samedi 25 août 2018

Connaissance de Balthus et de Bazaine


Pour échapper à son vide intérieur, l'« homme de la Nature et de la Vérité » feint de se passionner pour les tableaux de peinture et se vante d'avoir connu Balthus, d'avoir connu Bazaine... « J'ai connu Balthus, j'ai connu Bazaine... », dit-il, et l'homme du nihil reste coi devant tant de sottise satisfaite d'elle-même. Se vante-t-il, lui, « d'avoir connu Koyré, d'avoir connu Kojève » 1 ?

1. Il les a pourtant connus, à l'École pratique des hautes études, dans les années 30.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Remplissage


Le surgissement fatal d'un projectile dans la cavité crânienne du suicidé philosophique signifie qu'un vide est rempli, qu'un défaut d'être est comblé par une forme d'être plus positive. Grâce à ce processus de « remplissage », le non-être acquiert, pour ainsi dire, un titre à l'existence.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Diagonale de Cantor


« Soit un cahier comportant autant de pages que l'on veut. On numérote chaque page, et sur chacune, on écrit un ensemble d'entiers (tous différents), en veillant à ne jamais écrire deux fois le même ensemble. On dit qu'un nombre N est ordinaire si l'ensemble écrit à la page N ne contient pas N ; dans le cas contraire, on dit que N est extraordinaire. Supposons que l'on ait écrit sur ce cahier tous les ensembles possibles. La question à laquelle doit répondre l'étant existant est : à quelle catégorie appartient l'entier sur la page duquel on a écrit l'ensemble des nombres ordinaires ? »

À l'aide de ce paradoxe, Cantor tente de prouver — sans y réussir, d'après son adversaire Kronecker — que le cardinal d'un ensemble est toujours strictement inférieur au cardinal de l'ensemble de ses parties, et qu'il existe une « infinité d'infinis ». Mais en 1884, incroyable coup de théâtre, Cantor est frappé de son premier accès de dépression ! Selon Joseph Dauben, cette crise n'aurait pas été causée par les attaques de Kronecker, mais par le fameux cahier en quoi le mathématicien avait fini par voir une allégorie du Rien !

Ô vanité ! ô néant ! « ô aueuglement estrange des hommes, gloriatur in malitia sua ! »


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

Jeune femme lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

Sauvé des flammes


« Faire », en définitive, c'est combattre la mort, non certes pour la différer ou pour aborder à travers elle un au-delà imaginaire, mais pour préserver de l'anéantissement final ce dont précisément l'extirpation l'empêchera d'être annihilé. En ce sens, le « Suisse » est ce « véritable butin que nous gagnons sur le vieux Chronos » pour reprendre les mots de W. Schulz-Bodmer.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Avoir été


Arrivé au soir de sa vie, Heidegger fait un douloureux retour sur lui-même. Il ne le sait que trop : « le Dasein ne peut se libérer de ce qu'il a été, il a son passé positivement en charge. La question qui taraude le Dasein, c'est d'être lui-même à partir de lui-même. N'est-ce pas là la définition même de l'existence ? Et cela, il ne le peut qu'à la condition d'assumer à chaque fois ce qu'il a déjà été : cet "avoir été" est partie intégrante de l'existence du Dasein venant à soi. » — Mais c'est dur, oh, c'est bien dur !

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Buis


De toute éternité, le buis a été l'emblème du suicidé philosophique. Cet arbuste dédaigné habite les lieux arides et les terrains ingrats, de même que le zélateur de la mort volontaire se contente du plus chétif domicile, le Rien. On voit les insectes s'attacher au buis, comme ils font aussi au champion de l'annihilation du Moi, trop blasé pour s'en garantir. Le suicidé philosophique endure patiemment les privations et se cramponne à l'idée du Rien. Semblablement, le buis brave les intempéries et s'attache fortement au mauvais sol où il est relégué. Son bois est serré et très noueux, par allusion à la vie rude du suicidé philosophique. Les idées noires qui pullulent dans la pachyméninge de celui-ci sont figurées par l'huile fétide qu'on retire du buis, et cetera, et cetera.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Mots


L'être est question de dire.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

Jeune fille lisant le Monocle du colonel Sponsz de Hermann von Trobben

Éternité


Tacite écrit dans la Germanie que le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants, viris meminisse. Cela vaut pour les êtres, et pour leurs œuvres. Tant qu'un suicide particulièrement réussi — exempli gratia, celui de l'écrivain dadaïste Jacques Rigaut — a le pouvoir de nous captiver, il est toujours parmi nous, ainsi que son créateur. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, un beau suicide est une victoire décisive contre la mort ; il est un fragment d'éternité.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Un dangereux rêveur


L'« ami de la sagesse » Emmanuel Levinas, profondément déçu par la philosophie occidentale qui, selon lui, n'avait jamais su penser l'Autre qu'à partir du Même (donc du Moi) et témoignait dans toutes ses œuvres de l'« insurmontable allergie » qu'inspire l'Autre en raison de ses mauvaises manières et de sa dilection pour les survêtements, décida — espérant ainsi se venger de Heidegger — de concevoir une « pensée » qui placerait l'Autre avant le Même. Il élabora un procédé assez rudimentaire qu'il baptisa l'Œuvre et qui consiste en un mouvement enveloppant du Même vers l'Autre, mouvement si généreux et gratuit qu'il va jusqu'à exiger l'ingratitude de son destinataire ! Hélas, Levinas mourut avant d'avoir vu son Œuvre se réaliser, ce qu'elle fit moins de deux décennies plus tard adornée du doux nom postmoderne de « vivre ensemble ».

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Mégère ou harpie ?


Au sujet de Peggy Alcazar, la tyrannique épouse du général, qui le réprimande publiquement lorsqu'il rentre en retard ou répand çà et là les cendres de son cigare, on ne sait si l'on doit parler de mégère ou de harpie. Voici ce que nous dit de ces deux créatures le zoologiste Coenraad Jacob Temminck 1 : « Pour la taille comme pour les dimensions, la mégère ressemble à la harpie, mais les tubes des narines sont moins proéminents que chez cette dernière ; celle-ci a une queue assez longue et libre, tandis que la mégère manque de tout vestige de queue. »

Pour en revenir à la très acariâtre Peggy, le mieux est sans doute de l'appeler simplement une virago. En tout état de cause, son mufle d'hippopotame et ses manières de gendarme sont à vous dégoûter à tout jamais du prétendu « beau sexe ». Par quelle perversion de l'esprit le général peut-il appeler un tel monstre « ma colombe » ?

On dirait que Hergé a créé Peggy Alcazar pour illustrer la thèse de Weininger : l'homme est le Tout, la femme le Néant ; l'homme incarne le spirituel, la femme le matériel dans son expression la plus mortifère et dégradante. Et pour couronner le tout, elle est « sous le joug du phallus » !


1. Dans ses Monographies de mammologie, Dufour & d'Ocagne, Paris, Leyde, 1827-41.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Un héros beckettien


Excessivement craintif, le « Suisse » tire de son inquiétude même le courage d'exister. Il s'enferme sur soi, dans la pénombre du « boyau culier », loin du bruit des villes, dans une solitude farouche peut-être un peu glacée, tout à sa tristesse, celle d'une conscience sensible, affrontée au scandale du mal, à l'incohérence, à l'absurde.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune fille lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier