jeudi 7 novembre 2019

Une bière au bar du coin (Charles Bukowski)


C'était, je crois, il y a quinze ou vingt ans. J'étais chez moi. C'était une chaude nuit d'été et je me sentais déprimé.
Je suis descendu dans la rue. La plupart des familles avaient déjà dîné et étaient plantées devant leurs postes de télé. J'ai été jusqu'au boulevard. En face, il y avait un bistrot de quartier, une construction démodée avec un bar en bois, peint en vert et blanc. Je suis entré.
J'ai commandé une bière bouteille et j'ai allumé une cigarette. Ce n'était qu'un bistrot de quartier comme les autres. Les clients se connaissaient tous. Il n'y avait qu'une seule femme à l'intérieur, vieille, en robe noire et perruque rousse. Elle portait une douzaine de colliers et ne cessait de rallumer sa cigarette. Je commençais à regretter d'être là et j'ai décidé de partir dès que j'aurais fini ma bière.
Un homme est entré et a pris le tabouret à côté du mien. Je n'ai pas levé les yeux, j'étais indifférent, mais à sa voix, j'imaginais qu'il avait à peu près mon âge. On le connaissait. Le barman l'a appelé par son prénom et quelques habitués lui ont dit bonjour. Il est resté trois ou quatre minutes devant sa bière, puis il m'a dit :
— Salut, ça va ?
— Ça va, merci.
— Vous êtes nouveau dans le coin ?
— Non.
— Je vous ai jamais vu ici.
Je n'ai pas répondu.
— Vous êtes de Los Angeles ? il a demandé.
— Principalement.
— Vous croyez que les Dodgers vont gagner cette année ?
— Non.
— Vous aimez pas les Dodgers ?
— Non.
— Vous aimez qui ?
— Personne. J'aime pas le base-ball.
— Vous aimez quoi ?
— La boxe. La corrida. La philosophie de Jankélévitch.
— La corrida, c'est cruel.
— La philosophie de Jankélévitch aussi.
— Ah ?
— Ouais. Il dit que la mort est le seul événement biologique auquel le vivant ne s'adapte jamais.
— Merde alors ! Et quoi d'autre ?
— Il dit encore que la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d'être ; que l'existant, rendu soudain invisible comme par l'effet d'une prodigieuse occultation, s'abîme en un clin d'œil dans la trappe du non-être.
Il est resté un moment sans rien dire et a bu une gorgée de bière. Puis il a hurlé :
hé ! y a un mec qui dit que la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d'être ! il déteste le base-ball. il adore la corrida et il aime lire du jankélévitch.
Tout le monde m'a regardé. J'ai contemplé le bout de ma cigarette. Il y a eu un long silence. Puis la femme à la perruque rousse a dit :
— Si j'étais un homme, je lui ferais remonter la rue à coups de pompe dans le cul.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)