mercredi 27 juin 2018

Interlude

Jeune femme lisant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Force


Par des trépidations désespérées, le constipé s'efforce de résoudre le problème que pose le concept mystérieux de « force » dans la physique newtonienne. Il n'essaie pas de répondre directement à la question « Qu'est-ce qu'une force ? », mais rêve d'atteindre son but sans faire appel à la notion de « force » en tant que concept fondamental.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Diététique du suicidé


Selon Aulu-Gelle, le candidat au suicide, avant de commettre son geste fatal, doit se préserver de toute lourdeur d'estomac et donc éviter absolument : le paon de l'île de Samos, le faisan de Phrygie, la grue de l'île de Mélos, le chevreau d'Ambracie, le thon de Chalcédoine, la murène de Tartèse, la morue de Pessinunte, l'huître de Tarente, le pétoncle de Chio, l'esturgeon de l'île de Rhodes et le poisson de Cilicie ; la noix grecque, le fruit des palmiers d'Égypte, et l'aveline d'Ibérie. (Nuits attiques, Livre VII, Chapitre XVI).

(Marcel banquine, Exercices de lypémanie)

Spinozisme exacerbé


« Un homme est soupçonné d'avoir tenté de tuer sa femme, à Valensole. Un geste qui aurait été prémédité. Il a été placé en garde à vue hier matin pour "tentative d'assassinat", garde à vue qui a été prolongée hier soir.

Alors qu'elle circulait en voiture, sa femme a remarqué un comportement inhabituel de son véhicule. Elle est aussitôt allée chez un garagiste, et celui-ci a découvert que les durites de frein de son automobile avaient été sectionnées. Elle s'est alors rendue à la gendarmerie pour déposer plainte. La procédure a entraîné une ouverture d'enquête par le parquet de Digne-les-Bains, menée par la brigade territoriale autonome de Manosque et la brigade de recherches de Forcalquier.

Les soupçons se sont rapidement tournés vers le conjoint de la plaignante, un homme qui a déjà eu affaire à la justice pour des faits d'exhibitionnisme spinozien (vêtu d'un imperméable et de bas de pantalon, il opposait à la conception transcendante du divin une philosophie matérialiste de l'immanence).


Selon nos informations, le suspect se défend bec et ongles et aurait déclaré aux enquêteurs que son épouse était une "carogne" qui avait "aussi peu à voir avec un être humain, que la constellation du Chien avec le chien, animal aboyant".

Sa garde à vue devrait être levée aujourd'hui. Il sera vraisemblablement déféré aussitôt devant le pôle criminel d'Aix-en-Provence. » (Le Dauphiné, 27 janvier 2018)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Interlude

      Jeune fille lisant la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

Répétitions angoissantes


Quoique bon élève, Heidegger n'aime pas aller à l'école. Chaque matin, devant son bol de cacao et sa tartine beurrée, il a la boule au ventre ou, comme il dit, « la barre » (ich habe die Bar).

Difficile de ne pas voir dans ces spasmes quotidiens comme des prémices des « répétitions angoissantes » analysées dans Sein und Zeit, à partir desquelles le Dasein s'ouvre à son être-vers-la-mort.

Heidegger apprendra plus tard qu'à peu près au même âge, Albert Einstein souffrait du même genre d'angoisse — mais devant un bol de ricoré.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Angoisse bifrons


Au dire de Karl Jaspers, « l'état de mort, qui consiste à ne plus être, et l'action de mourir, qui cesse avec la mort, provoquent chez le Dasein deux angoisses bien différentes » — et cela paraît indéniable. 

Pour contenir ou apaiser la seconde, le suicidé philosophique chevronné privilégie les méthodes qui expédient promptement et il évite, s'il le peut, de se jeter du viaduc de Garabit (qui culmine à 122 mètres au-dessus des gorges de la Truyère durée de la chute : 5 secondes en négligeant les forces de frottement dues à l'atmosphère). Mais quant à la première, comme le note fort justement Jaspers, « aucun artifice technique ne peut en délivrer l'étant existant, seule la philosophie le peut »

Et en particulier la philosophie nihilique, est-on tenté d'ajouter. Car peut-on imaginer patrie plus accueillante, plus propre à réjouir le cœur de l'homme que le Rien ?


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Un inadapté


Comment se faire à la finitude du Dasein ? L'écrivain uruguayen Horacio Quiroga ne s'y fit jamais. Atteint d'un dégoût prononcé de la vie, il met fin à ses jours en 1937 dans un hôpital de Buenos Aires, en avalant une pilule de cyanure.

Dans son Journal d'un cénobite mondain, Gragerfis le dépeint comme « un dandy tourmenté, irrésistiblement attiré, comme ses personnages qui lui ressemblent tant, par la dangereuse beauté de cette grande forêt tropicale : le Rien ».


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)