mardi 12 juin 2018

À la conquête du globe


La rusticité de l'homme du nihil ainsi que sa foncière discrétion font qu'il est facilement transporté par mégarde, soit à l'état de larve, soit dissimulé dans les plis de la réalité empirique où il se réfugie pour fuir le pénible vulgum pecus.
Voyager ainsi « en loucedé » lui permet de conquérir de nouveaux habitats et de répandre partout, tel un moderne Hégésias, sa dangereuse doctrine.


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Le Coup-de-Vague (Georges Simenon)


Il n'avait pas le moindre pressentiment. Si, au moment où il se levait et regardait par la fenêtre le ciel encore barbouillé de nuit, on lui avait annoncé qu'un événement capital marquerait pour lui cette journée, il n'aurait sans doute pas haussé les épaules, car il était volontiers crédule. Peut-être aurait-il pensé, en fixant le plancher de ses yeux gonflés de sommeil:
— Sûrement un accident de motocyclette !
Il avait une nouvelle machine de huit chevaux, entièrement nickelée, qu'il ne cessait de faire pétarader le long des routes.


Si ce n'était un accident de moto, qu'est-ce qu'il pouvait advenir ? Un incendie au Coup de Vague ? Cela toucherait davantage ses deux tantes que lui et on aurait tôt fait de rebâtir une nouvelle ferme.


Peut-être Jean aurait-il pensé à une chose cependant, qui le tracassait parfois, au moment de s'endormir. Leur meilleur client, pour les moules, était l'Algérie, où ils expédiaient de pleins wagons. Les moules étaient acheminées par Port-Vendres et avaient le temps, depuis La Rochelle, de perdre de leur poids. Alors, on les faisait tremper deux ou trois jours en Méditerranée pour les remplir d'eau.


Recevrait-on de mauvaises nouvelles d'Algérie ? Apprendrait-on que les moules avaient fait des victimes ?


En réalité, Jean ne pensait à rien de tout cela, pour la bonne raison que rien ne l'avertissait d'un événement quelconque. Comme d'habitude, il avait ouvert les yeux cinq minutes avant la sonnerie du réveille-matin et il avait paresseusement enfilé un vieux pantalon, deux tricots de laine, passé les doigts dans ses cheveux et rincé sa bouche avec un peu d'eau.


C'était rituel, y compris le pas furtif de tante Hortense dans l'escalier et le « plouf » du réchaud à gaz qu'elle allumait pour réchauffer un peu de café. Jean ne devait pas encore descendre car sa tante, pour ne pas perdre de temps, gagnait la cuisine en tenue de lit, rentrait chez elle en courant et s'habillait sommairement.


Un événement capital ? Un lot à la Loterie nationale, peut-être ? Ou bien le gros lot par excellence : la mort, avec son terrible cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria Lin.) ? L'ontologue Martin Heidegger ne soutenait-il pas que la mort, loin d'être un événement banal, constitue « notre ultime possibilité, le noyau même de notre être » ? Toutefois, depuis longtemps, Jean avait remarqué que dans Sein und Zeit, l'apparition du problème de la mort s'expliquait uniquement par la nécessité méthodologique d'élaborer un concept de totalité qui soit adéquat à l'être du Dasein. Même si le concept de totalité surgit de manière explicite justement avec l'introduction du problème de la mort, il traverse en fait toute la construction de l'ontologie fondamentale. Et c'est un moment de cette totalité structurelle et ontologique, l'être-en-avant-de-soi (Sich-vorweg-sein), qui rend délicate la conception d'une autre totalité, existentielle celle-là.


Plus il y pensait, plus Jean en était convaincu : par l'approche du phénomène de la mort, Heidegger avait tenté de résoudre précisément cette contradiction entre la version existentiale du concept de totalité (le souci) et sa version existentielle (être entre naissance et mort). L'ontologue wurtembourgeois était décidément un « féroce lapin » !

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Nuisibles


Dans son ouvrage intitulé Les hylophtires et leurs ennemis, le docteur Ratzeburg divise les philosophes en trois classes : les très nuisibles, les distinctement nuisibles, et les indistinctement nuisibles. « Les très nuisibles, dit-il, font périr et estropient une grande foule d'esprits en y injectant leurs doctrines pernicieuses pleines de concepts très venimeux. Les distinctement nuisibles tuent et rabougrissent bien aussi çà et là quelques esprits, mais, pour l'ordinaire, ils ne font que les arrêter d'une manière évidente dans leur croissance. Enfin les indistinctement nuisibles sont, ou trop rares pour pouvoir positivement nuire, ou bien, lorsqu'ils sont nombreux — cas, par exemple, des empiristes logiques —, ils ne corrompent que superficiellement la pachyméninge de ceux qui reçoivent leur doctrine. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Cruche


Le monde des objets est-il le nôtre ? Un objet reste-t-il un objet quand il n'y a personne pour le percevoir, ou se transforme-t-il subito presto en une « gélatine d'entourloupette » ? Ce mannequin que je vois dans une vitrine, est-ce un homme en chair et en os ou un personnage en bois ? Autant de questions qui angoissent Heidegger (comme avant lui Husserl).

