mercredi 22 août 2018

Quelle mère ! (Charles Bukowski)


La mère d'Eddie avait des dents de cheval, moi aussi, et je me rappelle qu'un jour on a monté ensemble la colline pour aller faire les courses et qu'elle m'a dit : « Henry, on a tous les deux besoin d'un appareil pour nos dents. On est horribles ! » J'ai grimpé la pente avec elle, tout fier. Elle portait une robe imprimée jaune, étroite, à fleurs, elle avait des chaussures à hauts talons, elle se tortillait, et ses talons faisaient clic, clic, clic sur le ciment. Je me disais : je marche à côté de la mère d'Eddie, elle marche à côté de moi et on monte la colline ensemble. Je commençais à être bigrement excité et la bosse dans mon calcif allait bientôt devenir gênante. Pour me calmer, je cherchai à me remémorer ce que Spinoza avait dit de la conscience. Pour lui, la conscience est une propriété qu'a l'idée de se dédoubler à l'infini. Toute idée représentant quelque chose qui existe dans un attribut, est elle-même quelque chose qui existe dans l'attribut pensé, comme forme ou réalité formelle de l'idée. À ce titre, elle est l'objet d'une autre idée qui la représente. De ce fait, la conscience n'est pas réflexion de l'esprit sur l'idée, mais réflexion de l'idée dans l'esprit, toujours seconde par rapport à l'idée dont elle est conscience. Je suis entré dans le magasin prendre du pain pour mes parents et elle a fait ses achats. La bosse était toujours là. La mère d'Eddie avait un cul contre lequel même Spinoza ne pouvait rien !

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Un condiment indispensable


L'action stimulante de l'idée du Rien sur la pachyméninge se reflète sur tous les organes, sur tout le corps. Des seigneurs russes, ayant voulu bannir le plus utile des condiments, le Rien, de la nourriture spirituelle de leurs serviteurs, ceux-ci tombèrent dans un grand état de faiblesse et de langueur, avec pâleur de la peau et apparition de vers nombreux dans les intestins.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Beau parler


Quant à savoir si l'on doit préférer « Qu'est-ce que la vie est sinistre ! » à « Ce que la vie est sinistre ! » ou bien le contraire, Le Bidois affirme que ce que serait la forme abrégée de qu'est-ce que. Mais il est difficile de souscrire à cette assertion, car il est établi que ce que la vie est sinistre ! est antérieur à qu'est-ce que la vie est sinistre ! Il appert en revanche que ces deux outils grammaticaux ont suivi le même destin : leur valeur de pronom s'est oblitérée, et ils ont acquis valeur d'adverbe.
Dans cette affaire, en vérité, une seule chose est certaine : la vie est sinistre.


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Jeune fille lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Acte


L'homicide de soi-même, qu'on ne saurait qualifier d'acte de dialogue au sens de Bunt, n'en demeure pas moins un acte au sens de Savage.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Misanthropie


Au début des années cinquante, le pessimisme et la misanthropie de Heidegger progressent « à grands pas, pétulants ». Il estime que « nous n'avons plus besoin de bombe atomique, le déracinement de l'homme est déjà là ». Il soupçonne par ailleurs Elfriede d'entretenir une liaison avec un garagiste de La Bourboule (où elle fait des cures étrangement fréquentes).

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Saignée de pied


L'homme du nihil, accablé par l'odiosité de ses congénères, par les sinistres manigances de son Moi et par « les réalités bétonnées de l'objet » — autrement dit par la résistance des choses —, a bien du mal à se garder de l'impression que le réel lui en veut personnellement. Cette conception délirante lui fait prendre l'existence en dégoût, jusqu'au jour où un habile praticien lui pratique une saignée de pied ; du jour au lendemain, les idées tristes s'évanouissent et il annonce lui-même d'un air souriant qu'il est guéri. C'est ajoute-t-il, comme un si un bandeau lui était tombé de dessus les yeux. — Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de l'existence !

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Dégoût du monde


Dans L'Oreille cassée, Ridgewell est un explorateur qui a fui la civilisation. Pourquoi a-t-il choisi de partager la vie des primitifs Arumbayas qui vivent au cœur de la jungle amazonienne dans des cases en pisé ? Pour échapper à un Moi qu'il trouve ignoble ? Pour, moderne disciple de Rousseau, fraterniser avec les « bons sauvages » et, en adoptant leurs mœurs, retrouver une virginité perdue ? Mais alors, pourquoi leur apprendre les rudiments du golf ?

Ce qui est clair, c'est que Ridgewell porte en lui le dégoût du monde moderne vautré dans des environnements urbains constellés d'enseignes, de la volupté laquée des carrosseries et du louche anonymat de bureaux luxueux et fonctionnels. Comme le suicidé philosophique, il croit aux vertus du silence.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Interlude

Jeune femme lisant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Boussoles


Pour vivre, je me réfère incessamment à l'épopée de Gilgamesh, au Bardo Thödol, aux écrits de Marsile Ficin.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Ustensiles


Selon Heidegger, le Dasein est confronté, dès le début de son périple dans le « désert de Gobi de l'existence », à la nécessité de comprendre le monde. Et la première donnée tangible pour l'homme est la maniabilité (Zuhandenheit) des ustensiles qu'il rencontre en furetant à droite et à gauche.

Ce moment existentiel, où le Dasein doit par exemple apprendre à se servir d'un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe en prévision du moment où il voudra « faire ses adieux au music-hall » (Abschied von der Musikhalle), Heidegger le nomme judicieusement la « chute » (Verfall). En effet, pour le Dasein, c'est bien une chute, et non seulement dans la quotidienneté, mais dans l'épouvantable matérialité du monde !


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Théorème de Herbrand


Le théorème de Herbrand établit un lien entre la logique du premier ordre et la logique propositionnelle — qui peut être vue, selon l'homme du nihil, comme la logique d'ordre zéro.

La validité (ou prouvabilité) d'une formule du premier ordre se ramène à la validité (ou prouvabilité) d'un ensemble fini de formules propositionnelles.
Alors qu'il est possible de déterminer si une formule propositionnelle — par exemple la formule de Pascal « le Moi est haïssable » — est démontrable ou pas, on sait, depuis les travaux de Gödel, Tarski, Church, Turing et tutti quanti, que la même question pour les formules du premier ordre est indécidable. Le théorème de Herbrand montre qu'elle est cependant semi-décidable : il existe une procédure qui résout partiellement la question en répondant « non » à tout coup.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)