami de la sagesse » se trouvait dans une chambre, assis, le dos tourné au foyer et tout près d'un cordon de sonnette, lorsque sa méditation fut interrompue par un violent coup de tonnerre : au même moment, il vit un concept apparaître devant lui ; il était du diamètre d'un œuf de caille (25 millimètres), et entouré de fumée noire ; il éclata comme un canon, et la chambre fut remplie de fumée et d'une odeur suffocante de soufre et de minéraux en fusion. Heidegger ne fut pas atteint par la décharge, mais légèrement égratigné par un fragment de carreau de vitre. Le météore conceptuel, auquel le philosophe donnera plus tard le nom d'être-jeté (die Geworfenheit), ne fut très probablement qu'une des divisions de la décharge totale qui atteignit le bâtiment.


Le 12 mars 1926, Heidegger présentera son nouveau concept à Husserl, à l'occasion d'une réception pour les soixante-sept ans de celui-ci, et le phénoménologue en restera « comme deux ronds de frite », d'après Karl Jaspers qui assistait à la scène.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

jeudi 12 juillet 2018

Révélation gênante


Affirmer l'identité de l'être et de la temporalité d'une part, la détermination de l'être de l'homme comme « être-pour-la-mort » d'autre part, n'est-ce pas révéler l'identité de l'être et du néant ?

C'est du moins le reproche que fait, dans Was ist Existenzphilosophie (1946), la pénible Hannah Arendt au pauvre Heidegger dont le Dasein déjà déclinant (il allait sur ses cinquante-sept ans) n'avait sûrement pas besoin de ça.

Au dire de Karl Jaspers, l'ontologue de la Forêt-Noire ne put d'ailleurs retenir un mouvement d'impatience en parcourant le brûlot du bas-bleu « expert ès totalitarisme ». « En quoi cela peut-il la déranger, cette bourrelle, que l'on révèle l'identité de l'être et du néant ? C'est tout de même un monde ! » aurait déclaré le philosophe qui pourtant sortait rarement de ses gonds existentiaux.


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

vendredi 6 juillet 2018

Un terrible aveu d'impuissance


Émotion et incompréhension. Ces deux mots résonnaient, hier encore, dans les escaliers des immeubles de la résidence HLM Montviguier, à Figeac. C'est là que, dimanche, les pompiers ont découvert les corps sans vie de Céline et de Stéphane, un jeune couple qui semble s'être ôté la vie par absorption pléthorique de médicaments.

« Une enquête est en cours, aucune autopsie n'a été pratiquée, indiquait le parquet hier soir. La thèse privilégiée est celle du suicide. » Un suicide, donc, et une lettre laissée en évidence, comme chez Edgar Poe. Explique-t-elle les raisons de leur acte ? Elle évoquerait un mal être, des idées noires, la pénible sensation « de vivre isolé dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort ».

Le docteur Michel Grinfeder, psychiatre et psychanalyste qui a exercé durant plus de quinze ans à l'hôpital de Cahors, parle d'un suicide singulier. « Il semblerait qu'elle soit morte avant lui. Il l'a donc rejointe. Cet appartement bien rangé, avec des photos du couple, du linge qui sèche, etc., c'est comme une mise en scène du suicide. Elle donne une image d'ordre et d'organisation. Un intérieur qui respire la tranquillité. »

Les pompiers eux-mêmes ont été surpris. Car, s'ils interviennent environ deux fois par an pour des suicides, l'acte est toujours individuel. À Figeac, c'était la première fois que les secours étaient confrontés à un double suicide.

Ce couple aurait-il pu être aidé ? Pour le docteur Grinfeder : « on peut aider quelqu'un qui ne va pas bien, il existe même des hospitalisations à la demande d'un tiers, mais dans les cas d'allergie aiguë à l'existence, il n'y a pour ainsi dire rien à faire : même l'existentialisme chrétien d'un Gabriel Marcel ou d'un Karl Jaspers n'est d'aucun secours. » — Voilà qui est rassurant, vraiment ! (La Dépêche, 25 mars 2009)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

mercredi 27 juin 2018

Angoisse bifrons


Au dire de Karl Jaspers, « l'état de mort, qui consiste à ne plus être, et l'action de mourir, qui cesse avec la mort, provoquent chez le Dasein deux angoisses bien différentes » — et cela paraît indéniable. 

