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mardi 21 août 2018

Bonheur de soldat (Tobias Wolff)


Le vendredi, Hooper fut désigné chauffeur de garde pour la troisième fois de la semaine. Il avait récemment été à nouveau dégradé, cette fois de caporal à première classe, et le sergent-chef avait décidé d'occuper ses nuits afin qu'il n'ait pas le loisir de ruminer. C'est ce qu'il lui avait dit quand Hooper était venu se plaindre à la salle de rapport.
« C'est pour ton bien, dit le sergent-chef. Mais je ne m'attendais pas à ce que tu me remercies. » Il se carra dans son fauteuil. « Hooper, j'ai développé une théorie de la connaissance, dit-il. Ça t'intéresse ?
— Vas-y, je t'écoute, Top », dit Hooper.
Le sergent-chef posa ses bottes sur le bureau et son regard alla se perdre par la fenêtre qui était sur sa gauche.
« Selon moi, toute connaissance est une reconnaissance fondée sur une comparaison entre des représentations intuitives ou des représentations conceptuelles. Ma théorie a ainsi pour objectif d'expliquer le maximum de phénomènes avec le minimum de principes : elle détermine la coordination univoque entre le système des jugements et le système des faits que constitue la réalité et qu'étudie la physique. Qu'est-ce que tu en dis ?

— Ma foi, fit Hooper, il me semble que ta théorie rassemble et confronte plusieurs héritages : celui, bien connu et revendiqué par le Cercle de Vienne, d'un empirisme vérificationniste qui irait de Hume à Mach et Russell, voire Wittgenstein, et celui, moins connu mais aussi important, d'un kantisme qui irait de Kant à, par exemple, Helmholtz, Husserl, Cassirer et, surtout, Einstein.
— Petit salopiot ! aboya le sergent-chef. Qu'est-ce que tu me parles de Kant ? Tu ne vois pas que je refuse le synthétisme a priori ?
— Désolé, fit Hooper. J'ai sûrement été victime d'un horrible malentendu. »


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 31 juillet 2018

Empirisme logique


« L..., âgé de 55 ans, saltimbanque et marchand de cigare, entre à Bicêtre le 15 mai 1860.

Cet homme se livre depuis longtemps à des excès de vin et d'eau-de-vie, et chaque fois qu'il a bu plus que de coutume, il offre un tremblement des mains très caractérisé. Condamné à un mois de prison, il se trouve à peine en liberté qu'il s'abandonne à de nouveaux excès : bientôt, agitation maniaque, hallucinations de la vue, panophobie ; il voit des voleurs qui courent après lui, des assassins qui le menacent, et commet des extravagances.

Puis au bout de quatre jours, son délire se transforme ; il soutient que la réalité n'est rien qui se conçoive seulement "phénoménalement" ou comme le corrélat d'une intuition. Elle n'a, d'après lui, aucun caractère spécifique d'immanence à la conscience, mais constitue une forme d'en soi qui englobe autant les vécus psychiques que les choses et les relations entre choses. Il dit que "l'ordre des contenus de conscience dans l'espace et dans le temps est en même temps le moyen par lequel nous apprenons à déterminer l'ordre transcendant des choses qui se trouvent au-delà de la conscience" ; et que "cette mise en ordre est le pas essentiel qui conduit à la connaissance de ces choses".

Vers la fin de 1860, le délire philosophique diminue progressivement : le malade passe à la ferme Sainte-Anne où il travaille en plein air ; il est doux, facile à conduire, raisonnant assez bien ; conservant toute la netteté de sa parole, mais un peu indifférent et apathique. Dans le courant de janvier 1861, les hallucinations disparaissent, il n'existe plus aucune trace d'idées relatives à la théorie de la connaissance. Le malade sourit lorsqu'on les lui rappelle et les attribue au trouble de son esprit ; il affirme qu'il est guérit, promet d'être plus sobre à l'avenir, et réclame instamment sa sortie, qui lui est accordée le 28 février. » (Jules Baillarger, Des symptômes de la paralysie générale et des rapports de cette maladie avec la folie, Paris, Delahaye, 1869)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

mardi 29 mai 2018

Les fiançailles de Monsieur Hire (Georges Simenon)


La concierge toussota avant de frapper, articula en regardant le catalogue de La Belle Jardinière qu'elle tenait à la main :
— C'est une lettre pour vous, monsieur Hire.
Et elle serra son châle sur sa poitrine. On bougea derrière la porte brune. C'était tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt des pas, tantôt un froissement mou de tissu ou un heurt de faïences, et les yeux gris de la concierge semblaient, à travers le panneau, suivre à la piste le bruit invisible. Celui-ci se rapprocha enfin. La clef tourna. Un rectangle de lumière apparut, une tapisserie à fleurs jaunes, le marbre d'un lavabo. Un homme tendit la main, mais la concierge ne le vit pas, ou le vit mal, en tout cas, n'y prit garde parce que son regard fureteur s'était accroché à un autre objet : une serviette imbibée de sang dont le rouge sombre tranchait sur le froid du marbre.
Le battant de la porte la refoulait doucement. La clef tourna encore et la concierge descendit les quatre étages en s'arrêtant de temps en temps pour réfléchir. Ce qu'elle avait vu ne se concevait pas phénoménalement ni comme le corrélat d'une intuition. Cela n'avait aucun caractère spécifique d'immanence à la conscience mais constituait plutôt une forme d'en soi. Or, comme Moritz Schlick, elle était convaincue que l'ordre des contenus de conscience dans l'espace et dans le temps est le moyen par lequel nous apprenons à déterminer l'ordre transcendant des choses qui se trouvent au-delà de la conscience.
Elle hésitait, cependant. Ce caractère non-intuitif de la réalité empirique, était-ce une raison suffisante pour appeler la police? 


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)