L'ousiologie logiciste prétend qu'une chose, a thing, une res ou substance est « ce qui existe en et pour soi » (in se et per se) ; une chose est ce qui est identique à soi-même ; elle est exactement ce qu'elle est, pas plus, pas moins. Cependant, ce que le retour à l'expérience perceptive peut nous enseigner — et Heidegger reste un phénoménologue dans l'âme —, c'est l'impossibilité d'une chose absolue, une chose qui serait exactement ce qu'elle est, tout à fait autre que tout ce qu'elle n'est pas, c'est-à-dire pure coïncidence avec elle-même, pure identité. L'objet « complet », l'objet transparent, Heidegger l'affirme, est une illusion de la pensée rationaliste. Une chose n'est déterminée que par ses relations internes à un horizon indéterminé.

Pour Heidegger, le parangon de la chose est la cruche — et, séducteur chevronné, il sait de quoi il parle. La cruche, dit-il, est pour l'entendement commun une chose, qui comme « contenant » se tient en elle-même. En considérant sa production par les mains du potier travaillant l'argile, nous ne quittons pas l'objectivation de l'objet et nous ne trouvons pas le chemin de la « choséité » de la chose. Ce qui est propre à la manière d'être de la cruche n'est jamais fabriqué par la production. « Non, mes amis, ce qui fait de la cruche une chose ne réside aucunement dans la matière (ici dans les parois) mais dans l'apparition du "vide qui contient". Ce qui fait de la cruche une cruche déploie son être dans le versement de ce qu'on offre, dans le don de boisson, vin ou eau. ».

Problème de cohabitation avec une belle-mère envahissante ? Sentiment de culpabilité lié à son statut d'être-en-faute ? Besoin compulsif de « faire le zouave » ? Peut-on jamais savoir avec certitude ce qui pousse un homme à disserter sur la cruche ?

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Une absurde prophétie


Dans l'Apocalypse, Jean cherche à effrayer les candidats au suicide philosophique : « En ces temps-là, dit-il, les hommes chercheront la mort et ils ne la trouveront pas ; ils désireront mourir et la mort fuira loin d'eux. » 

Mais il est vrai que Jean ne pouvait pas prévoir l'invention du taupicide !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Grand Œuvre


L'idée du Rien n'est pas, à la vérité, appropriée aux ouvrages du quotidien, mais elle l'emporte sur le stoïcisme, le nominalisme, l'idéalisme allemand, le positivisme, la phénoménologie, l'empirisme logique, et toutes les autres doctrines philosophiques lorsqu'il s'agit de réaliser l'ouvrage par excellence, l'homicide de soi-même.

Par rapport au peuplier, à l'orme gras, à l'ypréau, au tremble, et autres espèces de bois feuillus, elle a aussi l'avantage de ne pas se déjeter, et de se conserver sous l'eau.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Frustration


Être un homme corrosif, exécrer le monstre bipède, vomir la réalité empirique, et ne rien brûler, ne rien décapiter, ne rien exterminer !

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Concombre d'âne


Les Canaques de Polynésie croient — et l'homme du nihil n'est pas loin de leur donner raison — que la vie est une courge amère. Ils se la représentent sous la forme d'une plante dont les tiges sont couchées sur la terre, rampantes, très branchues, épaisses et chargées d'aspérités qui les rendent rudes et piquantes au toucher. Ils lui donnent aussi le nom, qui lui va comme un gant, de concombre d'âne.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Plumes (Raymond Carver)


Un copain de travail, Bud, nous a invités à dîner, Fran et moi. Je ne connaissais pas sa femme et il ne connaissait pas la mienne. Comme ça, on était à égalité. Je savais qu'il y avait un bébé, chez Bud. Il devait avoir dans les huit mois à l'époque de l'invitation. Ce qu'ils avaient passé vite, ces huit mois ! Et ce que le temps a passé vite, depuis, nom de Dieu ! Mais comme l'a dit Jankélévitch, si le temps s'oppose irréductiblement à la rétrogradation, il ouvre une carrière infinie à la liberté. L'homme peut s'ouvrir à l'idée du futur et confirmer ce que le temps affirme : il s'agit d'apprendre le consentement à l'irréversible temporalité avec ses irréparables et ses irrévocables, contre toute nostalgie décevante et démissionnaire. Jankélévitch démontre en fin de compte que l'irréversible n'admet qu'un seul remède : le consentement joyeux de l'homme à l'avenir.
Mais ça nous paraissait un peu prétentieux, à Fran et à moi, alors à la place, on a décidé d'apporter un pain maison.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)