Pour contenir ou apaiser la seconde, le suicidé philosophique chevronné privilégie les méthodes qui expédient promptement et il évite, s'il le peut, de se jeter du viaduc de Garabit (qui culmine à 122 mètres au-dessus des gorges de la Truyère durée de la chute : 5 secondes en négligeant les forces de frottement dues à l'atmosphère). Mais quant à la première, comme le note fort justement Jaspers, « aucun artifice technique ne peut en délivrer l'étant existant, seule la philosophie le peut »

Et en particulier la philosophie nihilique, est-on tenté d'ajouter. Car peut-on imaginer patrie plus accueillante, plus propre à réjouir le cœur de l'homme que le Rien ?


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

dimanche 17 juin 2018

On tue le cochon


Pendant l'hiver 1898, le jeune Martin, qui relève d'une pleurésie, passe sa convalescence à la ferme de ses grands-parents maternels dans l'Aveyron. C'est l'époque où l'on tue le cochon, et il assiste à la scène.

Un banc spécialement conçu est placé contre un mur puis, poussé et tiré par deux hommes, l'animal est amené pour le sacrifice. Dès que le « saigneur » lui a enfoncé le couteau dans la gorge, une femme de la maison récupère le sang dans une bassine pour faire le boudin et les « sanquettes ».

Il faut beaucoup d'eau pour ébouillanter l'animal, et pour cela on a recours au « fournet », un genre de chauffe-eau. On enlève les soies et on nettoie le verrat. Le saigneur l'ouvre et le découpe. Dès que l'on sort le « ventre », les femmes de la maison s'en emparent pour le « découdre » et le nettoyer afin de confectionner le boudin, la saucisse et les saucissons. Ensuite, vient le travail des hommes : découper la viande en petits morceaux pour faire les charcuteries.


D'aucuns voient en cette cérémonie un moment de tradition où l'ouvrage en commun perpétue le bon temps d'autrefois, mais le jeune Heidegger envisage le spectacle sanglant d'un autre œil. « C'est en assistant à l'agonie du cochon, dira-t-il plus tard à son ami Karl Jaspers, que j'ai compris que l'étant existant est en fait un "être-vers-la-mort" ».

Il n'empêche que le lendemain, il s'empiffrera de fritons « à s'en faire sauter le couvercle », comme il le note dans son journal.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

jeudi 14 juin 2018

Négation inconditionnée du monde


« Nous avons constaté, dans un cas, le suicide d'une femme à laquelle son mari reprochait de ne pas savoir la cuisine et de lui avoir servi un poulet dur, et, dans un autre, celui d'une jeune fille à laquelle on avait seulement dit qu'elle avait mis trop d'eau dans la soupe. 

Ces deux exemples accréditent le rapprochement que fait le philosophe existentialiste Karl Jaspers entre le suicide et l'ascèse monastique qui sont, selon lui, deux modalités de "négation inconditionnée" du monde. Le suicidaire et l'ascète — c'est particulièrement frappant dans le cas du poulet dur — sont "deux héros de la négativité" en quête d'éternel. Par leur sacrifice solitaire, ils attirent notre attention sur l'existence d'une réalité invisible. Leur "acosmisme" ou perte du monde nous éveille à la précarité de la vie. » (Alexandre Brierre de Boismont, Du suicide et de la folie suicide considérés dans leurs rapports avec la statistique, la médecine et la philosophie, Germer Baillière, Paris, 1856)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

mercredi 6 juin 2018

Scrupules phénoménologiques


Selon Karl Jaspers, Husserl était pris de panique à chaque fois qu'il voyait un mannequin dans une vitrine, car il était incapable de décider s'il s'agissait d'un homme en chair et en os ou d'un personnage en bois. De même, bien qu'aimant passionnément le billard, il refusait d'y jouer, craignant que la boule qu'il voyait blanche et lisse d'un côté ne fût verte et bosselée de l'autre côté, ce qui eût pu le conduire à faire une « fausse queue » !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

lundi 4 juin 2018

L'apprentie (Larry Brown)


C'est quand même pas ça, la vie. Je bois trop d'Old Milwaukee, et quand je me réveille le matin j'ai comme un goût de vieux croûtons dans la bouche. Tous mes sous-vêtements sont sales et je n'arrive plus à mettre la main sur ma police d'assurance.

Moi qui croyais que nous avions une vie de couple marié tout ce qu'il y a de normal et de bien ! Ma femme me salissait ma voiture et me changeait mes chaînes de télé, tandis que je lui rapportais des petits gâteaux à la noix de pécan, des Butter Pecan Crunch de chez Kroger. Je lui disais de laisser la vaisselle jusqu'au lendemain et des trucs comme ça. Je n'ai même pas râlé quand son chien a pissé dans mon fauteuil. Pour le meilleur et pour le pire, voilà. J'ai aussi joué les infirmières pour elle, une fois, quand elle était malade.


Judy voulait être philosophe. Et j'écris et j'écris et j'écris. C'était la seule chose qui l'intéressait. Elle était toujours en train de « créer des concepts », comme elle disait. Et elle voulait toujours savoir ce que j'en pensais. Je lui disais que c'était plutôt bien quand ça l'était. Sauf que la plupart du temps ça l'était pas. J'essayais d'être franc. Un jour, elle a créé le concept du mec dont la femme n'arrête pas de rouler trop vite et de récolter des contraventions. Bon, j'ai dit à Judy que je ne trouvais pas ça terrible comparé à du Merleau-Ponty, et elle s'est mise en pétard. C'était ça, le problème. Si je lui disais que je n'aimais pas un de ses concepts, elle faisait la gueule pendant trois ou quatre jours. 


Je lui ai conseillé de se mettre à l'existentialisme chrétien, il me semblait qu'il y avait un bon créneau à prendre depuis la mort de Karl Jaspers.

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

jeudi 17 mai 2018

Une dose matin et soir


« Désolé les amis ». Les derniers mots sont écrits au feutre sur un tableau blanc dans la salle de repos de l'unité cynophile. Quelques instants plus tard, David, 31 ans, s'est rendu dans l'armurerie et s'est tiré une balle dans la tête. Son corps sans vie a été retrouvé ce dimanche vers 9 heures par un de ses collègues de la police ferroviaire qui venait travailler sur ce site SNCF de Villeneuve-Triage.

Juste avant son suicide, cet agent de la surveillance générale (Suge) a écrit ses dernières volontés. Elles étaient pour son chien. « Jasper est dans ma voiture. Ses croquettes également. Une dose matin et soir. » Il a demandé qu'une de ses collègues en particulier récupère l'animal pour qu'il ait « une belle vie ».


Coïncidence troublante, dans son œuvre, le philosophe Karl Jaspers — presque le même nom que le chien ! — rapproche le suicide de l'ascèse monastique, car ce sont deux modalités de « négation inconditionnée » du monde. Le suicidaire et l'ascète, affirme-t-il, sont « deux héros de la négativité » en quête d'éternel. Par leur sacrifice solitaire, ils attirent notre attention sur l'existence d'une réalité invisible. Leur « acosmisme » ou perte du monde nous éveille à la précarité de la vie (K. Jaspers, Philosophy, t. 2, 1970, p. 261-279). (Le Parisien, 17 décembre 2017)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

jeudi 10 mai 2018

Transcendance jaspersienne


« Baptisé "la maison du deuil", le magasin Roc-Éclerc situé boulevard Constantin Descats à Tourcoing, n'a certainement jamais aussi bien porté son nom. Lundi, vers 15 h 30, les services de police de la ville ont été appelés après la découverte d'un homme pendu dans les locaux de cette boutique de pompes funèbres.

Plusieurs patrouilles se rendent sur place. Une ambulance des sapeurs-pompiers est également mobilisée, mais il n'y a plus rien à faire. Le pendu est déjà, comme on dit, "décédé". Selon les premiers éléments des investigations, le défunt est un homme âgé de 63 ans. Ce serait un ancien employé ou un retraité de l'entreprise.


L'hypothèse du suicide est "hautement privilégiée", indique une source judiciaire qui explique que l'arrivée du sexagénaire a été filmée par des caméras de vidéosurveillance. On le verrait d'ailleurs arriver devant le commerce avec une corde à la main. Malgré l'absence de son, on devine qu'il marmonne que "selon Karl Jaspers, seule l'expérience authentique de l'échec « éteint le temps » (tilgt die Zeit) et permet de découvrir la mystérieuse transcendance de l'être".


Une enquête a été ouverte. Il reviendra aux enquêteurs de déterminer pourquoi cet homme a choisi d'expérimenter la transcendance jaspersienne dans les locaux de son ancienne entreprise. Nous avons contacté le gérant de Roc-Éclerc mais ce dernier — sans doute un disciple du philosophe Ludwig Wittgenstein — nous a affirmé qu'il n'avait "rien à dire". » (La Voix du Nord, 22 novembre 2017)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)